XXVIII. Chopin à la chandelle

Chopin et Brahms à l'affiche

Le soulage­ment de Ste­fan était très audi­ble dans cette excla­ma­tion qui ressem­blait presque à un soupir. Finale­ment arrivés, et même légère­ment à l’a­vance. Sous une porche soutenue par deux colonnes s’ou­vrait le por­tail à dou­ble bat­tant, dont celui de droite, ouvert, lais­sait sor­tir une lumière douce et feu­trée. Devant l’en­trée, on avait placé une table ain­si qu’un banc sur lequel se tenait un homme qui demandait aux arrivants de lui présen­ter leurs bil­lets. Ste­fan les sor­tit de la poche de son man­teau, les déposa sur la table. Un coup d’œil rapi­de suivi d’un hoche­ment de tête de la part du gar­di­en et ils étaient admis dans la minus­cule église, dont ils franchirent le seuil sans hésiter.

Après l’in­quié­tude du tra­jet, le calme de la petite salle impro­visée leur fit l’ef­fet d’un baume rafraîchissant se répan­dant sur une peau irritée après le rasage. Le bruit feu­tré de quelques entre­tiens flot­tait dans l’air, ren­forçant l’ef­fet de silence par son car­ac­tère pais­i­ble et mesuré. À une dizaine de min­utes du con­cert, il y avait déjà du monde à l’in­térieur, mais des bancs entiers restaient encore libres. Ste­fan choisit deux places sur la gauche, avec une bonne vue sur le podi­um où le piano atti­rait déjà les regards curieux. Ils s’as­sirent, tout en gar­dant leurs man­teaux. Il ne fai­sait pas pré­cisé­ment froid, la salle étant au con­traire assez rem­plie pour que la chaleur qui se dégageait d’une trentaine de per­son­nes se fît remar­quer, mais il n’y avait sim­ple­ment pas assez de place pour dépos­er les vêtements.

Peu avant dix-huit heures, le gar­di­en quit­ta sa place près de l’en­trée, fer­ma le bat­tant resté ouvert et mon­ta sur la scène où il com­mença par arranger deux chais­es. Puis, il alluma un chan­de­lier. Avant de descen­dre et de s’in­staller à son tour sur le pre­mier banc, il éteignit l’é­clairage élec­trique, plongeant l’au­di­toire dans une obscu­rité que la lumière vac­il­lante des chan­delles rendait presque pal­pa­ble. Seule la scène était encore illu­minée, comme séparée du pub­lic par un rideau lumineux. Nathalie et Ste­fan, se ten­ant par la main, attendirent le début du concert.

Ste­fan ado­rait la musique. Ne sachant pas lire la moin­dre note, et n’ayant jamais réus­si à accorder la gui­tare, sur laque­lle, dans sa jeunesse, il s’é­tait amusé à grat­ter quelques accords, il avait très vite com­pris qu’il ne dis­po­sait pas des qual­ités req­ui­s­es pour l’exé­cu­tion. Mais cette réal­i­sa­tion ne l’avait pas empêché de per­sis­ter dans l’é­d­u­ca­tion de l’ouïe, attiré par la beauté qu’il pressen­tait cachée au fond d’un dédale dont les parois réson­naient de syl­labes d’une langue incom­préhen­si­ble, promet­teurs d’in­stants de perfection.

Par­ti à la décou­verte des charmes de la musique clas­sique dès l’âge de vingt-et-un ans, il avait com­mencé par déchiffr­er les morceaux pop­u­laires, faciles d’ac­cès par leurs belles mélodies ou impres­sion­nants par les marées de sons que l’orchestre déchaî­nait. Des sym­phonies comme la 9e, « du Nou­veau Monde », de Dvořák, les con­certs de Bran­de­bourg de Bach ou encore la dernière de Tchaïkovs­ki, trop juste­ment bap­tisée « pathé­tique ». Mais à force d’é­couter et de ré-écouter, de s’embarquer vers de nou­velles ter­res dans les bacs des grands mag­a­sins, il habit­u­ait ses oreilles aux sons moins fam­i­liers de com­pos­i­teurs plus mod­ernes comme Bruck­n­er ou Mahler. Il fran­chis­sait même le seuil du vingtième siè­cle en pro­gres­sant vers les grands Sovié­tiques comme Glazounov, Prokofiev, Chostakovitch, la forme sym­phonique restant pen­dant longtemps ce qu’il préférait et admet­tait presque unique­ment dans son lecteur de CD, genre dont il suiv­ait l’évo­lu­tion à tra­vers les décen­nies vers des formes tou­jours plus imposantes, jusqu’à frôler la méga­lo­manie, avec des orchestres tou­jours plus larges et des mou­ve­ments tou­jours plus longs, dont un seul dépas­sait en longueur une sym­phonie entière du temps de Mozart.

La voix humaine par con­tre l’avait lais­sé indif­férent pen­dant des années et la décou­verte tar­dive était passée par la musique liturgique de Bach, de Berlioz ou de Ver­di, ce dernier ser­vant de trait d’u­nion entre les sphères sacrés et mondains, où s’ou­vrait le champ vaste de l’opéra, avec ses sujets tirés des mythes de l’An­tiq­ui­té ou encore issus, dès ses débuts, des chef d’œu­vres lit­téraires contemporains.

