XXXIII. Fin de passion

Pen­dant que Ste­fan la con­tem­plait, en fan­tas­mant sur la peau que cachait sa robe si sim­ple, Nathalie pen­sa aux caress­es de la nuit. Elle se rap­pela l’instant de sur­prise juste avant d’être enlevée par un deux­ième orgasme sous les coups de langue de son amant. Décidée de se lancer dans les caress­es, elle s’é­tait pour­tant résignée à n’y trou­ver qu’une amorce de plaisir. Ses pre­mières fois avaient trop sou­vent été nulles. Ce sou­venir-là tit­il­la une par­tie irritée de sa mémoire, et elle sen­tit les sen­sa­tions d’une autre nuit voleter autour d’elle. Celle qui avait ouvert les éclus­es de sa volup­té, libérant un flot de sen­ti­ments qui avait fail­li sub­merg­er son petit monde et emporter jusqu’à son exis­tence : la nuit qu’elle avait passée dans les bras de Chris, à côté de lui, sur lui, sous lui, exposée et ouverte comme jamais aupar­a­vant, tout le long des qua­tre décen­nies qui avaient précédé cet instant. Une deux­ième, la véri­ta­ble, déflo­rai­son, men­tale cette fois-ci.

Des relents de cet amour ter­ri­ble flot­taient dans l’air depuis que Ste­fan avait avoué sa jalousie et sa peur. L’année passée, quelques semaines avant Noël, Nathalie avait pub­lié un arti­cle sur son blog. Sachant que Ste­fan la lisait, elle avait choisi cette voie indi­recte pour s’adresser à lui. Un trop plein de dés­espoir l’avait jetée dans une tor­peur morale qui l’empêchait de voir la lâcheté d’un tel procédé. La danse de ses doigts sur le clavier avait appelé le men­songe, face à l’échec d’un amour avorté qui la trem­paient dans un bain de douleur, d’où elle sor­tait plus faible. Engloutie par un passé beau­coup trop récent et trop vivace, toutes les sor­ties lui sem­blaient fermées.

Chris – le pre­mier amour après dix ans de mariage. Ce nom résumait l’idée même de l’amour qui bril­lait à la sor­tie d’un tun­nel beau­coup trop long. Pen­dant assez longtemps, les hommes que Nathalie choi­sis­sait pour sor­tir de la monot­o­nie et de l’ennui de sa vie de cou­ple lui ser­vaient de para-ton­nerre. En même temps, elle n’avait pas encore rassem­blé assez de force et de lucid­ité pour sor­tir de son mariage, et pour con­fron­ter sa fille aux douleurs d’un amour brisé et d’un cou­ple éclaté. Elle se savait trop rem­plie de ten­dresse et d’envie et, pour ne pas éclater sous cette pres­sion intérieure, elle avait choisi d’a­gir. Un pre­mier ren­dez-vous était suivi de près par la recherche de l’orgasme dans un acte libéra­teur. Mais, la pres­sion par­tie, elle se retrou­vait devant le vide d’un amour réduit à sa seule dimen­sion physique. Ayant ramassé des bribes de sat­is­fac­tion, elle pas­sait au prochain pour y vivre un autre épisode du drame monot­o­ne que fut sa vie à cette époque-là, con­tin­uelle­ment rejeté dans les bras absents d’un mari de plus en plus invis­i­ble. Jusqu’à ce qu’elle ren­con­trât Chris.

Lui, comme tous les autres, elle l’avait ren­con­tré sur la toile. Lui aus­si, il s’était pris dans les lignes de son blog, sur lequel il était tombé en cli­quant bête­ment à gauche et à droite au départ des pro­fils de ses amis. L’ambiance fémi­nine qu’y fai­saient régn­er les petits arti­cles, les images, les pho­tos et les com­men­taires l’attiraient. C’était un monde à part, clos mal­gré son ouver­ture sur le monde et qui pour­tant ne sen­tait pas du tout le ren­fer­mé. Au bout de quelques heures de lec­ture, Chris avait demandé à être ajouté à la liste de con­tact de l’auteure incon­nu. Il était sous le charme et il tenait à rester au courant des pub­li­ca­tions. Désor­mais, peu de jours pas­saient sans qu’il y con­sacrât le temps d’au moins une petite vis­ite, mais le plus sou­vent c’était des séjours pro­longés dans le monde de Nathalie. Après qu’elle eut accep­té sa demande, Chris lais­sait de plus en plus de com­men­taires sur les arti­cles et les pho­tos que Nathalie rajoutait presque quo­ti­di­en­nement. Elle tenait à être lue, mais elle voulait aus­si par­ticiper aux instants con­den­sés de vie que lui appor­taient ses vis­i­teurs, des bouts de monde que leurs com­men­taires et leurs arti­cles lui fai­saient entrevoir. Et comme Chris tenait un blog, lui aus­si, elle était servie. Elle lui rendait ses vis­ites. Elle s’exprimait sur l’espace qu’il avait con­sacré à ses vel­léités de poète. Elle y sen­tit une âme per­due qui était à la recherche d’un point d’appui dont elle avait besoin pour avancer. Elle la trou­vait ressem­blante à la sienne, cette âme-là, et elle l’invitait à laiss­er la parole à ses douleurs et à ses joies. Nathalie finit par se ren­dre compte qu’elle appâ­tait cet homme en lui offrant, de par ses actes d’écriture, une présence bien­veil­lante. Il y répondait sans faute, et leurs échanges deve­naient réguliers.

