Nathalie se dresse, retirant ses bras au fur et à mesure. Son regard enveloppe l’homme agenouillé, précédant de quelques instants le contact physique. Elle se baisse jusqu’à ce que les bouts de ses seins affleurent le dos de Stefan. Une vague de chaleur annonce le corps qui s’allonge, et Stefan, les bras tremblants posés sur le rebord de la baignoire, supporte à peine ce poids supplémentaire, dont il accueille pourtant avidement la peau gluante et les boules durcies des tétons qui s’écrasent entre les corps qui cherchent à s’unir.
Allongée, les yeux fermés, Nathalie cache son visage dans la nuque de Stefan, respirant l’odeur mâle qui s’en dégage, attisant par son souffle la chaleur qui monte de la peau couverte de sueur. Ouvrant les yeux pour se repaître de leur nudité, elle aperçoit, tout près, les muscles tendus des bras. Leur tremblement annonce une force presque épuisée, et les bosses durcies menacent de faire éclater la peau. Des envies sadiques naissent à la vue de ce spectacle, et Nathalie pose ses mains sur les fibres agonisantes où ses désirs se vautrent dans la force décuplée du désir qui essaie désespérément de faire durer le martyre.
Sentant sa proie près de succomber, elle glisse un doigt entre ses cuisses gluantes pour y ramasser le liqueur de sa volupté. Pénétrée par elle-même, elle pousse un soupir qui arrive jusqu’aux oreilles de Stefan qui ne peut pourtant savoir quelle est l’origine de cette excitation supplémentaire. Une main se colle contre sa bouche, des doigts passent sous son nez et se glissent entre ses lèvres. L’arôme qui se répand dans sa bouche et dans ses narines fait éclater quelque chose derrière les parois de son crâne, et il se redresse, avec un effort surhumain, pour éviter de crouler et de cogner sa tête contre la baignoire.
Pendant quelques instants, il n’y a plus rien sauf la douleur et le souvenir d’un éclair au milieu de la nuit. Puis, la douleur est accentuée par la chaleur d’un corps collé contre le sien, et il entend la voix de Nathalie murmurer :
« L’eau est bonne, mon ange. On va se baigner ? »
Stefan ne réagit pas tout de suite, et Nathalie s’agenouille, couvrant l’échine de baisers. En descendant, elle ramasse le goût salé de la sueur qui couvre le dos de Stefan. Arrivée en bas, les genoux posés sur le sol carrelé de la salle de bain, elle repose son front pendant quelques instants sur la croupe vibrante avant de se redresser. Pour couvrir son trouble, né d’un trop plein de tendresse, elle lui tape les fesses et dit, en riant :
« Vite maintenant, je commence à cailler ! »
Stefan doit attendre quelques instant avant que ses muscles en détresse ne lui permettent de bouger. Tout doucement, il monte dans la baignoire, les jambes tremblantes, en s’appuyant contre le mur pour ne pas glisser. La chaleur qui recouvre ses pieds et ses mollets fait monter une vague de bien-être et de soulagement. Doucement, il se met sur les genoux et trempe son corps dans l’eau brûlante. Ses muscles, dans un premier réflexe, se tendent. Mais presque aussitôt, s’abandonnant aux caresses berçantes du liquide, il finit par se détendre et par faire confiance à ses étreintes torrides.
