XLII. Conversations caféinées

Le petit déjeuner
« Ils se servirent copieuse­ment dans le panier de pain … »

Dix min­utes plus tard, ils arrivèrent dans la salle du petit déje­uner. Ayant choisi une table, ils y déposèrent leurs affaires et par­tirent pour inspecter le buf­fet. Après avoir passé une nuit agitée, ils eurent les yeux au moins aus­si gros que le ven­tre, et ils se servirent copieuse­ment dans le panier de pain. Ensuite, pen­dant que Nathalie cher­chait quelques pots de con­fi­ture et de miel, Ste­fan com­posa une assi­ette de char­cu­terie et de fro­mage. Tous les deux y mirent une telle énergie que leur table ressem­blait de plus en plus à l’é­ta­lage d’une épicerie. Pour ter­min­er les pré­parat­ifs, Ste­fan se chargea d’ap­porter les bois­sons, périple dont il revint avec deux tass­es et une chemise qui arbo­rait une grosse tâche de café au bon milieu. Avant de s’asseoir, il pas­sa son café à Nathalie qui se mar­rait à un tel point de sa mésaven­ture qu’elle fail­lit ren­vers­er sa pro­pre tasse.

« Je suis désolée, mon pau­vre amour, ça va m’ap­pren­dre de rigol­er des mal­heurs des autres. Mais tu as tiré une de ces tronch­es, je ne te dis pas. Tu ne m’en veux pas, non ? Dis ?Ça va ?

– Mais non, mon amour, je ne t’en veux pas. Quelle idée aus­si … C’est vrai que je suis un peu mal­adroit aujour­d’hui, mais ce n’est pas exclu­sive­ment de ma faute, hein ? »

Un regard mali­cieux par­tit en direc­tion de Nathalie, suivi par un bais­er souf­flé par-dessus la table. Puis, ne se sou­ciant pas plus que ça de sa chemise abîmée, Ste­fan se con­sacra à son petit déje­uner, qu’il com­mença par un morceau de baguette. L’embarras du choix le fit hésiter quelques instants avant d’opter pour une tranche de fro­mage pour aller avec. Le plaisir qu’il ressen­tit en cro­quant dedans pou­vait se lire en grandes let­tres sur son visage.

Il y eut peu de monde dans la salle, mais Nathalie et Ste­fan préférèrent se par­ler à voix basse pour garder l’il­lu­sion de pri­vauté. Nathalie suiv­it l’ex­em­ple de Ste­fan et se beur­ra une tar­tine. Quand il la vit hésiter entre la con­fi­ture et le miel, Ste­fan lui ten­dit un pot de con­fi­ture aux myrtilles :

« C’est ma préférée, tu devrais essayer. »

Elle accep­ta. Ste­fan atten­dit qu’elle ait ter­miné sa pre­mière bouchée avant de con­tin­uer la conversation.

« Alors, qu’est-ce qu’on fait jusqu’à l’après-midi ?

– Notre-Dame ! Tu as oublié qu’on voulait y met­tre un cierge ensem­ble et faire un vœux ?

– Non, je ne l’ai pas oublié, répon­dit Ste­fan, bien au con­traire. C’est une idée qui me hante depuis Noël. »

Cette han­tise s’ex­pli­quait par le même échange de tex­tos dont le sou­venir avait déjà causé la mau­vaise con­science de Ste­fan le jour précé­dent, quand, étant par­tis en retard de l’hô­tel, ils avaient fail­li rater le con­cert. Ste­fan l’avait telle­ment lu et relu qu’il s’en rap­pelait chaque mot :

« Le fac­teur ne m’a pas apporté ta let­tre, mon cœur … Dis !!!! C’est quoi mon cadeau ?????

– C’est quelque chose qu’on peut faire ensem­ble, à Paris. Et cela implique une église.

– Voilà qui est très … désta­bil­isant ! Un bais­er sur le parvis de Notre-Dame … C’est qua­si­ment mythique !!!

– On va faire ça aus­si, mais c’est autre chose. Devine encore !

– Met­tre un cierge ensem­ble ? Et faire un vœux ?

– Voilà une très bonne idée, mon amour, mais tou­jours à côté de la plaque ;-) . Un tuyau ? Il y aura des instru­ments aussi.