Tout récem­ment, il venait de franchir une autre étape, grâce surtout à Nathalie, celle de la forme plus intimiste de la musique de cham­bre avec ses sonates dont il com­mençait à appréci­er les attraits et les beautés moins facile­ment acces­si­bles, plus revêch­es, et moins aptes à séduire l’au­di­teur occa­sion­nel. Nathalie, un jour où leur entre­tien s’é­tait pro­longé bien avant dans la nuit, lui avait envoyé un lien vers une sonate de Chopin sur YouTube. Mal­gré ses réserves quant à la qual­ité sou­vent pau­vre des enreg­istrements de musique clas­sique sur inter­net, il avait cliqué dessus. L’as­cen­dant de Nathalie avait seul pu le pouss­er à franchir ce pas, et les pre­miers sons qui arrivèrent à ses oreilles étaient telle­ment chargés de l’im­age de Nathalie qu’ils en dev­in­rent insé­para­bles. C’est ain­si que l’amour de la femme se trou­vait éten­du aux sonates de Chopin et de là finit par embrass­er la musique de cham­bre tout entière. Jusque-là, cette musique lui avait trop rap­pelé son enfance et son père qui écoutait, à longueur de journée, des morceaux rem­plis­sait ses apparte­ments d’une ambiance lugubre : du piano, par­fois accom­pa­g­né d’un vio­lon ou de quelque autre instru­ment à corde. Il avait hâte de rem­plac­er ces sons-là par des notes plus joyeuses qu’il allait cueil­lir du côté de sa mère et des mélodie plus facile­ment acces­si­ble qu’elle écoutait. Cet obsta­cle lui inter­dis­ant l’ac­cès à un genre entier se trou­va tout d’un coup levé, rem­placé par un par­fum enchan­té dont l’amour de Nathalie avait su con­fér­er son pres­tige à cette musique. Depuis, Ste­fan avait passé des heures à écouter du Chopin, du Schu­mann, du Brahms, du Fau­ré. Encore un nou­veau monde vers lequel il s’embarquait et dont il trou­vait les rivages peu­plés de tous les enchante­ments de l’exotisme.

Quand, à l’approche de Noël, il s’était agi de trou­ver un cadeau pour Nathalie, il avait tout de suite pen­sé à quelque chose de « musi­cal ». Mais comme il lui avait déjà offert un disque, il n’y avait que quelques semaines, il fal­lait faire preuve de plus d’o­rig­i­nal­ité cette fois-ci en lui trou­vant autre chose, idéale­ment quelque chose dont ils prof­it­eraient tous les deux, pou­vant servir en même temps à ren­forcer les liens entre eux. Avec la notion de « musique » dans l’air, l’idée d’un con­cert s’é­tait presque tout de suite imposée et il lança Google pour y men­er des recherch­es sur les sites con­sacrés aux événe­ments. Émer­veil­lé par le choix et par la diver­sité des spec­ta­cles à l’af­fiche, Ste­fan pas­sa des heures à faire parad­er les pages sous ses yeux éblouis, son atten­tion étant finale­ment arrêtée par une série de con­certs dont le titre, évo­ca­teur de plein d’amour roman­tique, l’enchantait : « Fes­ti­val Chopin aux chandelles ».

Le con­cert tint toutes ses promess­es. Les deux jeunes musi­ciens surent manier leurs instru­ments de façon à emporter le pub­lic avec eux sur les ondes sonores. Ste­fan fer­ma les yeux et oublia la petite salle ain­si que la réal­ité géo­graphique de Paris. Il n’y avait plus que les doigts de Nathalie, enlacés aux siens et sa présence dans l’e­space, tout près, même s’il n’au­rait pas su dire sous quelle forme elle se man­i­fes­tait. En ouvrant les yeux, il vit Nathalie immo­bile, assise toute droite, la tête penchée sur sa poitrine, les yeux fer­més. Qu’est-ce qu’il aurait don­né pour voir ce qu’elle voy­ait. Pour pénétr­er dans ses rêves, se fau­fil­er der­rière ses paupières clos­es et y partager son univers. Il se con­tenta de lui ser­rer la main pour ren­dre sa présence auprès d’elle plus réelle, plus tan­gi­ble et pour lui faire sen­tir qu’elle n’é­tait pas seule.

Quand, au bout d’une heure, un dernier coup d’ar­chet fit vibr­er une note mourante au-dessus de leurs têtes, ils se retrou­vèrent dans leurs sièges, enchan­tés, à peine capa­bles de ren­tr­er dans le monde physique des choses pal­pa­bles. Ils se lev­èrent, rejoignirent leurs voisins, dont les corps étaient comme tâchés par des plaques d’ob­scu­rité qui y col­laient, et sor­tirent lente­ment de l’église. Quelques pas plus loin, au milieu du jar­dinet, ils s’ar­rêtèrent et essayèrent de se posi­tion­ner dans l’e­space. Il leur fal­lait quelques instants de repos pour revenir à eux, tout douce­ment, comme au terme d’un long dépaysement.

Ils ne ressen­tirent aucun besoin de se racon­ter leurs impres­sions autrement que par un regard ou un ser­re­ment des doigts, et le vocab­u­laire pour procéder à une analyse tech­nique d’une heure de musique leur aurait de toute façon fait défaut. Ils sor­taient d’une com­mu­nion. Leurs âmes, arrachées à leurs corps, s’é­taient tor­dues sous les coups de fou­et de l’ar­chet, et furent propul­sées dans l’e­space sur les ondes que le piano et le vio­lon­celle avaient fait défer­ler sur la salle.

xxix. coupe-chou