Nathalie s’assoit derrière lui. Elle se tient droite, les jambes repliées, pour éviter de toucher la paroi où le froid a cherché un dernier refuge. Elle attend d’être toute pénétrée de chaleur avant de s’incliner en arrière, doucement, tout doucement. Le contact de l’émail la fait tressaillir, et les sursauts de son corps font déborder l’eau de la baignoire remplie à ras bords. Elle ne sait retenir quelques petits cris qui font écho à l’eau qui éclabousse le sol. Gonflée d’énergie, elle réussit à faire reculer le froid, et les tressaillements finissent par se calmer. Puis, se redressant légèrement, elle lève la jambe droite et la pose sur l’épaule de Stefan. La même procédure accomplie pour celle de gauche, elle s’attarde dans cette position, les jambes en l’air, écartées, s’enivrant à l’idée de son corps exposé, ouvert, indécent, invitant à être pénétré et rempli. L’appel du liquide chaud est pourtant plus fort, et Nathalie permet à ses jambes de glisser le long des épaules et des bras de Stefan pour finalement plonger dans la chaleur liquéfiée. Ses cuisses, croisées devant son amant, finissent par l’emprisonner entre des entraves vivantes. Elle fait jouer ses muscles, et replie ses jambes pour le tirer vers elle. Le fond glissant de la baignoire et le peu de résistance que Stefan oppose à une telle manœuvre lui facilitent la tâche, et elle sent bientôt ses fesses se cogner contre son bas-ventre submergé. Nathalie se penche en arrière, tirant Stefan avec elle, sa tête posée entre ses seins. Ils se taisent tous les deux, et le clapotement de l’eau accompagne seul leur rapprochement intime. Ils reposent dans la chaude animalité de leurs corps, et Nathalie, abritée sous celui de Stefan, à moitié assoupie, se laisse aller au plaisir de voir cesser toute réflexion consciente. Tout son être, pendant ces instant-là, se borne à l’effort de soulever Stefan rien que par les souffles qu’elle tire à traits profonds et réguliers. Les yeux fermés, elle se laisse envelopper de partout par la chaleur aquatique.
Au milieu de la chaleur qui l’endort, elle est consciente du poids sur son ventre. D’un fardeau qu’elle est en train de bercer, au rythme de sa respiration, sur son ventre de femme qui a donné naissance. Elle se revoit enceinte, avec la petite boule qu’elle pouvait voir saillir sur sa silhouette quand elle se mettait devant un miroir, et où s’accumulait la graisse qui la rendait si douce au toucher. De nouveau, elle se sent vulnérable. Rien ne protège cette partie de son corps, aucun os ne la met à l’abri des coups. Et pourtant, elle y a abrité sa fille, une vie qui croissait en elle, protégée et nourrie, confiante. Au bout de neuf mois, cette vie-là est partie. Une première séparation, dont la douleur aiguë fut provisoirement effacée par celle des contractions. Une première cicatrice sur le corps de son enfant aussi, la marque de son appartenance au genre humain. Posée au milieu de son ventre, stigmate de cette déchirure, la plaie originelle, le grain de la solitude. Une source tarie qu’elle arbore en plein milieu de son corps, signe de la fertilité et de la sécheresse en même temps. L’autre nuit, Stefan y avait plongé sa langue et elle se souvient de la douceur satinée qu’elle avait cru sentir descendre jusque sur ses entrailles. Un peu de liquide pour mouiller la poussière des années.
Nathalie respire profondément, régulièrement. La cicatrise symbolise la route barrée, l’impossibilité de rester en communion. Mais, en tant que femme, elle reste toujours ouverte sur le monde. Dans un mouvement tout naturel, elle descend plus bas, vers les profondeurs de son être physique. Elle essaie les muscles de son vagin en alternant des contractions avec des dilatations. Au bout de quelques minutes, elle réussit à produire un mouvement fluide. Tout en elle en ce moment est tourné vers le plaisir de la vie. À celui de la recevoir, de se laisser labourer et ensemencer, de la donner ainsi qu’à celui de l’abriter. La voix de Stefan la ressuscite pendant quelques instants, la faisant émerger de sa rêverie, souriante, remplie de volupté, mouillée :
« Je ne suis pas trop lourd, mon amour ?
– Mais non. J’adore te sentir sur moi.
– Tu te rends compte ? Dehors, il fait noir et froid, et ici, on est tellement bien…
– Il fait noir ici aussi, mon amour. J’ai les yeux fermés… Mais c’est pour mieux me préparer à toi.
– Après ce que tu viens de me faire tout à l’heure, plus besoin de me préparer. Il faudra penser à me calmer plutôt.
– On se calme alors. On a toute la nuit, et il n’est pas si tard que ça.
– Je pense à la merveilleuse journée que j’ai passée avec toi. C’était un pur rêve.
– On n’en vivra pas beaucoup, tu te rends compte de cela, Stefan ?
– Sans doute… mais je vais faire des efforts pour en vivre autant que possible avec toi.
