XVIII. Souvenir de femme

Le frémisse­ment. Celui de Nathalie, dans la baig­noire, à peine sen­si­ble, indice du bien-être de la femme lovée con­tre son amant. Celui d’Isabelle, deux décen­nies plus tôt, qui allait finir par emporter Ste­fan dans un tour­bil­lon de con­trac­tions, de cris, et de grif­fures. Chose extra­or­di­naire que la mémoire qui fran­chis­sait un abîme de vingt-deux ans en un clin d’œil, sans le moin­dre effort. Même pas besoin de fer­mer les yeux. Une seule sen­sa­tion, et c’était parti.

Une fois alerté à la présence des sou­venirs, à fleur de peau, il y plongea pro­fondé­ment, et tout servit de pré­texte à la résur­gence de ce qui, un jour, avait été. Les caress­es de l’eau, brûlantes sur sa peau rougie, lui rap­pelèrent d’autres liq­uides dont il por­tait les mar­ques, enfouies sous le tis­su cica­trisé de sa mémoire. Dans la vapeur qui mon­tait jusqu’aux derniers recoins de sa con­science, il perçut jusqu’au goût du liqueur enivrant dégouli­nant du sexe d’Isabelle. Il en avait eu partout, de ce liq­uide-là – sur la langue, le men­ton et les joues, le long de son sexe, et sur le ven­tre con­tre lequel elle s’était frot­tée après qu’il s’était retiré d’elle. Elle l’avait chevauché, l’avait écrasé de son poids déli­cieux, l’avait manip­ulé en jouant sur son sexe, en se l’enfonçant et en se le reti­rant, en se hissant jusqu’à ce que le gland, près de sor­tir, lui massât les lèvres, en se lais­sant tomber lour­de­ment pour essay­er de se rem­plir jusqu’aux par­ties les plus reculées de son vagin. Puis, pen­dant la folie de l’orgasme, elle s’é­tait écroulée, l’en­sevelis­sant sous son corps, et elle l’avait enlacé de ses bras, creu­sant dans son dos, le cou­vrant de sil­lons rouges là où elle venait de retourn­er la chair. Lui aus­si, il frémis­sait, hési­tant entre la douleur et le plaisir pour décou­vrir que c’était leur union insé­para­ble qui venait de le men­er au paroxysme.

Concarneau, cadran solaire de la Ville Close avec la légende : "Tempus fugit"
« … dont l’activité prin­ci­pale con­sis­tait à indi­quer le pas­sage des heures … »

La nuit était venue couron­ner une journée passée ensem­ble. Ils étaient par­tis tôt le matin, dans la R5 de sa mère, pour faire le tour du lit­toral mérid­ion­al de la Bre­tagne. Pont-Aven et sa riv­ière char­mante, ses moulins, ses gross­es pier­res ruis­se­lantes et ses sou­venirs de Gau­guin; Con­car­neau et son port, gardé par une forter­esse qui, gavée par le soleil bre­ton, ray­on­nait une chaleur beige et dont l’activité prin­ci­pale con­sis­tait à indi­quer le pas­sage des heures sur son cad­ran solaire; Quim­per, dont il n’avait gardé aucun sou­venir par­ti­c­uli­er, sauf celui d’une route qui longeait le cen­tre-ville, d’un côté, tan­dis que s’étendait, de l’autre, une colline ver­doy­ante; une crêperie sous la pluie soyeuse que la nuit avait amené à sa suite,bâtisse de pierre de taille per­due au milieu de la cam­pagne bre­tonne, les bols de cidre et de petit lait, les galettes et les crêpes. L’odeur et le goût du blé noir, le froid du cidre qui avait lais­sé un goût amer dans la bouche. Tout cela n’avait servi qu’à pré­par­er cette nuit infer­nale qu’il allait vivre dans les bras d’Isabelle. Insa­tiable Isabelle. Ils ne comp­taient plus le nom­bre des orgasmes que leurs jeunes corps leur avaient ren­du pos­si­bles. Ils mirent fin à leurs ébats quand Isabelle n’eut plus de réserves de liq­uide et quand le dos de Ste­fan ressem­blait à une seule plaie énorme.

C’était leur dernière nuit aus­si, mais il ne le savait pas encore – elle non plus, peut-être. Quelques jours plus tard, elle allait le quit­ter, brusque­ment, sans rien pré­cis­er, sans même dire « mer­ci », ou « par­don » ou quoi que ce soit, le lais­sant en proie à sa douleur, con­fron­té à un monde dont il ne com­pre­nait plus rien. La pre­mière nuit sans elle, il la pas­sa sur une chaise, devant sa fenêtre, à regarder la cour du lycée, où il imag­i­na la voir pass­er à plusieurs repris­es, spec­tre suceur de sang, repu du sperme qu’elle avait ramassé à même la source et dont la blancheur s’était teinte de rouge en descen­dant son gosier. La deux­ième nuit, il en avait assez de rester là sans bouger et sor­tit du lycée pour se promen­er à tra­vers la ville, sans autre but que de tuer la réflex­ion. L’eau l’at­ti­rait qui, dans cette ville por­tu­aire, n’était jamais très loin et il se dirigea vers le port, indiqué de loin par une véri­ta­ble forêt de mâts et de der­ricks, con­fusé­ment vis­i­bles sur un ciel sans lune mais dégagé. Une froide nuit d’hiver, où l’eau pro­fondé­ment noire clapotait dans les bassins, les car­gos endormis au bout de leurs amar­res. Pas­sant le long des bassins, il s’arrêtait de temps en temps pour reni­fler le vent chargé de l’odeur du varech. Arrivé au bout de la suc­ces­sion de navires, fatigué, il s’assit sur le mur du quai, ses pieds bal­lot­tant dans le noir, à quelques cen­timètres de l’eau dont la présence était ren­due sen­si­ble par le froid aigu qui en mon­tait. Elle se servit de l’air glacé pour envelop­per ses jambes qui, peu à peu, se paraly­saient. Une envie soudaine le prit de se laiss­er gliss­er le long du mur, pour dis­paraître sous la sur­face ondu­lante, sans faire de bruit et sans laiss­er de traces. Une dernière mor­sure de l’eau glaciale le long de ses mem­bres engour­dies, quelques vaguelettes, et voilà tout.

xix. sortie