XXXV. Les eaux de la Marne

Autour d’eux, dans les ruelles de cette par­tie peu fréquen­tée du Quarti­er Latin, rég­naient le silence et l’ob­scu­rité, à peine inter­rom­pus par l’é­cho expi­rant des pas d’un pas­sant ou la pâle illu­mi­na­tion des quelques enseignes qui éch­e­lon­naient la descente vers la rue des Écoles. Comme des bribes de sou­venirs et des bouts de con­ver­sa­tion con­tin­u­aient à reten­tir dans leurs têtes, ils ne se rendaient pas compte de ces absences, pour­tant au moins inat­ten­dues dans une ville comme Paris. Quand ils débouchèrent, au bout de quelques min­utes tran­quilles, sur le Boule­vard avec ses lumières, son ani­ma­tion et sa foule bruyante, ils durent s’ar­rêter pour digér­er ce change­ment trop abrupt. Les trot­toirs y étaient rem­plis des pas­sants du same­di soir, à la recherche de quelque plaisir ou d’un peu de com­pag­nie, et un cortège de voitures, de bus et de motos encom­brait la chaussée de sa lente pro­ces­sion mécan­isée. L’heure n’était pas encore très avancée et Nathalie, ne pou­vant résis­ter à la ten­ta­tion des éta­lages, s’attardait devant les vit­rines. Ste­fan, jouis­sant de la prox­im­ité de la femme aimée, de la solid­ité du corps qu’il sen­tait bouger à côté du sien et dont il res­pi­rait avide­ment les par­fums, en prof­i­ta pour se rem­plir la tête des images de ce paysage urbain. Paris fai­sait par­tie de ses sou­venirs de jeunesse, et mal­gré le fait qu’au bout de deux ou de trois jours, il en avait assez de cette ville éter­nelle­ment grouil­lante, il ado­rait y revenir. Il res­pi­ra pro­fondé­ment, et l’air de la cap­i­tale, chargé des effluves de la civil­i­sa­tion ain­si que de la mémoire de ses années de jeunesse, pas­sa le long de ses tra­chées, envoya, au pas­sage, quelques molécules vers les cav­ités de son nez, et vint finale­ment gon­fler ses poumons. Des sou­venirs, anciens et récents, enrichis par les exha­laisons de la femme dont la volup­té le fit tres­sail­lir, inondèrent ses artères. Sa façon de percevoir la ville en fut changée à jamais. Les phares des voitures, les enseignes lumineuses et l’illumination des bâti­ments se con­fondirent avec les étin­celles qui nageaient dans les prunelles de Nathalie et Ste­fan se sen­tit envelop­pé par la chaleur qu’elles dégageaient. Le bruit des moteurs, le mur­mure de la foule, les voix à demie com­pris­es des gens qui pas­saient, se super­posèrent à la voix de Nathalie qui lui par­lait de mode et de cours­es et la ville acquit une sonorité qui berça l’âme de Ste­fan comme la mer aurait fait de son corps aban­don­né au rythme des vagues.

« Ste­fan sen­tit ses regards s’embrouiller, pris dans le mou­ve­ment lent mais inex­orable d’une machiner­ie inhumaine … »

Finale­ment avalés par une bouche de Métro, ile entrèrent dans le réseau souter­rain de Paris, aus­si ani­mé que ses rues. La ville avait poussé des couloirs et des pas­sages à tra­vers le sol, comme pour s’y enracin­er et com­mu­ni­quer sa force vitale à la terre même sur laque­lle elle pous­sait depuis des mil­lé­naires. La rame débor­dait de voyageurs, et Nathalie et Ste­fan durent pass­er une bonne par­tie du tra­jet debout, col­lés l’un con­tre l’autre, jusqu’à ce que le Métro les dépose Gare de Lyon où le RER se chargea de les con­voy­er vers leur destination.

Un bon quart d’heure plus tard, le train les déposa à la gare RER de Joinville-Le-Pont, et ils emprun­tèrent la route qui enjam­bait la Marne et pas­sait, de l’autre côté de la riv­ière, devant leur hôtel. Il s’était mis à bru­in­er et les rues de la petite ville de ban­lieue étaient presque désertes. Les rares pas­sants étaient pressés de gag­n­er au plus tôt leur des­ti­na­tion, mal pro­tégés par leurs para­pluies con­tre une humid­ité trans­portée par l’air même, omniprésente, et qui se glis­sait à tra­vers les mul­ti­ples couch­es de vête­ments. Le blou­son de Nathalie, rem­pli de duvets qui la pro­tégeaient des coups d’air froids, relui­sait d’humidité, et le man­teau de Ste­fan se cou­vrait de minus­cules gout­telettes qui adhéraient aux rugosités de la laine.