Mal­gré la pub­lic­ité de leurs entre­tiens, les autres vis­i­teurs s’en trou­vaient de plus en plus exclus. Trop de sous-enten­dus néces­si­taient la con­nais­sance de ce qu’ils avaient pris l’habi­tude de se dire ailleurs que sur la toile. Chris avait demandé et obtenu le numéro de Nathalie et ils se par­laient pen­dant des heures. Mal­gré la dis­tance qui les séparait, Nathalie l’invitait à venir la voir à Mont­pel­li­er. Enfin, au bout de quelques semaines de dia­logues, Chris déci­da de venir. Pour rester. Il n’avait pas de chez lui, nulle part. Il y aspi­rait, il aurait voulu enfin arriv­er quelque part, et ce depuis longtemps, mais quelque chose le rap­pelait sur la route, que ce fût un échec ou quelque pul­sion de par­tir qui cachait une envie con­fuse de se faire mal à lui-même à tra­vers celui qu’il fai­sait aux autres. Il bougeait donc con­stam­ment, et comme il ne pre­nait pas racine, il lui était facile de se laiss­er arracher à une vie où il n’était que de passage.

Nathalie fut ravie quand Chris lui annonça sa réso­lu­tion de venir vivre à Mont­pel­li­er. La joie de voir cet homme – très beau gosse – près d’elle, d’avoir quo­ti­di­en­nement le moyen de venir le voir, de se ren­dre dans ses bras pour y cueil­lir les plaisirs qu’il savait prodiguer à son corps, la ravis­sait. En plus, elle aimait les gens qui étaient capa­bles de pren­dre des déci­sions. Elle ne pou­vait pas encore savoir que le ressort qui le fai­sait bouger, fonc­tion­nait presque indépen­dam­ment de son libre arbi­tre. Que ce qui apparut à Nathalie comme une déci­sion con­sciem­ment prise, n’était que le dernier effet d’un mécan­isme qui n’obéissait qu’à ses pro­pres lois.

Les Trois Grâces, place de l'Opéra, témoins d'une fin de passion terrible
« Chris s’installa donc à Montpellier. »

Chris s’installa donc à Mont­pel­li­er. Comme il était habitué à cette façon de vivre, il avait vite fait de décrocher un boulot qui lui per­mît de sub­sis­ter. Il n’exigeait pas beau­coup de la vie, sauf les atten­tions de la per­son­ne qu’il s’était choisie pour le dis­traire de sa soli­tude. Peu à peu, Nathalie se rendait compte des incon­vénients d’une telle rela­tion. Comme Chris ne con­nais­sait per­son­ne à Mont­pel­li­er, il se retrou­vait encore plus dépen­dant que d’habitude de l’objet actuel de son affec­tion. Nathalie avait pour­tant une vie à laque­lle elle tenait. Elle avait sa famille, ses amis, son tra­vail aus­si auquel elle con­sacrait beau­coup de temps. Même si elle avait voulu, et elle n’en était pas loin, elle n’aurait pu se ren­dre aus­si disponible qu’il l’aurait fal­lu pour sat­is­faire aux exi­gences de son amant. Leur his­toire avait des hauts et des bas très pronon­cés qui demandaient des efforts immenses à Nathalie. Elle nég­ligeait ses amis, et elle se fai­sait de graves reproches à cause de cela. Pour­tant, elle se sen­tait oblig­ée de faire des efforts pour l’homme qui avait tout quit­té pour elle, même si elle ne le lui avait pas demandé.

