XXI. Avant le réveil

Ste­fan se réveil­lait. Ses yeux s’ou­vrirent sur un jour gris dont la lumière, adoucis­sant les con­tours des meubles et les angles des murs, ménageait sa tête engour­die. Ayant passé sa vie entière dans des régions tem­pérées, où les étés, plutôt froids et plu­vieux, étaient suiv­is par des hivers assez doux qui appor­taient plus de pluie que de neige, il avait appris, sans même devoir regarder par la fenêtre, à con­clure de la qual­ité de la lumière à l’é­tat du ciel. Aujour­d’hui, le soleil allait rester caché der­rière des nuages qui ne se dis­siperaient pas de si tôt. La météo qu’il avait con­sultée avant de par­tir annonçait de la pluie aussi.

Paris à l'aube
« … le soleil était tou­jours caché der­rière des nuages … »

Ste­fan s’é­tait dif­fi­cile­ment endor­mi pour ensuite se réveiller à plusieurs repris­es au cours de la nuit. Mal­gré une fatigue de plomb qui soudait ses mem­bres au mate­las, l’ex­al­ta­tion per­sis­tante l’empêchait de prof­iter du som­meil dont son corps aurait pour­tant eu besoin. Une fois, au lieu de compter des mou­tons, il eut l’idée de faire des cal­culs : Nathalie était arrivée peu avant dix heures du soir, et ils avaient mis longtemps, mal­gré le froid, avant de pou­voir se décider à par­tir du quai. Une ving­taine de min­utes pour le tra­jet, sans compter l’at­tente dans la sta­tion. Il cal­cu­la qu’ils étaient arrivés à Joinville-Le-Pont au plus tôt vers onze heures moins le quart. Ensuite, un bon quart d’heure pour le chemin de la gare à l’hô­tel. Du coup, il était onze heures min­i­mum quand ils avaient enfin pu gag­n­er leur cham­bre. Après, il avait per­du toute notion rel­a­tive au pas­sage du temps. Tout s’é­tait con­fon­du : les pre­miers bais­ers sur le lit, le bain, les étreintes répétées, les corps nus, les jambes de Nathalie et sa langue sur elle et en elle, l’amour. Pas moyen d’avoir pris beau­coup de som­meil quand-même. Les chiffres, sans pou­voir rétablir l’or­dre dans une vie bous­culée, avaient pour­tant eu le même effet que les mou­tons – il s’é­tait endor­mi, en proie à des rêves dont, au réveil, ne sub­sis­tait pas le moin­dre sou­venir, mais qui l’avaient telle­ment excité que son som­meil ressem­blait à celui d’un fiévreux qui ne trou­ve le repos que par intermittence.

Il devait être à peu près huit heures. Les fenêtres iso­laient assez bien la cham­bre du bruit qui mon­tait de la rue, mais Ste­fan entendait des voitures qui pas­saient régulière­ment. Ça bougeait pas mal sur la route devant l’hô­tel. Même la nuit, il y avait de la cir­cu­la­tion, alors, en plein jour, aux heures de pointe, fal­lait pas deman­der. Ste­fan n’o­sait pas bouger. Nathalie aimait dormir tard le week­end, et là, en plus, elle devait être crevée après le voy­age et les ébats de la nuit. Il restait donc couché sur le dos, légère­ment penché du côté de Nathalie. Il la regar­dait dormir. Elle bougeait peu dans son som­meil. Il avait sou­venir de l’avoir enten­due légère­ment ron­fler pen­dant ses réveils précé­dents. Main­tenant, il n’en­tendait plus que son souf­fle réguli­er. Elle dor­mait couchée sur le côté, le dos tourné vers lui. Le flot de ses cheveux châ­tains s’é­tait répan­du sur l’or­eiller et cachait une épaule et une par­tie du dos. Ste­fan avait grande envie de les touch­er, mais il se maîtri­sait assez pour ne pas rompre ce charme. La belle femme ! L’idée s’im­posa à lui. La beauté de cette femme l’avait épous­tou­flé. Il se la rap­pelait, debout dans le cadre de la porte de la salle de bain, toute nue, les cheveux ramassés en chignon, le sourire ray­on­nant des lèvres sur le vis­age entier. Le froid lui avait fait ramass­er les épaules et elle se tenait dans une posi­tion légère­ment cour­bée. Elle était admirable ain­si. Et cette femme était là, de l’autre côté du lit, tou­jours nue, pen­dant que sa peau et ses cheveux dégageaient une odeur dont Ste­fan était très con­scient. Il res­pi­rait cet air, chargé de molécules qui cha­touil­laient ses nar­ines. Il les imag­i­nait défil­er, une à une, à tra­vers les cav­ités de son nez.

Le temps pas­sait, et Ste­fan ne savait pas au juste ce qu’il préférait : Il aurait aimé voir les min­utes s’al­longer pour lui don­ner le temps de con­tem­pler encore Nathalie dans son som­meil et de faire naître des fan­taisies quant à ce qu’ils inven­teraient encore comme jeux. Et en même temps, il voudrait qu’elle se réveille enfin afin de ne plus devoir s’im­pos­er cette immo­bil­ité où le tenait la crainte de la réveiller avant qu’elle n’ait suff­isam­ment dormi.

Il la sen­tit bouger. Elle cour­ba son dos et ten­dit ses qua­tre mem­bres. Les con­trac­tions de ses mus­cles y firent par­courir des trem­ble­ments. Des sons gut­turaux accom­pa­g­nèrent la grâce féline de ses mou­ve­ments. Ste­fan se rap­procha pour enfouir son vis­age dans sa chevelure abon­dante. Il y retrou­va les odeurs de la nuit. Nathalie, sen­tant la présence de l’homme, se réveil­lait. Elle ne changeait pas de posi­tion, mais Ste­fan sen­tit qu’elle venait de sor­tir de la tor­peur où l’ex­er­ci­ce pro­longé l’avait pro­fondé­ment plongée. Tout douce­ment, il posa une main sur son épaule. Sa peau avait con­servé des restes de la chaleur de leur union. Inca­pable de résis­ter davan­tage, il se blot­tit tout à fait con­tre elle pour sen­tir son corps entier, et pour l’abrit­er dans le creux du sien. Il mit un bras autour d’elle et sen­tit sa main enlac­er la sienne.

« Bon­jour, mon cœur. J’aime bien quand tu me fais la cuillère. »

xxii. une femme qui se réveille