Main dans la main, mal­gré le froid, ils descendaient la rue qui menait vers le pont. Les images et les impres­sions de la journée con­sti­tu­aient le fond de la con­ver­sa­tion sur lequel se dévelop­paient les pro­pos des deux amants, et leurs remar­ques se rap­por­taient aux tableaux du Lou­vre, aux mélodies de Chopin, à l’ambiance dans la petite église, au repas de ce soir ou aux sou­venirs de Paris qu’évoquait l’antiquité des murs dont le Coupe-Chou était le dernier hôte en date.

La Marne était encais­sée sur ses deux rives par de longues rangées de bâti­ments qui s’é­tendaient à perte de vue. Leurs fenêtres bar­ri­cadées dégageaient très peu de lumière et leurs façades gris­es blo­quaient toute lumi­nosité que le voisi­nage de la métro­pole aurait pu y faire par­venir. L’ob­scu­rité se con­cen­trait au-dessus de la riv­ière dont les eaux froides absorbaient toute ves­tige de lumière qui y som­brait dans un dernier scin­tille­ment de la sur­face. Au ras des eaux, il n’en restait pra­tique­ment plus aucune trace que les prunelles de Nathalie ou de Ste­fan auraient pu recueil­lir. Flasques de clarté, frap­pant les yeux par le con­traste, les fenêtres illu­minées de l’hô­tel présen­taient aux deux promeneurs comme une sor­tie vers laque­lle tout mou­ve­ment tout naturelle­ment se dirigeait. Nathalie ralen­tit pour­tant ses pas et tira Ste­fan vers le garde-fou. Elle s’y accou­da et se mit à regarder les flots, à suiv­re leur mou­ve­ment vers la Seine et, plus loin, la mer. Sur la rive gauche, dans la bande étroite entre le bord de l’eau et le front de l’u­sine, étaient coincés quelques arbres dépouil­lés. L’ac­tion con­certé des tem­pêtes et du gel en avait arraché plusieurs gross­es branch­es, et comme les agents munic­i­paux n’avaient pas encore fait le ménage print­anier, elles étaient restées là où les crues de l’hiv­er les avaient déposées et elles y ser­vaient de per­choir aux oiseaux aqua­tiques qui s’y repo­saient entre deux tours de chas­s­es ou en prof­i­taient pour guet­ter le pas­sage de quelque pois­son. De temps en temps, on entendait le cri d’un cor­moran, le rire d’une mou­ette ou des coups d’aile suiv­is du bruit de l’eau que bat­taient les pieds d’un oiseau palmipède prenant son élan avant de s’en­v­ol­er. L’abîme qui s’é­tendait à leurs pieds four­mil­lait de vies cachées. Les ves­tiges d’une lumière pré­caire en arrachaient par­fois des détails, mais ils étaient des­tinés à dis­paraître bien­tôt, engloutis par cette eau obscure, tan­dis que la vie secrète con­tin­u­ait ses évolutions.

C’est cette vie-là que guet­tait Ste­fan. Il regar­dait droit devant lui, sans pour­tant pou­voir fix­er un point pré­cis au milieu de cette masse som­bre dont le mou­ve­ment con­tin­uel empor­tait jusqu’aux regards. Quand-même, il eut le sen­ti­ment de lente­ment enfon­cer ses regards, tels des clous sur lesquels s’a­bat­taient les coups répétés, dés­espérés, d’un marteau manié avec la force du dés­espoir. Mais au-dessous de la sur­face de plomb qui réfléchis­sait le terne anthracite du ciel cou­vert de nuages, l’at­tendait un mécan­isme qui dépas­sait toutes les forces qu’il pour­rait jamais espér­er de rassem­bler. Ste­fan sen­tit ses regards s’embrouiller, pris dans le mou­ve­ment lent mais inex­orable d’une machiner­ie inhu­maine et qui ne fai­sait aucun cas de tout ce qui lui était extérieur. Les rouages, entr’aperçus au fond de l’abîme, con­tin­u­aient leurs évo­lu­tions, tirant sur le fais­ceau lumineux qui s’échap­pait des yeux de cet homme soudain soli­taire, pris sans retour dans l’en­grenage. Ste­fan com­prit que le monde entier y tour­nait avec lui, emporté dans un tour­bil­lon où ils iraient tous som­br­er à la fin, lui, Nathalie, tous les autres. Le ver­tige mon­ta de dessous le pont, le sol à ses pieds vac­il­lait, quand il enten­dit la corde sur­menée de son nerf optique se bris­er. Dans le bruit qui en résul­tait, réson­nait toute la mis­ère des pris­on­niers amenés à cette place de Grève aux dimen­sions surhu­maines, jetés en proie à cette machine à broy­er les vies dont l’ex­is­tence ne fut révélée qu’aux plus malheureux.