– Je sais. »
Son murmure, à peine audible, cesse pour être remplacé par le son d’une respiration régulière qui avale les derniers mots. La torpeur émanant de l’eau chaude vient de reprendre possession de Nathalie et la rappelle vers ses rêveries. Elle se dédouble. Une partie d’elle plane juste au-dessous du plafond, et en même temps qu’elle se sent entourée et bercée par l’eau, elle se voit étendue dans la baignoire. Elle regarde son corps, dont seules les extrémités sont visibles. Ses genoux et ses pieds sortent de la mousse, sa tête repose sur le bord de la baignoire, sur l’espèce de coussin que forment ses cheveux ramassés en chignon. Ses yeux sont fermés et seules ses paupières tressaillent de temps en temps, comme dans un sommeil profond hanté par des rêves frôlant dangereusement la réalité. Pendant qu’elle se contemple, spectatrice désintéressée, son corps est engagé dans une lutte d’avance perdue. Peu à peu, il se dissout sous l’action réunie de la chaleur de l’eau et de la volupté que l’homme couché sur son ventre vient d’allumer en elle. Sa peau devient perméable, les limites entre elle et le monde s’effacent progressivement et des rayons de lumière la transpercent, passant à travers son corps changé en nébuleuse. Elle s’ouvre, la solidité de son corps est abolie et elle voit doucement descendre celui de Stefan pour occuper la place qu’elle tenait, il y a quelques instants encore. Elle se réveille en sursaut.
« Je t’ai fait mal, Nathalie ?
– Non, non, pas du tout. Mais j’ai fait un drôle de rêve… Je me suis dissolue dans l’eau. Et en même temps, j’étais si bien dans cette eau chaude, avec toi dessus pour m’abriter. J’aurais aimé voir la suite.
– Dis donc. Imagine un peu… tu prends un petit somme, et au moment de vouloir ouvrir les yeux, tu es partie. Mais ça ne va pas. »
Stefan tourne sa tête pour essayer de regarder Nathalie dans les yeux, ce qui, étant donné leurs positions respectives, s’avère impossible. À la place, il caresse ses cuisses, comme pour vouloir s’assurer de leur présence bien tangible. Chaque fois qu’il entend Nathalie évoquer rien que l’idée de départ ou de séparation, une peur vague, indistincte, mais d’autant plus sournoise, l’assaille.
« Tu es fatiguée ?
– Non, pas vraiment. Seulement très bien et très détendue. Mais je crois qu’il faut se bouger un peu, parce que… tu sais quoi ?
– Dis-moi, mon âme.
– J’ai envie de te faire l’amour – tendrement, royalement, sauvagement, doucement, farouchement… J’ai si envie de toi que je n’ai pas envie du tout de m’endormir, même si c’est très agréable avec toi dessus, à moitié portée par l’eau. »
Stefan se promet de mourir avec l’écho de cette phrase-là dans ses oreilles et dans sa tête. Même s’il devait finir sa vie dément, rendu à l’état végétal par des cellules défaillantes, il l’entendrait encore et toujours. La plus belle phrase qu’on lui ait jamais dite et autour de laquelle il pourrait construire une vie entière.
Nathalie devine l’effet de ses paroles. Pas besoin de se regarder dans les yeux pour cela. Il y a d’autres façons de communiquer, et elle sait s’en servir. Une voie nouvelle vient de se construire quelque part dans la tête de cet homme, profondément enfouie sous la masse cellulaire que contiennent les parois de ce crâne bercé par le souffle qui remplit les poumons de Nathalie. La personne qu’elle aime, c’est ça après tout, cette matière grise qui constitue un réseau complexe de circuits électriques et qui commande par de minuscules altérations dans le niveau des courants et dans les mélanges des cocktails chimiques à la machine qu’elle s’est construite autour d’elle.
Il y a de ces gens qui, dans leur jeunesse, sont passés à côté d’un chantier. L’odeur du goudron chaud, une fois entrée dans leurs narines, s’y est associé d’une façon indélébile aux bruits des camions et des rouleaux compresseur. Et désormais, chaque fois que le vent leur en apporte quelques molécules, ils entendent le bruit qui accompagne les travaux de construction, même si les machines restent cachées derrière des pâtés de maison. De même, Nathalie flaire les changements qui s’opèrent à l’intérieur d’une personne. Même si aucune réaction ne les trahit, elle se rend compte. Pas besoin de voir l’éclat dans les yeux de Stefan qu’y a fait naître sa déclaration d’amour, Nathalie la sait confondue avec ce qui est l’essence même de sa personnalité. Désormais, Stefan incarne son amour.
Stefan se lève très doucement, et prend le flacon de gel douche.
« Tu me laves ? »