XXXIV. Le repas se termine

La voix du garçon qu’elle enten­dit deman­der si M’sieur­dame étaient con­tents et s’il pou­vait enlever les assi­ettes, la rame­na à l’am­biance douil­lette du Coupe-Chou. Elle émergea comme du fond d’un abîme et se retrou­va instal­lée à sa table, la clarté de son vis­age réfléchie par les yeux calmes de Ste­fan qui n’avait pas cessé de la regarder. Elle venait de vivre des mois entiers, et elle eut besoin de quelques instants avant de com­pren­dre que sa mémoire avait com­primé ces sou­venirs dans un espace de quelques frac­tions de sec­on­des. Ste­fan tenait son verre entre ses deux mains, près des lèvres mais sans boire. Il en était encore aux couleurs vives cachées sous les vête­ments plus sobres que Nathalie avait l’habi­tude de porter au bureau. Il avait l’air d’un gamin trop heureux de s’aven­tur­er sur un ter­rain quelque peu lubrique. Nathalie aurait voulu le ser­rer dans ses bras et s’ou­bli­er dans un amour qui avait pu effac­er toute trace de souci sur ce vis­age entière­ment voué à la con­tem­pla­tion de sa com­pagne. Elle aurait voulu être quitte du fardeau dont le passé l’avait chargée et dont le retour en arrière, vers l’ex­péri­ence dévas­ta­trice avec Chris, venait de lui rap­pel­er la présence.

« Ste­fan… »

Elle se sen­tit gliss­er vers une ambiance plus sérieuse. Elle ne savait pas si elle allait rompre le charme de la soirée dont elle avait déjà tiré une grande quan­tité d’én­ergie, Mais il fal­lait y aller. Elle ne voulait pas s’ex­pos­er une fois de plus à de nou­velles douleurs – ni lui, non plus.

« Ste­fan. Tu sais – je men­ti­rais si je te dis­ais que tu étais tout pour moi. Ce n’est pas ain­si. Pas encore. Je fais des efforts pour sor­tir de mon mariage, pour me con­stru­ire une vie à moi, avec ma fille. Je vais divorcer dans quelques mois, je dois chercher un apparte­ment, je dois gér­er ma fille et sa rela­tion avec son père. Et franche­ment, je ne sais pas si on est com­pat­i­ble dans la vie quo­ti­di­enne. Si tu t’a­me­nais main­tenant, avec ta petite valise, tout seul dans une ville étrangère, dépen­dant de moi, je ne sais pas com­ment je réa­gi­rais. Je ne le voudrais pas, pour l’in­stant au moins. Il faut que tu restes où tu es. Je dois habiter seule avec ma fille. Si Nico­las appre­nait que je vis avec un homme qui passerait beau­coup plus de temps avec sa fille que lui, il deman­derait tout de suite sa garde à lui seule. Et moi, je ne peux pas exis­ter sans Camille. Tu com­prends cela ? »

Ste­fan fut pris au dépourvu. Il n’eut aucune idée com­ment Nathalie était passée des couleurs de ses sous-vête­ments et des sou­venirs enjoués qui for­maient le cortège de cette idée, à la ques­tion de savoir s’ils étaient com­pat­i­bles. Il l’avait crue résolue, cette ques­tion-là. Comme le doute était dans sa nature, et qu’il se demandait tou­jours pourquoi une femme comme Nathalie pou­vait être attirée par un homme comme lui, il s’é­tait déjà posé beau­coup de ques­tions là-dessus. Plus d’une fois il avait imag­iné leur rela­tion se ter­mi­nant par un échec. Et main­tenant, après qu’ils eurent fait l’ex­péri­ence de l’at­trac­tion mutuelle de leurs corps qui se rajoutait à celle, avérée déjà, de leurs âmes, après qu’ils se furent mon­trés avec quelle dex­térité ils savaient se manier mutuelle­ment, il enten­dit Nathalie pos­er tou­jours le même prob­lème mais sous un angle dif­férent. Il se retrou­va remis à la case départ.

Ste­fan ne savait pas se borner au présent. Il était con­tin­uelle­ment en route vers l’avenir. Il détes­tait l’im­mo­bil­ité, il était à la recherche de nou­velles impres­sions, il voulait pass­er out­re. C’é­tait à cause de cela qu’il était con­stam­ment en avance sur les autres qui avaient par­fois beau­coup de mal à le suiv­re. Nathalie par con­tre aimait se trem­per dans le présent et cher­chait à s’en imprégn­er jusqu’à la moelle. Son ambi­tion était de ren­dre le présent éter­nel en le faisant par­tie inté­grante de son être et de l’emporter partout avec elle, tou­jours. Ne pas appréci­er le présent, pour elle cela sig­nifi­ait ne pas prof­iter de la vie. Ne pas vivre même.