Du noir tout autour, après la lumière aveuglante qui avait accom­pa­g­né l’é­clate­ment infer­nal. Du noir partout, mais Ste­fan se ren­dit compte que c’é­tait la nuit dans laque­lle il con­tin­u­ait à regarder. Ses yeux suivirent le cours de la riv­ière tout comme ceux de Nathalie, tou­jours accoudée à la balustrade, à côté de lui. Il se deman­da briève­ment si, en regar­dant l’eau qui pas­sait, elle cher­chait à retarder leur arrivée, mais il se remit bien­tôt à con­tem­pler l’ob­scu­rité, à l’é­coute de la vie secrète qu’il sen­tit bouger au fond de ses pro­pres abîmes. Ses pen­sées en par­cou­rurent la sur­face, nour­ries par ce qu’elles réus­sirent à arracher aux pro­fondeurs par des plongées subites. Mais la nature de ce qu’il y avait de caché lui échap­pait. Par­fois, un ray­on de lumière, échap­pé d’on ne sait où, plus intense, fit pénétr­er son regard plus loin, et c’é­tait là des instants qu’il ne con­trôlait aucune­ment et qui lui mon­traient des brins de sou­venirs – juste assez pour devin­er la masse inex­tri­ca­ble dont ils fai­saient par­tie, sans le moin­dre espoir de la démêler pour­tant. La présence de Nathalie, ou peut-être plutôt les sen­ti­ments que cette présence fai­sait naître, sem­blait favoris­er ces émer­gences, ces coups subits de pro­jecteur qui le con­frontait aux entrailles qui trem­blotaient dans les pro­fondeurs, dans leur chaleur ani­male d’intestins.

Ste­fan ne sup­por­ta plus le silence qui se pro­longeait et qui menaçait de l’emporter avec l’eau qui pas­sait noire et glaciale sous ses pieds :

« Tu me fais voir des choses, Nathalie. – Il y a, au fond de moi, comme un grouille­ment, un infi­ni d’é­mo­tions et de sen­ti­ments que je sens bouger. Et depuis que je suis avec toi, je vois par­fois sur­gir des détails. Je ne sais pas si cela doit m’ef­fray­er, mais en sor­tant de telles visions, je me sens pris par une nausée. C’est comme ce qui m’est arrivé tan­tôt quand tu étais aux toi­lettes, au Coupe-Chou. Des sou­venirs engloutis depuis très longtemps mais qui con­tin­u­ent à opér­er sur moi. Ils ont le pou­voir de me capter entière­ment, de m’en­lever du présent et de me faire revivre le passé, au point d’en faire un présent renou­velé. Quand tu es rev­enue vers moi, tu sem­blais lit­térale­ment sor­tir du bol de cidre que je tenais dans les mains. »

L’ab­sur­dité de l’im­age qu’il venait de décrire le fit pouss­er quelques coups de rire et le baume du comique se répandait sur une plaie rou­verte, plaie dont il avait refoulé le sou­venir sous l’é­pais tis­su cicatrisé.

« Je ne savais pas que quelqu’un pou­vait exercer un tel pou­voir sur un autre. Avec toi, tout sem­ble être investi de celui de m’emmener loin. Ou de m’en­lever plutôt. »

Pen­dant de longs instants, Nathalie ne dit rien. Elle res­ta immo­bile à côté de son amant, une main dans la poche de son man­teau, l’autre dans celle de Ste­fan, immo­bile elle aus­si. Elle sem­bla per­due, là, sur le pont, les yeux tournés vers la riv­ière qui s’en allait. Ste­fan se deman­da ce qu’elle pou­vait bien voir, elle, bouger au fond de ses abîmes à elle. Puis, un tres­saille­ment la par­cou­rut. Ste­fan sen­tit sa main vibr­er, et ses doigts se crisper sur les siens. Elle détour­na ses yeux du spec­ta­cle de la nuit et regar­da l’homme qui se tenait debout con­tre le para­pet, à côté d’elle.

