Pendant que Stefan la contemplait, en fantasmant sur la peau que cachait sa robe si simple, Nathalie pensa aux caresses de la nuit. Elle se rappela l’instant de surprise juste avant d’être enlevée par un deuxième orgasme sous les coups de langue de son amant. Décidée de se lancer dans les caresses, elle s’était pourtant résignée à n’y trouver qu’une amorce de plaisir. Ses premières fois avaient trop souvent été nulles. Ce souvenir-là titilla une partie irritée de sa mémoire, et elle sentit les sensations d’une autre nuit voleter autour d’elle. Celle qui avait ouvert les écluses de sa volupté, libérant un flot de sentiments qui avait failli submerger son petit monde et emporter jusqu’à son existence : la nuit qu’elle avait passée dans les bras de Chris, à côté de lui, sur lui, sous lui, exposée et ouverte comme jamais auparavant, tout le long des quatre décennies qui avaient précédé cet instant. Une deuxième, la véritable, défloraison, mentale cette fois-ci.
Des relents de cet amour terrible flottaient dans l’air depuis que Stefan avait avoué sa jalousie et sa peur. L’année passée, quelques semaines avant Noël, Nathalie avait publié un article sur son blog. Sachant que Stefan la lisait, elle avait choisi cette voie indirecte pour s’adresser à lui. Un trop plein de désespoir l’avait jetée dans une torpeur morale qui l’empêchait de voir la lâcheté d’un tel procédé. La danse de ses doigts sur le clavier avait appelé le mensonge, face à l’échec d’un amour avorté qui la trempaient dans un bain de douleur, d’où elle sortait plus faible. Engloutie par un passé beaucoup trop récent et trop vivace, toutes les sorties lui semblaient fermées.
Chris – le premier amour après dix ans de mariage. Ce nom résumait l’idée même de l’amour qui brillait à la sortie d’un tunnel beaucoup trop long. Pendant assez longtemps, les hommes que Nathalie choisissait pour sortir de la monotonie et de l’ennui de sa vie de couple lui servaient de para-tonnerre. En même temps, elle n’avait pas encore rassemblé assez de force et de lucidité pour sortir de son mariage, et pour confronter sa fille aux douleurs d’un amour brisé et d’un couple éclaté. Elle se savait trop remplie de tendresse et d’envie et, pour ne pas éclater sous cette pression intérieure, elle avait choisi d’agir. Un premier rendez-vous était suivi de près par la recherche de l’orgasme dans un acte libérateur. Mais, la pression partie, elle se retrouvait devant le vide d’un amour réduit à sa seule dimension physique. Ayant ramassé des bribes de satisfaction, elle passait au prochain pour y vivre un autre épisode du drame monotone que fut sa vie à cette époque-là, continuellement rejeté dans les bras absents d’un mari de plus en plus invisible. Jusqu’à ce qu’elle rencontrât Chris.
Lui, comme tous les autres, elle l’avait rencontré sur la toile. Lui aussi, il s’était pris dans les lignes de son blog, sur lequel il était tombé en cliquant bêtement à gauche et à droite au départ des profils de ses amis. L’ambiance féminine qu’y faisaient régner les petits articles, les images, les photos et les commentaires l’attiraient. C’était un monde à part, clos malgré son ouverture sur le monde et qui pourtant ne sentait pas du tout le renfermé. Au bout de quelques heures de lecture, Chris avait demandé à être ajouté à la liste de contact de l’auteure inconnu. Il était sous le charme et il tenait à rester au courant des publications. Désormais, peu de jours passaient sans qu’il y consacrât le temps d’au moins une petite visite, mais le plus souvent c’était des séjours prolongés dans le monde de Nathalie. Après qu’elle eut accepté sa demande, Chris laissait de plus en plus de commentaires sur les articles et les photos que Nathalie rajoutait presque quotidiennement. Elle tenait à être lue, mais elle voulait aussi participer aux instants condensés de vie que lui apportaient ses visiteurs, des bouts de monde que leurs commentaires et leurs articles lui faisaient entrevoir. Et comme Chris tenait un blog, lui aussi, elle était servie. Elle lui rendait ses visites. Elle s’exprimait sur l’espace qu’il avait consacré à ses velléités de poète. Elle y sentit une âme perdue qui était à la recherche d’un point d’appui dont elle avait besoin pour avancer. Elle la trouvait ressemblante à la sienne, cette âme-là, et elle l’invitait à laisser la parole à ses douleurs et à ses joies. Nathalie finit par se rendre compte qu’elle appâtait cet homme en lui offrant, de par ses actes d’écriture, une présence bienveillante. Il y répondait sans faute, et leurs échanges devenaient réguliers.