Lui, au con­traire, avait déjà plusieurs longueurs d’a­vance sur elle, et pen­sait au lende­main, au train qui le ramèn­erait en Alle­magne. Qui le sépar­erait d’elle. Une douleur que Nathalie venait de ren­dre plus cuisante. Elle con­tin­u­ait de par­ler, et les mots s’en­gouf­frèrent dans la plaie ouverte, sans relâche.

« Je ne sais pas si on va jamais se revoir. Je ne sais pas si tu vas te sépar­er de ta femme. Moi, je ne te deman­derai jamais de faire quoi que ce soit sous ce rap­port. Il faut que tu vives. Tu es jeune encore, tu dois te pren­dre en main. Recon­naître ton poten­tiel. Là, avec ta femme, à mon avis, tu végètes. Et tu ne dois surtout pas vivre pour moi, mais pour toi. »

Il n’y enten­dit que les allu­sions au départ et à une sépa­ra­tion sans retour. Sa voix était trop brisée pour répon­dre et il atten­dit le prochain coup, silen­cieux, les larmes à fleur de prunelle. Le seul con­fort lui vint du verre de vin qu’il n’eut même plus la force de poser.

« Ne pens­es pas à demain, ne gâch­es pas le plaisir de cette nuit. On est ensem­ble, on a réus­si à sur­mon­ter tous les obsta­cles et toutes les prob­a­bil­ités. C’est ce qui compte. On a tout fait pour aboutir là où nous sommes. Main­tenant, à nous d’en prof­iter. Nous l’avons mérité. »

À tra­vers les brumes rougeoy­antes de la douleur, Ste­fan aperçut comme une vague lumière qui le rap­prochait de ce que Nathalie s’ef­forçait de lui faire com­pren­dre, mal­gré la peine aiguë des paroles qui le giflaient. Il com­prit que c’é­tait, pour une large part, leur con­cep­tion dif­férente de la vie et du temps, de la façon dont il fal­lait évoluer dans ce courant éter­nel, qui perçait à tra­vers ces phras­es. Et, fort de ce qu’il savait de son passé, il dev­ina que c’é­tait surtout l’ex­péri­ence de l’amour raté avec Chris, de cette rela­tion avortée, qui l’avait poussée à par­ler, sans retenue, près de pani­quer. Dans le dés­espoir même qu’il sen­tit naître en lui, il puisa la force de finale­ment répon­dre à son amie.

« Nathalie, tu con­nais cette his­toire de l’être humain, entier à l’o­rig­ine, révolté con­tre les dieux, et scindé par eux en deux moitiés. Moitiés qui, depuis, se cherchent – éter­nelle­ment. Elle me fascine depuis que je l’ai enten­due pour la pre­mière fois. C’est une belle idée, et une façon poé­tique d’ex­pli­quer tant de choses : la nos­tal­gie de l’autre, la han­tise de la soli­tude, le sen­ti­ment de ne pas être entier, ce manque qu’on ne saurait dire claire­ment. Et moi, j’adore la poésie. Et main­tenant imag­ine que l’on ren­con­tre cette moitié per­due. Et qu’on ne la recon­naisse pas. Ou qu’on se rende compte trop tard. Qu’on la voie dis­paraître sans pou­voir la rejoin­dre. Imag­ine qu’on reste seul, sachant une fois pour toutes que désor­mais, quoi qu’on fasse, on va le rester. Imag­ine qu’on n’ait plus aucune chance de con­naître l’amour. N’est-ce pas là le trag­ique ultime ? C’est une idée qui m’est venue tout de suite, qui s’est imposée à moi dès que j’ai enten­du cette his­toire pour la pre­mière fois. Elle n’a jamais cessé de me hanter depuis. Tu imag­ines le dés­espoir de celui qui se retrou­ve aban­don­né ain­si ? Qui serait venu trop tard ? Ou trop tôt ? Imag­ine que la vie se résume à une telle his­toire de « trop ». C’est ce qui m’a poussé aux com­men­taires amers que j’ai postés sur ton arti­cle sur Chris. Et quand je t’en­tends par­ler, c’est à cela que je pense. »

Nathalie le dévis­agea. Elle s’é­tait jurée de ne plus jamais se retrou­ver dans une sit­u­a­tion comme celle où l’avait mise son dernier amant. Même au prix de bless­er cet homme dont elle savait qu’il l’aimait, elle avait dû pos­er ces paroles entre elle et lui. Elle aurait préféré se laiss­er emporter par l’am­biance d’une soirée entre amants, qui se ter­min­erait par de nou­veaux appren­tis­sages dans le jeu des corps entrelacés. Elle n’au­rait pas choisi cet instant pré­cis pour lui dire cela, mais elle était soulagée d’avoir suivi la route tracée par ses sou­venirs . La peine qu’éprou­vait Ste­fan lui fit mal, à elle aus­si, mais, dans la mesure où un avenir com­mun pou­vait s’en­vis­ager, il fal­lait le met­tre sur des bases solides, qui sou­tiendraient de longues sépa­ra­tions ain­si que le choc con­tin­uel de deux êtres chargés d’un passé déjà long et rem­pli d’an­goisse aus­si bien que d’e­spoir. Il fal­lait par­ler, en évi­tant le men­songe et l’il­lu­sion. Et c’est ce qu’elle fit ce soir-là.