– Je ne sais pas trop quel instru­ment tu peux amen­er dans une église … J’ai des idées, mais vrai­ment, c’est surréaliste !

– Je vois que ce n’est pas évi­dent. Tu veux que je te dise ?

– Oui­i­i­i­i­ii !!!!!

OK. C’est un con­cert. Du Chopin dans une église minus­cule du Quarti­er Latin.

– Bra­vo ! Génial ! »

Depuis cette con­ver­sa­tion-là, ni Ste­fan ni Nathalie n’avaient plus évo­qué cette idée, mais tous les deux, indépen­dam­ment l’un de l’autre, s’é­taient promis de la réaliser.

Ste­fan eut du mal à se rap­pel­er sa pre­mière – et unique – vis­ite à Notre-Dame. C’é­tait l’an­née avant de pass­er son bac, pen­dant les vacances d’été. Ayant obtenu la per­mis­sion de les pass­er loin de la tutelle des par­ents, il s’é­tait mis d’ac­cord avec quelques amis pour les pass­er en France, à Paris d’abord, et sur la façade de l’At­lan­tique, ensuite. Ayant passé quelques jours à Paris, con­stam­ment émer­veil­lé par la répu­ta­tion de la Cap­i­tale et sa foi­son de mon­u­ments et d’at­trac­tions, il était par­ti vers la côte, les pieds cou­verts d’am­poules, et la tête près d’é­clater sous la pres­sion d’un nom­bre incroy­able d’im­pres­sions nou­velles. Le sou­venir de Notre-Dame n’y avait lais­sé rien de spé­cial et se con­fondait avec le charme de la pre­mière lib­erté. Depuis, et mal­gré sa fas­ci­na­tion, il avait ten­dance à éviter Paris, cette ville beau­coup trop grande et où, mal­gré le Métro, on pas­sait son temps à par­courir un réseau inter­minable de ruelles, de rues et de boule­vards, à la recherche de quelque mon­u­ment à vis­iter ou de quelque endroit où repos­er ses pieds meur­tris. Évidem­ment, dès qu’on se rendait en France, il fal­lait pra­tique­ment tou­jours pass­er par Paris pour chang­er de train, mais il avait su s’arranger pour trou­ver les meilleures cor­re­spon­dances. La ville s’é­tait dès lors rétré­cie aux couloirs du métro, aux rames bour­rées des lignes qui cir­cu­laient entre les gares, et aux halls de départ. Paris s’é­tait changé en une espèce de trou noir, atti­rant irré­sistible­ment tout ce que la France sig­nifi­ait pour lui, résul­tant en une sorte de con­cen­tré de sou­venirs : ceux qui le liaient à des endroits dis­per­sés un peu partout sur l’e­space hexag­o­nal, et ceux surtout qui renais­saient à l’évo­ca­tion de cer­tains noms dont les voyelles et les con­sonnes se chargeaient de ten­dresse, de refus, de douleurs et de joies. Du coup, il y avait comme une nos­tal­gie d’amour qui flot­tait dans l’air dès qu’il entendait pronon­cer le nom de la cap­i­tale. Quand il avait pro­posé à Nathalie de se don­ner ren­dez-vous à Paris, les con­sid­éra­tions pra­tiques avaient été au pre­mier plan, mais le charme du seul nom gon­flé de tant de sou­venirs y avait eu sa part aus­si, et le retour à Paris, pour y ren­con­tr­er Nathalie, avait quelque chose de mag­ique. L’idée de la ville, après avoir absorbé des pans entiers de son passé, se con­fondait avec l’amour qu’il espérait y trou­ver – tous les deux immenses et étranges.

Qui dit Notre-Dame de Paris dit Vic­tor Hugo – et qui dit Vic­tor Hugo évoque cette his­toire d’amour mon­strueuse que la cathé­drale a vu se dérouler à l’om­bre de ses tours et dans le dédale de ses couloirs – et qui, désor­mais, se répétera éter­nelle­ment dans l’imag­i­naire col­lec­tif. Ste­fan avait depuis longtemps oublié les détails du réc­it, mais un mot, un mot grat­té dans la pierre par des ongles sanglants, s’é­tait gravé dans sa mémoire aus­si, et ces let­tres brûlaient au fond de l’abîme que s’é­tait creusé la douleur : ΑΝΑΓΚΗ. Néces­sité. La force du des­tin. Il fris­son­na. Les mains trem­blantes, il ser­ra son bol de café pour s’y réchauf­fer, ren­ver­sant quelques gouttes quand il le por­ta à sa bouche.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Nathalie le regar­da d’un air mi-éton­né, mi-inquiète. Tu n’as pas envie d’aller faire un tour à Notre-Dame avec moi ?

