VIII. Connaissance

Les yeux fer­més, baigné dans l’odeur de Nathalie, Ste­fan sen­tit sur­gir des sou­venirs qui le ramenèrent au tout début de leur rela­tion. Il y avait une phrase en par­ti­c­uli­er qu’il enten­dit reten­tir en lui pen­dant qu’ils s’embrassaient – des incon­nus encore, mais si fam­i­liers déjà l’un de l’autre. Per­son­ne ne les avait jamais pronon­cés devant lui, les mots qui la com­po­saient, et pour­tant, ses échos rem­plis­saient sa tête. Les let­tres s’y affichèrent, presque pal­pa­bles : « Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir ». C’était le bon­jour que Nathalie lançait aux inter­nautes qui venaient vis­iter son pro­fil. Il était tombé dessus en cher­chant des cor­re­spon­dants fran­coph­o­nes. Dès sa pre­mière vis­ite, il fut fasciné. La bien­veil­lance et l’osé d’un tel accueil décidèrent Ste­fan à con­tac­ter la per­son­ne qui s’abritait der­rière l’anonymat d’un pseudonyme.

Des rêves – il n’avait pas encore osé se les avouer, à cette époque-là. Il admet­tait juste la banal­ité d’en avoir, des rêves – comme tout le monde. Mais il les sen­tait con­fusé­ment remuer au fond de sa con­science, prêts à fon­dre sur lui au moin­dre geste impru­dent, à la moin­dre ouver­ture dans l’armure du quo­ti­di­en. Sur le quai de la Gare de Lyon, pen­dant que sa bouche était col­lée à celle de Nathalie, Ste­fan fut assail­li par le sou­venir des débuts de leur rela­tion, de leurs pre­miers échanges.

Il lui avait lais­sé un mes­sage. Quelques heures après, il trou­va une réponse dans sa boîte de récep­tion. Il se rap­pelait sa sur­prise. Avec le nom­bre de pro­fils morts, on n’était pas du tout assuré qu’un mes­sage envoyé soit jamais reçu. Ce pre­mier con­tact fut le point de départ d’une cor­re­spon­dance régulière. D’abord, c’était les mails. Mais Nathalie l’admit très bien­tôt dans ses con­tacts de mes­sagerie, et ils se ren­con­traient presque quo­ti­di­en­nement en ligne. Leurs con­ver­sa­tions étaient loin de toute banal­ité, même si par­fois ils ne purent pas éviter de par­ler météo. Mais même celle-ci deve­nait atti­rante quand Nathalie la dis­cu­tait, quand elle lui racon­tait la pluie sur Mont­pel­li­er, le soleil sur la plage et la mer, ses prom­e­nades le long de la côte, le vent qui tirait sur ses cheveux. Ou quand lui par­lait de la fin de l’été alle­mand, de l’odeur que dégageait la forêt humide après la pluie, des nuages bas que le vent fai­sait fuir au-dessus des champs moisson­nés et des essaims de grues et d’oies sauvages qui y ramas­saient les derniers grains en automne.

des oies sauvages en automne

Cette idée d’automne et de ses pre­miers froids se con­fon­dit avec le froid bien réel de Paris qui, mal­gré la chaleur du corps de la femme entre ses bras, piquait. Et la présence de Nathalie, de ses lèvres sur sa bouche, de son odeur dans ses nar­ines et de sa douceur sur sa peau, le rap­pela à la sur­face de sa con­science après l’avoir fait plonger au fond de sa mémoire et des rêves du passé. Il se retrou­va dans la réal­ité crue de la gare, sur le quai rem­pli de monde, à quelques pas de la nuit qui se glis­sait dans les inter­stices lais­sés ouverts entre les parois métalliques du train et la cou­ver­ture du quai. Nathalie et lui étaient soudés l’un à l’autre. Elle venait de céder devant les coups explo­rateurs de sa langue et l’avait admis dans l’intimité de sa bouche. Ste­fan explo­ra le ter­rain incon­nu et plein de promess­es qui s’étendait der­rière les dents dont il sen­tit les pointes et les sur­faces liss­es con­tre sa chair. Lui aus­si, il s’ouvrit aux caress­es de plus en plus exigeantes de Nathalie. Ils se dégustèrent, prirent des bouchées déli­cieuses et avalèrent l’autre comme pour en faire une par­tie d’eux-mêmes. Leurs goûts se mélangèrent, et leurs yeux, fer­més d’abord, s’ouvrirent – autant de portes par lesquelles l’autre pou­vait libre­ment pénétrer.

ix. rer