La crême brûlee au Coupe-Chou
« Il déposa deux rame­quins devant eux … »

Une fois de plus, le garçon, appor­tant le dessert, les oblig­ea au silence. Il posa deux rame­quins devant eux où une croûte de caramel encore chaude cachait un fond de crème vanil­lée. Nathalie, pour pro­longer le silence et don­ner à Ste­fan l’oc­ca­sion de calmer sa douleur, prit sa cuil­lère et l’en­fonça dans son dessert, brisant la croûte au pas­sage. Quand elle la ressor­tit, elle était chargée d’un peu de crème que la vanille moulue parse­mait de myr­i­ades de minus­cules points noirs. Des morceaux de caramel, tels des récifs dans une mer d’arômes, la gar­nis­saient, jalon­nant l’onc­tu­osité de la crème de la dureté de la croûte éclatée. Lente­ment, une douceur ren­due moins sucrée par l’op­po­si­tion entre le froid de la crème et la chaleur éteinte du caramel se répandait dans sa bouche. Le dessert était déli­cieux, et Nathalie dev­ina, sur les traits de Ste­fan où la douleur se nuançait de plaisir ani­mal devant la qual­ité de la nour­ri­t­ure, que le plaisir se com­mu­ni­quait. Il la rejoignit, et l’ac­tiv­ité ain­si que le plaisir partagés réus­sirent à le faire sor­tir der­rière les voiles noires où il avait fail­li s’enfermer.

La fin du repas approchait, mais tous les deux, ils voulurent pro­longer le séjour dans une local­ité aus­si agréable. Ils demandèrent du café. À leur plus grande sur­prise, le garçon leur pro­posa de pren­dre le café au salon. Ils se lev­èrent et le suivirent dans une par­tie plus reculée du bâti­ment. Il fal­lut descen­dre quelques march­es, et Nathalie et Ste­fan furent invités à s’as­soir dans des fau­teuils con­fort­a­bles, à deux pas d’une chem­inée dans laque­lle se con­sumait lente­ment une grosse bûche, avec entre eux une toute petite table, un guéri­don plutôt, sur lequel le garçon posa leurs tass­es quelques min­utes plus tard. Ils eurent l’im­pres­sion d’être chez eux.

Ste­fan s’é­tait calmé, grâce à la présence de Nathalie qui l’en­velop­pait de ses regards scin­til­lants et promet­teurs, empreints de ten­dresse. Il avait com­pris que Nathalie ne le reje­tait pas, bien au con­traire, et il était arrivé à maîtris­er la douleur. Ils se tenaient par les mains, ne se lâchant que pour porter leurs tass­es aux lèvres et sirot­er la bois­son chaude et récon­for­t­ante. Pen­dant une bonne demie heure, ils restaient ain­si, n’échangeant que peu de paroles et prof­i­tant de la présence ras­sur­ante de l’être aimé. Leurs raison­nements ne se ressem­blaient pour­tant pas, même s’ils avaient pris le même point de départ et même s’ils tour­naient autour de la même idée : l’autre et sa présence non seule­ment dans l’e­space intérieur des pen­sées et des sen­ti­ments, mais encore dans le monde pal­pa­ble qui les entourait. Nathalie igno­rait jusqu’à l’ex­is­tence de la Gare du Nord et du lende­main, tan­dis que Ste­fan, qui en était han­té, cher­chait à éterniser chaque sec­onde qu’il lui était don­né de pass­er près de Nathalie. Celle-ci sen­tit l’in­quié­tude de son amant et pro­posa de par­tir. Il deman­da l’ad­di­tion pen­dant que Nathalie prof­i­tait du délai pour dis­paraître encore une fois dis­crète­ment aux toi­lettes, juste le temps qu’il fal­lait à Ste­fan pour pay­er leur con­som­ma­tion. Ils se retrou­vèrent dans le vestibule où Ste­fan était déjà occupé à récupér­er leurs manteaux.

Ils sor­tirent dans la rue som­bre et froide où les rares enseignes des mag­a­sins s’ef­forçaient de créer un sem­blant de clarté. Ste­fan jeta un dernier coup d’œil au Coupe-Chou avant de pren­dre le bras de Nathalie et de se diriger vers le boule­vard à la recherche d’une bouche de Métro.

« Mer­ci pour le mer­veilleux repas, mon amour. »

Ste­fan répon­dit en ser­rant Nathalie de plus près encore.

xxxv. les eaux de la marne