– Si. Seule­ment – je pense à tout ce que cela signifie.

– Tu as peur de te retrou­ver lié à moi pour toute l’éternité ?

– Au con­traire, mon âme… Au contraire. »

Cette dernière phrase fut pronon­cée avec une voix telle­ment altérée que Nathalie se leva pour pos­er un bais­er sur le front de son ami. Elle se pen­cha, le regard plongeant au fond de ses yeux. L’hu­mid­ité des larmes s’y dessi­nait et Nathalie sen­tit la force que Ste­fan dut employ­er pour les retenir.

« Ça va, mon amour. Calme-toi. On en a encore pour quelques heures, et il faut en prof­iter, n’est-ce pas ? »

Ste­fan ne put pas répon­dre tout de suite. Il pas­sa les mains sur ses yeux pour les essuy­er et bais­sa son regard. Nathalie, tou­jours debout, se plaça der­rière lui, posant ses main sur ses épaules pour le calmer à tra­vers sa présence physique. Penché au-dessus de son abîme intérieur, Ste­fan y vit des reflets rougeâtres s’étein­dre lente­ment sur les parois. Comme si ces let­tres en feu avaient sur­gi pen­dant un instant pour som­br­er à nou­veau, l’in­stant après, vers les pro­fondeurs insondées de son âme. Quand il leva les yeux, Nathalie y trou­va le rouge des artéri­oles amor­ti et presque effacé par le sourire qu’elle aimait tant y voir briller. Elle lui ten­dit ses lèvres pour qu’il y mît un peu de ce sourire, si doux et si ray­on­nant, avec son calme retrouvé.

« Tu as encore faim, mon cœur ?

– Encore un petit café peut-être, répon­dit Ste­fan, après on peut par­tir, OK ?

– Ça va. Il n’y a pas beau­coup à ranger.

– Écoute, avant de par­tir, il fau­dra encore dédi­cac­er les deux livres.

– J’y ai pen­sé, mais je n’ai pas osé finale­ment. Ton épouse pour­rait met­tre la main dessus.

– Ce ne serait pas grave. Si elle se rend compte, tant pis, tout sera ter­miné plus tôt, et c’est tout.

– Comme tu veux. Je le ferai juste avant que tu les ranges alors. »

Ste­fan par­tit chercher son café et Nathalie le suiv­it des yeux. Elle se promit de ne pas rester sur le quai au moment du départ. Jusqu’où est-ce qu’elle pour­rait le suiv­re alors ? À par­tir de quel instant est-ce qu’il lui échap­perait pour de bon ? Pen­dant un instant, elle dut fer­mer les yeux pour con­fron­ter ses pro­pres peurs. Le départ, la sépa­ra­tion allaient la faire souf­frir, mais elle était bien plus tour­men­tée par l’idée de bless­er celui qu’elle aimait. Qu’est-ce qu’il allait devenir sans elle ? Est-ce qu’il serait capa­ble de con­fron­ter son épouse, de faire face à une vie nou­velle ? Nathalie, elle, por­tait son cœur en ban­doulière, et ray­on­nait d’une telle joie de vivre qu’elle serait tou­jours entourée de gens qui lui souri­raient, qui essaieraient de dress­er un mur entre elle et la douleur. Ste­fan, par con­tre, était beau­coup plus ren­fer­mé, soli­taire, et elle le vit près de se laiss­er absorber par la souf­france. Il fal­lait éviter ça à tout prix. Tout ce qu’elle pou­vait rassem­bler d’én­ergie pos­i­tive, elle le ramas­sa dans une boule pal­pi­tante qu’elle lui envoya en pleine fig­ure quand il revint avec sa tasse fraîche­ment rem­plie. Pas le temps d’être fine et de pass­er par des voies cachées. Elle sen­tit pass­er le courant, mais elle ne vit rien qui changeât dans la mine de son amant. Il y avait tou­jours le sourire et une expres­sion de tristesse de chien bat­tu tout au fond de ses yeux, à peine per­cep­ti­ble. Nathalie ne dés­espéra pour­tant pas. Le charme ne s’opère pas tou­jours du pre­mier coup, et elle allait prof­iter de ces dernières heures pour le met­tre à l’abri d’une souf­france exagérée.

