LIII. Bilan

La vieille femme se tut. Michael avait fer­mé les yeux pour mieux suiv­re la voix mélodieuse qui venait de lui ouvrir une fenêtre sur le passé, vers des moments de bon­heur et de ten­dresse, vers une douleur aiguë aus­si, dont lui-même avait sen­ti les réper­cus­sions à tra­vers le réc­it. Il eut du mal à s’ar­racher à ce passé qui n’é­tait même pas le sien. Il finit pour­tant par ouvrir les yeux sur cette salle, où les garçons bal­ançaient tou­jours leurs tablettes, et sur lesquelles trin­quaient tou­jours les ver­res vides. Un jour gris rég­nait dehors – tou­jours. Sem­blable sans doute à celui sous lequel s’é­tait ter­miné l’his­toire de Nathalie et de Stefan.

« Qu’est-ce que c’est triste, Madame, finit par dire Michael, d’une voix à peine audible.

– Effec­tive­ment, dans un pre­mier temps, j’ai été bien triste après l’avoir per­du, oui. Mais il y a trente ans de cela. J’ai quit­té cette ville, trop froide depuis que lui n’y était plus, et je me suis promis de ne plus jamais y revenir. J’ai refait ma vie à Mont­pel­li­er où j’ai vu grandir ma fille. J’ai ren­con­tré d’autres hommes, je me suis à nou­veau mar­iée, j’ai tra­vail­lé, j’ai voy­agé. Mais je ne suis jamais rev­enue à Paris, comme je me l’é­tais juré. Seule­ment, il y a quelques mois, j’ai ressen­ti comme un appel qui n’a pas cessé de m’agiter depuis. Au début, c’é­tait con­fus, presque imper­cep­ti­ble, mais c’est devenu plus clair de jour en jour. Et puis, ma fille a appelé pour me deman­der des ren­seigne­ments. Elle voulait me voir pour une affaire d’héritage de la part de ses beaux-par­ents. Vous savez, je suis notaire… »

Dis­traite par une rêver­ie qui lui rap­pelait quelque petit détail oublié depuis très longtemps, son regard glis­sa sur les gens qui pas­saient dans la rue devant la vit­re, rapi­de­ment, sans faire atten­tion, sans savoir quels drames étaient con­tenus dans les têtes de ceux et de celles qu’ils côtoy­aient. Tous les deux se turent pen­dant quelques min­utes. Michael se ren­dit compte qu’il n’avait même pas ter­miné son café. Il prit une gorgée, mais, dégoûté du café froid, déci­da bien vite de com­man­der un nou­veau. L’ar­rivée du garçon appor­tant la bois­son fit sor­tir Nathalie de ses rêveries.

« Je suis donc par­tie pour Paris. Où réside ma fille. Cela m’a fait une drôle d’im­pres­sion que de repren­dre ce train. Vous savez, les décen­nies n’y ont pas beau­coup changé, les voy­ages se ressem­blent. Et puis, le sen­ti­ment de voy­ager dans un train – en fer­mant les yeux, bercée par le pas­sage sur les rails, le mur­mure des pas­sagers dans les oreilles, je pou­vais presque me croire jeune encore. J’ai donc réglé les affaires de ma fille et de son mari. Mais je ne suis pas venue pour ça, vous savez. Je suis venue pour lui. Et pour vous, sans doute. Pour racon­ter notre his­toire, pour vous la con­fi­er. Je suis con­tente d’avoir fait le voy­age. Je vais par­tir demain pour Mont­pel­li­er. Main­tenant, je crois que je vais ren­tr­er à l’hô­tel. Il faut tout pré­par­er pour demain. Comme je suis une vieille femme, j’y mets beau­coup plus de temps qu’autre­fois. Mais l’essen­tiel est fait. Je viens de dire bon­jour à Ste­fan. Vous savez, je ne l’ai jamais oublié. Pen­dant trente ans, le sou­venir m’a accom­pa­g­née. Et par­fois, c’é­tait bien plus qu’un sou­venir. Il était là, à côté de moi, et je le voy­ais comme je vous vois, vous. Et chaque fois, je sen­tais une immense chaleur me rem­plir. Seule­ment, je ne savais jamais si c’é­tait la chaleur de son amour ou celle de son sang qui trem­pait mes vêtements. »

Michael sen­tit comme une boule dans sa gorge. Il aurait voulu dire quelque chose à cette femme pour la con­sol­er, mais il se ren­dit compte bien vite que c’é­tait plutôt lui-même qui avait besoin d’être con­solé. Pour lui, l’im­pres­sion de cette his­toire d’amour était encore toute fraîche, tan­dis que Nathalie, elle avait eu trente ans pour venir aux ter­mes avec son passé. Deux nuits, deux jours. Dans une vie de soix­ante-dix ans, cela ne représente que quelques instants. Mais des instants d’une telle inten­sité qu’ils avaient con­servé, à tra­vers les décen­nies, toute leur vivac­ité. Et même après trente ans d’une vie qu’une telle femme avait sans aucun doute pleine­ment vécue, le sou­venir était si intense qu’il arrivait à touch­er un incon­nu qui n’y avait été pour rien. Michael sur­prit une ques­tion qui pas­sa comme un éclair à tra­vers l’es­saim de ses pen­sées : Est-ce qu’il n’y avait pas de quoi être jaloux de cet homme, mort depuis si longtemps ? Avoir sus­cité un tel amour, dans une femme comme celle qui était assise là, en face de lui, à la même table, dont le vis­age bril­lait sous les rayons d’un dernier été de la Saint Mar­tin. Michael en res­ta songeur.

« Je vais m’en aller, Mon­sieur, je vous ai volé assez de votre temps. Après tout, vous êtes à Paris, et vous comptez sans doute en prof­iter mieux qu’en enten­dant une vieille femme vous racon­ter son passé.

– Je vous assure, Madame, que cette heure qu’on vient de pass­er ensem­ble compte par­mi les mieux employées de ma vie. Je suis triste seule­ment de ne pas pou­voir vous don­ner quelque chose en retour.

– Ne dites pas ça, Mon­sieur. C’est la pre­mière fois que j’ai pu racon­ter mon his­toire à quelqu’un. Per­son­ne ne l’a jamais enten­due, et il me restait cette tâche, avant de mourir, de la préserv­er de l’ou­bli. C’est comme si je sauvais le sou­venir de ce week­end en vous le con­fi­ant. Je ne vous con­nais pas, mais notre ren­con­tre n’a pas été for­tu­ite. Vous savez, il n’y a pas de hasard. »

Sur ces mots, elle se leva, et voulut sor­tir son porte-mon­naie de son sac pour pay­er sa consommation.

« Madame, c’est moi qui paye. »

Elle fit un petit hoche­ment de la tête pour le remerci­er, et accep­ta son aide pour enfil­er son man­teau. Michael lui ten­dit la main, à la façon alle­mande, et, après un instant d’hési­ta­tion, dû à la sur­prise, elle l’ac­cep­ta. Sous la peau encore ferme, Michael sen­tit couler l’én­ergie, celle-là même dont elle avait jadis envelop­pé Ste­fan, linceul invis­i­ble, avant d’en­sevelir avec lui le bon­heur d’une vie ramassé en l’e­space de quelques heures.

« Au revoir, Madame, fit-il.

liv. épilogue

– Au revoir, Mon­sieur, répon­dit Nathalie, même si je ne crois pas que je puisse encore ren­con­tr­er beau­coup de monde dans cette vie-ci. »