Malgré la publicité de leurs entretiens, les autres visiteurs s’en trouvaient de plus en plus exclus. Trop de sous-entendus nécessitaient la connaissance de ce qu’ils avaient pris l’habitude de se dire ailleurs que sur la toile. Chris avait demandé et obtenu le numéro de Nathalie et ils se parlaient pendant des heures. Malgré la distance qui les séparait, Nathalie l’invitait à venir la voir à Montpellier. Enfin, au bout de quelques semaines de dialogues, Chris décida de venir. Pour rester. Il n’avait pas de chez lui, nulle part. Il y aspirait, il aurait voulu enfin arriver quelque part, et ce depuis longtemps, mais quelque chose le rappelait sur la route, que ce fût un échec ou quelque pulsion de partir qui cachait une envie confuse de se faire mal à lui-même à travers celui qu’il faisait aux autres. Il bougeait donc constamment, et comme il ne prenait pas racine, il lui était facile de se laisser arracher à une vie où il n’était que de passage.
Nathalie fut ravie quand Chris lui annonça sa résolution de venir vivre à Montpellier. La joie de voir cet homme – très beau gosse – près d’elle, d’avoir quotidiennement le moyen de venir le voir, de se rendre dans ses bras pour y cueillir les plaisirs qu’il savait prodiguer à son corps, la ravissait. En plus, elle aimait les gens qui étaient capables de prendre des décisions. Elle ne pouvait pas encore savoir que le ressort qui le faisait bouger, fonctionnait presque indépendamment de son libre arbitre. Que ce qui apparut à Nathalie comme une décision consciemment prise, n’était que le dernier effet d’un mécanisme qui n’obéissait qu’à ses propres lois.
Chris s’installa donc à Montpellier. Comme il était habitué à cette façon de vivre, il avait vite fait de décrocher un boulot qui lui permît de subsister. Il n’exigeait pas beaucoup de la vie, sauf les attentions de la personne qu’il s’était choisie pour le distraire de sa solitude. Peu à peu, Nathalie se rendait compte des inconvénients d’une telle relation. Comme Chris ne connaissait personne à Montpellier, il se retrouvait encore plus dépendant que d’habitude de l’objet actuel de son affection. Nathalie avait pourtant une vie à laquelle elle tenait. Elle avait sa famille, ses amis, son travail aussi auquel elle consacrait beaucoup de temps. Même si elle avait voulu, et elle n’en était pas loin, elle n’aurait pu se rendre aussi disponible qu’il l’aurait fallu pour satisfaire aux exigences de son amant. Leur histoire avait des hauts et des bas très prononcés qui demandaient des efforts immenses à Nathalie. Elle négligeait ses amis, et elle se faisait de graves reproches à cause de cela. Pourtant, elle se sentait obligée de faire des efforts pour l’homme qui avait tout quitté pour elle, même si elle ne le lui avait pas demandé.