« Moi aus­si, je vois des choses, mais ce sont des choses de l’avenir. C’est pos­i­tive­ment quelque chose qui m’ef­fraie. Toi, une fois la vision passée, tu peux com­par­er, essay­er de savoir si ce que tu as vu cor­re­spond à ce que tu as vécu, mais moi, je dois m’y fier – ou la rejeter, en atten­dant de savoir si une réal­ité quel­conque va finale­ment s’en dégager. Avant d’avoir accep­té de venir te rejoin­dre à Paris, je nous ai vus. J’ai vu une riv­ière nous emporter, mais pas la des­ti­na­tion. Et je ne sais pas non plus si l’un de nous va som­br­er avant d’ar­riv­er où que ce soit. J’ai eu peur de don­ner nais­sance à un nous dont je ne sais pas s’il va per­sis­ter. Mais j’ai eu encore plus peur de pass­er à côté de quelqu’un dont je sens qu’il m’aime comme j’ai tou­jours voulu être aimée. C’est pour cela que je suis venue.

– Est-ce que c’est la riv­ière qui fait sur­gir ces idées ? C’é­tait à force de la con­tem­pler que j’ai eu un aperçu de l’im­mense machine qui nous tient enchaînés pour nous broy­er et nous engloutir le jour venu.

– C’est peut-être plutôt le pont. On passe sur quelque chose qu’on doit éviter. Et en même temps, il faut y pass­er sous peine de ne pas pou­voir arriv­er. Et il faut se résign­er à subir les influ­ences aux­quelles on s’ex­pose en met­tant ses pieds dessus. C’est d’abord l’hori­zon assom­bri qui m’a attirée. Et ensuite, je me suis lais­sée emporter par l’eau dans son voy­age. Portée par elle, j’ai tra­ver­sé des villes et des vil­lages qu’elle arrose. J’ai vu pass­er la pro­ces­sion des paysages, des bâti­ments, des usines. J’ai vu des voitures et des pas­sants sans nom­bre emprunter la route qui me longeait. Je me suis con­fon­due avec l’eau et je me suis sen­tie tirée en longueur pour cou­vrir toutes ces dis­tances que l’eau par­court douce­ment coulant. Mais je n’ai pas vu de fin à ce par­cours. C’est peut-être parce qu’il n’y en a pas, de fin. J’ai sen­ti ta présence – en moi. Je te por­tais, mais je ne sais pas si je te per­dais en cours de route. Un moment, je te sen­tais, et puis, il y avait autre chose. J’ai eu trop peur de pouss­er plus loin, et je suis rev­enue sur le pont. »

Elle ces­sa de par­ler, et fer­ma les yeux comme pour vouloir s’as­sur­er de son intégrité. Le silence s’a­mon­cela autour d’eux sans pour autant pou­voir percer le mur de ten­dresse que l’amour venait de con­stru­ire autour d’eux. Après une petite pause, elle rajou­ta, en guise de conclusion :

« Tu sais quoi ? C’est le sou­venir du vio­lon­celle qui m’a ramenée vers toi. »

Une légère rougeur cou­vrit son vis­age que Ste­fan dev­ina plus qu’il ne le vit dans la nuit. Il mit son bras autour de ses épaules, qu’il sen­tit fris­son­ner sous le froid qui les assiégeait. Il regar­dait tou­jours couler la riv­ière au-delà du pont. Les reflets de quelques réver­bères isolés, s’éti­rant comme un col­lier amor­cé le long de la rive, dessi­naient sur l’eau des flaques de clartés qui illu­mi­naient des bouts de branch­es et le pas­sage des vaguelettes.

« J’ai beau­coup aimé l’én­ergie que cet homme a dégagé. Et qu’il a su imprimer à son instru­ment. Je l’ai sen­ti vibr­er. L’air qui m’en­velop­pait dans l’église était à l’u­nis­son avec ce vio­lon­celle. Et quand je me suis sen­tie emportée trop loin, j’ai pen­sé à ce cocon de molécules. Et j’ai su échap­per à ce mou­ve­ment liq­uide pour me retrou­ver, immo­bile, avec toi. Toi que j’aime. »

xxxvi. incantation