Aus­sitôt le café ter­miné, ils par­tirent pour regag­n­er leur cham­bre où leurs valis­es les attendaient. Les quelques affaires que Ste­fan ramas­sa en vitesse dans la salle de bain et le petit nom­bre de vête­ments qu’il reti­ra des cin­tres illus­trèrent la courte durée du séjour. Un seul week­end, mais com­bi­en de sou­venirs, et quelle ten­dresse infinie. Ste­fan sen­tit très net­te­ment que celle-ci allait le faire marcher jusqu’à la fin de ses jours. Au bout d’un petit quart d’heure, ils furent prêts et jetèrent un dernier coup d’œil à tra­vers la cham­bre pour s’as­sur­er de ne rien avoir oublié. Véri­fi­ca­tion faite, ils sor­tirent dans le couloir, fer­mèrent la porte et se dirigèrent vers l’ascenseur.

Qui ne con­naît pas ce sen­ti­ment étrange que de repass­er, en sens inverse, par le chemin qu’on a emprun­té pour aller à un ren­dez-vous ardem­ment désiré ou pour se ren­dre à un endroit con­voité ? On n’ar­rive pas à se con­va­in­cre du fait qu’il appar­tient désor­mais au passé, que ces instants vierges ne revien­dront plus jamais, que tout cela est passé au domaine du sou­venir, en proie au tra­vail des années, à la mémoire défail­lante, voire aux con­t­a­m­i­na­tions par d’autres sou­venirs. Les mêmes endroits qui nous ont vus fon­cer vers l’ac­com­plisse­ment d’une tâche, la sat­is­fac­tion d’un désir, à la ren­con­tre d’une per­son­ne, nous voient rebrouss­er chemin et pass­er dans la mau­vaise direc­tion, vers une vie que nous allons con­tin­uer comme si de rien n’était.

Ste­fan avait de ces idées-là de temps en temps, et il se demandait alors où il irait puis­er la force pour con­tin­uer son chemin à tra­vers un monde d’où l’hiv­er avait, une fois pour toutes, chas­sé la couleur. Mais, désor­mais, chaque fois qu’il penserait au grand lit à deux places, aux palmiers de la Gare de Lyon, à l’eau de la Marne et au pont qui les avait guidés vers les lumières de l’hô­tel, aux femmes nues qui, assis­es dans l’herbe, regarderaient éter­nelle­ment pass­er les vis­i­teurs, curieux, scan­dal­isés, voire attirés par la chair nue, au chauf­feur de taxi que Nathalie avait traité de toutes sortes de noms – chaque fois qu’il entendrait du Chopin ou qu’il sen­ti­rait du saumon – il bris­erait la glace pour faire sor­tir les couleurs de l’empreinte de la sai­son enne­mie, et il saurait que la vie qui l’avait mené à ce petit hôtel de la ban­lieue de Paris pour y vivre le temps d’un week­end avec Nathalie, elle valait la peine d’être sup­port­ée encore et encore, pour garder intacts le plus longtemps pos­si­ble les sou­venirs qui le liaient doré­na­vant à cette femme. Après avoir ren­con­tré Nathalie, il ne mèn­erait plus jamais la même vie comme avant. Les apparences n’en seraient peut-être pas grande­ment changées, mais il suf­fi­rait d’un rien pour faire vibr­er la corde qui était accordée sur elle. Lui non plus ne savait pas s’il allait jamais la revoir. Il le souhaitait ardem­ment, mais la vie pou­vait en décider autrement, et il avait assez prof­ité des expéri­ences d’une quar­an­taine d’an­nées pour savoir qu’il n’é­tait pas tou­jours dans le pou­voir d’un homme de faire chang­er le cours des choses.

xliii. gare du nord