XLIX. Saint Michel

Saint Michel
« … bran­dis­sait son épée de flammes pour intimider la vic­time à ses pieds … »

À la hau­teur du Pont Saint-Michel, Nathalie décou­vrit l’archange qui se dres­sait impas­si­ble dans sa niche au-dessus d’une fontaine tarie.

Cette décou­verte fit briller ses regards qui s’é­taient voilés, depuis la sor­tie de la cathé­drale, sous l’ef­fet d’une cer­taine fatigue morale. Elle tour­na à gauche, trainant Ste­fan der­rière elle et ils tra­ver­sèrent la Seine qui pas­sait tran­quille­ment au-dessous du pont et entre les quais recou­verts de larges blocs de gran­it. Comme la cir­cu­la­tion était un peu plus dense sur la rive droite, ils durent atten­dre le feu vert avant de pou­voir tra­vers­er pour se ren­dre près du bassin vide dont la garde était con­fiée, out­re à l’archange, à deux chimères assis­es sur leurs pattes arrière. Saint-Michel, figé dans une posi­tion de com­bat, immo­bil­isé au moment où il allait goûter son tri­om­phe après avoir ter­rassé le dia­ble, bran­dis­sait son épée de flammes pour intimider la vic­time à ses pieds. Nathalie pas­sa son appareil pho­to à Ste­fan et lui deman­da de pren­dre quelques photos.

« Qu’est-ce qu’elle a de si par­ti­c­uli­er, cette fontaine ? deman­da Stefan.

– Mes amies trou­vent que j’ai besoin d’un ange gar­di­en, et celui-ci, il est par­fait, ripos­ta-t-elle en rigolant. »

Placée devant une con­struc­tion haute de vingt-cinq mètres, Nathalie eut l’air minus­cule. La fontaine, mal illu­minée, se tas­sait dans l’ob­scu­rité de la grise journée et menaçait d’ab­sorber la femme qui se tenait devant. Ste­fan, regar­dant à tra­vers le viseur pour trou­ver la meilleure posi­tion, eut du mal à la localis­er d’abord et ensuite à la faire ressor­tir, petit bout de femme ravis­sante ser­ré dans sa veste som­bre, sur fond de gri­saille de la pierre fon­cée. Il dut se déplac­er plusieurs fois avant de trou­ver un angle lui per­me­t­tant de pren­dre quelques clichés à peu près con­ven­ables. Ensuite, il deman­da à Nathalie de le pren­dre en pho­to, lui aus­si. Elle s’exé­cu­ta, et dut accom­plir à peu près les mêmes manœu­vres que Ste­fan avant elle. Mais qu’est-ce qu’elle aimait ça ! Voir son Ste­fan livré à sa volon­té, obéis­sant à ses ordres, figé ensuite dans une posi­tion qu’elle seule avait déter­minée. Il dut s’en ren­dre compte aus­si, rien qu’au rythme des com­man­des qu’elle lui lançait de chang­er de place ou de posi­tion, de se tenir bien droit, de se met­tre de pro­fil, de pren­dre un air moins gêné, de sourire.

Une fois la procé­dure ter­minée, elle le rejoignit et ils s’as­sirent sur le rebord du bassin. Comme la fontaine ne fonc­tion­nait pas en hiv­er, il n’y avait pas de dan­ger de se faire éclabouss­er. Nathalie ouvrit l’écran de l’ap­pareil et le mit en mode lecture.

« C’est vrai qu’on se détache mal du fond, constata-t-elle.

– C’est malin aus­si que de porter des vête­ments aus­si som­bres tous les deux. Un peu plus de couleur, et on aurait vu de belles tach­es bariolées.

– Mais, mon ange, tu sais pour­tant où se trou­vent les couleurs ! »

Nathalie lui tapa sur les cuiss­es, en guise de cor­rec­tion, pen­dant que le bon­heur illu­mi­na ses traits d’un grand sourire. Ébloui, Ste­fan oublia les cir­con­stances qui rendaient le séjour peu con­fort­able : la tem­péra­ture basse, la bru­ine et jusqu’à la pierre froide qui lui mor­dait les fess­es. Ser­rant Nathalie par les épaules, il la tira vers lui jusqu’à sen­tir la dureté de son crâne sous la mince couche de peau, jusqu’à ce que leurs cils se mêlassent, et l’embrassa sur ses lèvres où vibraient encore des échos de son rire, mêlés d’é­clats de blancheur de dents entr’aperçues. Ils échangèrent un bais­er pro­fond, leurs langues enlacées, les yeux fer­més, sourds aux bruits des voitures qui pas­saient, aux voix des pas­sants et aux bat­te­ments d’ailes des pigeons qui vole­taient juste au-dessus de leurs têtes. La chaleur de leurs corps se fraya un chemin à tra­vers les épaiss­es couch­es de vête­ments et leurs joues rou­girent. Une brise joua dans les cheveux dénoués de Nathalie et s’empara de quelques mèch­es qui vin­rent cha­touiller le vis­age de Ste­fan. Leurs yeux étaient fer­més, mais ils virent à tra­vers les nerfs qui vibraient au-dessous de leur peau et qui cap­taient le bon­heur que ray­on­naient leurs vis­ages. À force de plonger tou­jours plus loin, ils oublièrent jusqu’à l’idée de sépa­ra­tion pen­dant que, au-dessus de leurs têtes, l’ange en colère bran­dis­sait son épée flamboyante.

Il leur fal­lait du temps pour sor­tir, tout douce­ment, de l’ivresse où ce bais­er les avait jetés. Les yeux ouverts sur le regard ébloui de l’autre, où ils venaient de plonger avec tous les sens à la fois, ils mirent un cer­tain temps à se réveiller. La bru­ine mouil­lait leurs vis­ages, les couleurs, con­jurées sur leurs joues par le plaisir, fanaient, et le froid de la pierre perçait à tra­vers leurs pan­talons. Mais comme ils décou­vraient en même temps que leurs doigts étaient tou­jours enlacés, le réveil fut doux quand-même.

Ste­fan se leva le pre­mier, aidant Nathalie à se met­tre debout. Ils piét­inèrent sur place pour se désen­gour­dir les mem­bres et regardèrent à l’entour.

« On se le cherche alors, ce petit bistrot pour se réchauffer ?

– Très volon­tiers, répon­dit Stefan. »

l. quelques heures