Puis vint le jour de ses quarante ans. Nathalie, qui n’avait pas peur de vieillir, voulait fêter ça convenablement. Elle comptait inviter les amis et passer une journée merveilleuse avec eux, libre de tout souci, consacrée aux instants magiques que seul la présence de gens aimés était capable de faire naître. Chris eut d’autres idées là-dessus. Il supportait de moins en moins l’idée de partager son amante avec qui que ce fût, et il lui demanda de passer son anniversaire seule avec lui. Nathalie, d’abord contrariée, finit pourtant par céder, consolée par l’idée de pouvoir consacrer cette journée à l’homme qu’elle aimait et à l’amour qui la mènerait à travers les longues heures de la nuit. Elle arriva chez lui, impatiente d’être serrée dans ces bras dont elle connaissait la force qui vibrait au fond des muscles dont la vivante chaleur l’enveloppait. C’était pour se retrouver dans un appartement qui n’était même pas rangé et qui dégageait un air d’indifférence. Ils se firent la bise, mais Nathalie attendit en vain d’autres gestes. Il lui parla de son dernier poème qu’il comptait mettre sur son blog. Il lui raconta les ennuis au travail et les torts des collègues envers lui. Comme il ne fit pas mine de vouloir changer de sujet ou de proposer quoi que ce soit, Nathalie trouva enfin le courage de lui demander ce qu’il avait prévu pour la soirée. Connaissant ses moyens réduits, elle n’eut pas osé compter sur quelque chose d’extraordinaire, mais elle avait quand-même imaginé un petit resto bien sympa où ils passeraient quelques heures à dîner et à discuter avant de passer à l’acte suivant. Elle dut se résoudre à passer la soirée dans l’appartement de Chris. Et au lieu de se consacrer à elle, il râlait sur le peu de temps qu’elle passait avec lui. Nathalie décida de partir, prétextant une promesse faite à sa fille de la conduire chez des amies le lendemain. Ce fut cet instant-là qui réservait la pire surprise à Nathalie. Elle entendit l’homme qu’elle aimait lui demander de faire le choix entre lui et sa fille. Nathalie n’en crut pas ses oreilles. Ne se trouvant pas la force de répliquer par la moindre parole, elle sortit précipitamment de chez lui, presque sans dire bonsoir.
Elle était tellement choquée par une prétention aussi monstrueuse qu’elle arrêtait de le voir. Le souvenir de ses tendresses vint pourtant à sérieusement lui manquer après la première semaine de leur séparation. Elle serait volontiers passée le voir, pour apprendre qu’elle s’était trompée, qu’elle avait mal compris, mais la colère subsistait et elle y puis assez de force pour résister à la tentation de céder à son désir. Pourtant, quand, au bout de deux semaines, elle le vit qui l’attendait dans la rue devant son bureau, à l’heure de sa pause midi, elle en ressentit comme un choc électrique. En sortant de son bureau, elle sautilla presque de joie, tellement cette rencontre inattendue l’avait chargée d’énergie.
Rien n’annonçait la rupture violente. Mais il était venu lui dire qu’il partait. Qu’il avait rencontré une femme à l’autre bout de la France, et que celle-ci lui avait ouvert sa maison. Que c’était fini entre eux. C’était court et d’autant plus fracassant. Nathalie s’écroula sous le choc de ses mots qui furent autant de coups de poing en plein ventre. Elle perdit conscience et s’affaissa à deux mètres de l’entrée de son bureau, en pleine journée.
Chris ne sut que faire de cette femme dont le corps inerte causait des tourbillons dans le flot des passants. Des gens s’arrêtaient, pressés de savoir ce qui se passait, prêts à donner même un coup de main si on voulait seulement consentir à satisfaire leur curiosité malsaine. Il était embarrassé quand il la vit à ses pieds, parce que son état l’empêchait de se consacrer à ses nouveaux projets. Il aurait volontiers cru à une manigance de sa part pour l’impressionner, pour le retenir auprès d’elle, mais elle restait trop longtemps inanimée. Quand elle en sortit finalement, c’était pour se retrouver sur un escalier, les épaules écorchées par la pierre des marches, les jambes levées au-dessus de sa tête, entourée d’étrangers. On l’installa dans un café à côté, où Chris n’attendit que l’instant où les gens seraient partis pour lui confirmer son départ. À bout de forces, elle en trouva pourtant assez pour empêcher ses yeux de se fermer à l’instant où il s’en alla. La seule consolation qu’on concède même aux condamnés à mort, elle se la refusa. Ses regards furent brisés par les larmes qui coulèrent à verse, et elle fut effrayée par le déluge qui se répandait sur son visage, elle qui pourtant ne pleurait jamais. Elle n’y put rien. La douleur s’était emparée d’elle et exigea son dû. Elle était seule et en souffrance, et c’était l’homme qu’elle aimait qui lui avait porté le coup sans grâce. Elle restait des journées sans voir personne et dès qu’elle eut récupéré assez de force pour y voir plus clair, elle se promit de mieux se protéger désormais contre de telles violences contre son âme.