Puis vint le jour de ses quar­ante ans. Nathalie, qui n’avait pas peur de vieil­lir, voulait fêter ça con­ven­able­ment. Elle comp­tait inviter les amis et pass­er une journée mer­veilleuse avec eux, libre de tout souci, con­sacrée aux instants mag­iques que seul la présence de gens aimés était capa­ble de faire naître. Chris eut d’autres idées là-dessus. Il sup­por­t­ait de moins en moins l’idée de partager son amante avec qui que ce fût, et il lui deman­da de pass­er son anniver­saire seule avec lui. Nathalie, d’abord con­trar­iée, finit pour­tant par céder, con­solée par l’idée de pou­voir con­sacr­er cette journée à l’homme qu’elle aimait et à l’amour qui la mèn­erait à tra­vers les longues heures de la nuit. Elle arri­va chez lui, impa­tiente d’être ser­rée dans ces bras dont elle con­nais­sait la force qui vibrait au fond des mus­cles dont la vivante chaleur l’en­velop­pait. C’é­tait pour se retrou­ver dans un apparte­ment qui n’était même pas rangé et qui dégageait un air d’in­dif­férence. Ils se firent la bise, mais Nathalie atten­dit en vain d’autres gestes. Il lui par­la de son dernier poème qu’il comp­tait met­tre sur son blog. Il lui racon­ta les ennuis au tra­vail et les torts des col­lègues envers lui. Comme il ne fit pas mine de vouloir chang­er de sujet ou de pro­pos­er quoi que ce soit, Nathalie trou­va enfin le courage de lui deman­der ce qu’il avait prévu pour la soirée. Con­nais­sant ses moyens réduits, elle n’eut pas osé compter sur quelque chose d’extraordinaire, mais elle avait quand-même imag­iné un petit resto bien sym­pa où ils passeraient quelques heures à dîn­er et à dis­cuter avant de pass­er à l’acte suiv­ant. Elle dut se résoudre à pass­er la soirée dans l’appartement de Chris. Et au lieu de se con­sacr­er à elle, il râlait sur le peu de temps qu’elle pas­sait avec lui. Nathalie déci­da de par­tir, pré­tex­tant une promesse faite à sa fille de la con­duire chez des amies le lende­main. Ce fut cet instant-là qui réser­vait la pire sur­prise à Nathalie. Elle enten­dit l’homme qu’elle aimait lui deman­der de faire le choix entre lui et sa fille. Nathalie n’en crut pas ses oreilles. Ne se trou­vant pas la force de répli­quer par la moin­dre parole, elle sor­tit pré­cipi­ta­m­ment de chez lui, presque sans dire bonsoir.

Elle était telle­ment choquée par une pré­ten­tion aus­si mon­strueuse qu’elle arrê­tait de le voir. Le sou­venir de ses ten­dress­es vint pour­tant à sérieuse­ment lui man­quer après la pre­mière semaine de leur sépa­ra­tion. Elle serait volon­tiers passée le voir, pour appren­dre qu’elle s’était trompée, qu’elle avait mal com­pris, mais la colère sub­sis­tait et elle y puis assez de force pour résis­ter à la ten­ta­tion de céder à son désir. Pour­tant, quand, au bout de deux semaines, elle le vit qui l’attendait dans la rue devant son bureau, à l’heure de sa pause midi, elle en ressen­tit comme un choc élec­trique. En sor­tant de son bureau, elle sautil­la presque de joie, telle­ment cette ren­con­tre inat­ten­due l’avait chargée d’énergie.

Rien n’an­nonçait la rup­ture vio­lente. Mais il était venu lui dire qu’il par­tait. Qu’il avait ren­con­tré une femme à l’autre bout de la France, et que celle-ci lui avait ouvert sa mai­son. Que c’était fini entre eux. C’était court et d’au­tant plus fra­cas­sant. Nathalie s’écroula sous le choc de ses mots qui furent autant de coups de poing en plein ven­tre. Elle perdit con­science et s’affaissa à deux mètres de l’entrée de son bureau, en pleine journée.

Chris ne sut que faire de cette femme dont le corps inerte cau­sait des tour­bil­lons dans le flot des pas­sants. Des gens s’ar­rê­taient, pressés de savoir ce qui se pas­sait, prêts à don­ner même un coup de main si on voulait seule­ment con­sen­tir à sat­is­faire leur curiosité mal­saine. Il était embar­rassé quand il la vit à ses pieds, parce que son état l’empêchait de se con­sacr­er à ses nou­veaux pro­jets. Il aurait volon­tiers cru à une mani­gance de sa part pour l’impressionner, pour le retenir auprès d’elle, mais elle restait trop longtemps inan­imée. Quand elle en sor­tit finale­ment, c’était pour se retrou­ver sur un escalier, les épaules écorchées par la pierre des march­es, les jambes lev­ées au-dessus de sa tête, entourée d’étrangers. On l’in­stal­la dans un café à côté, où Chris n’at­ten­dit que l’in­stant où les gens seraient par­tis pour lui con­firmer son départ. À bout de forces, elle en trou­va pour­tant assez pour empêch­er ses yeux de se fer­mer à l’in­stant où il s’en alla. La seule con­so­la­tion qu’on con­cède même aux con­damnés à mort, elle se la refusa. Ses regards furent brisés par les larmes qui coulèrent à verse, et elle fut effrayée par le déluge qui se répandait sur son vis­age, elle qui pour­tant ne pleu­rait jamais. Elle n’y put rien. La douleur s’était emparée d’elle et exigea son dû. Elle était seule et en souf­france, et c’était l’homme qu’elle aimait qui lui avait porté le coup sans grâce. Elle restait des journées sans voir per­son­ne et dès qu’elle eut récupéré assez de force pour y voir plus clair, elle se promit de mieux se pro­téger désor­mais con­tre de telles vio­lences con­tre son âme.

xxxiv. le repas se termine