Stefan contemplait les gouttelettes sur le bol de cidre, resté entre ses mains. Une ligne nettement dessinée séparait la partie supérieure, sèche, de la partie inférieure, indiquant le niveau du liquide dont la fraîcheur faisait condenser l’humidité. Dehors, il pleuvait. C’était l’hiver, mais il eut chaud. Il posa le bol sur la table pour s’essuyer le front. Celui-ci aussi était couvert de gouttes. Il eut soif et, tout en regardant les gouttes de pluie se faufiler, dans des files constamment renouvelées, le long de la vitre, ses mains cherchèrent le bol qu’il venait de déposer devant lui pour prendre une gorgée de la boisson pétillante dont le souvenir olfactif titillait ses narines. Quand ses doigts le rencontrèrent, il fut troublé par la qualité trop glissante, trop lisse, de la surface. Toujours perdu dans ses rêvasseries, à moitié conscient seulement de ses actes, il souleva l’objet en question, tant pour boire que pour vérifier de plus près. À en juger d’après son poids, il était vide. Ce constat surprenant le troubla assez pour qu’il cessât finalement de contempler la course des gouttes d’eau, dirigeant l’attention sur l’état à vérifier de son environnement. Ses regards tombèrent sur un verre de vin blanc, élancé, transparent, et vide.
Un autre temps et un autre espace étaient en train de prendre forme autour de lui, de se substituer à ceux qu’il venait de parcourir en compagnie d’Isabelle. Il se trouvait dans un restaurant Parisien, attendant le retour de Nathalie. Sur les bouts de ses doigts, mouillés par l’eau du bol, il sentait toujours le froid du liquide, mais devant lui, témoin infaillible du passage vers une autre réalité, se dressait déjà le verre de vin. La flamme de la bougie semblait se dédoubler dans le cristal de ses parois, véritable fanal de la possible existence d’une panoplie d’univers différents, à portée de main, qu’évoquait la danse des rayons de lumière. Stefan prit le verre pour regarder de plus près, et vit s’y réfléchir sa propre figure, les traits distordus par un rire moqueur. Tiraillé entre deux espaces et deux temps qui tour à tour revêtaient les figures d’Isabelle et de Nathalie, reliés entre eux par ses seuls souvenirs, il comprit que quelque chose venait de le rappeler en arrière, de l’enlever vers une existence antérieure qui se prolongeait pourtant à l’infini et dont les répercussions ébranlaient ce qu’il était forcé de considérer comme son présent véritable. Après avoir revécu en condensé, malgré lui, les instants les plus heureux et en même temps les plus douloureux de son passé, il fit un effort pour penser consciemment à Isabelle, et aux heures intensément magiques qu’ils avaient vécues ensemble.
Depuis vingt ans que le souvenir l’assiégeait, Stefan se demandait si les remparts, érigés à grand peine pour protéger sa lucidité, finiraient par crouler devant les assauts incessants, leurs débris l’entrainant dans un monde cauchemardesque dont il ne trouverait plus jamais la sortie. Et cette fois-ci, précisément, il eut remarqué une différence : Le retour en arrière n’avait jamais été aussi intense, aussi vrai. Bien plus que de se rapprocher de fantômes incolores qui faisaient revivre les événements d’antan dans le flou d’un rêve fait au milieu de la nuit, sous l’empire du sommeil, il s’était vu transporté là-bas, sous le soleil de Concarneau et sous la pluie de Pont-Aven ainsi que dans les bras d’Isabelle dont la chair n’avait été que trop palpable. Cette fois-ci, l’illusion, secourue par un souvenir particulièrement vivace, s’était parée de toutes les apparences de la matière, tandis que, la plupart du temps, les objets et les personnes venus peupler ses songes, exhalés par les souffles du souvenir, se présentaient à lui dans un état de décomposition avancée, rongés par le passage des années, et rendus de plus en plus faibles par le flou de la distance croissante qui estompait jusqu’aux surfaces où la pensée consciente aurait pu s’accrocher pour changer en réalité une illusion trop évidente.
Aujourd’hui, par contre, englouti pendant quelques instants par une espèce de résurgence du passé, le réalisme et la netteté de ce qu’il avait vu et senti l’eurent terrorisé, les rides, les angles et les pointes des objets l’écorchant au passage, emportant le rêveur dans un engrenage irrésistible. Et pourtant, au lieu de se sentir entraîné vers un gouffre insondable, il venait de se réveiller dans un restaurant Parisien, un verre de vin vide entre les mains, attendant le retour de la femme qu’il aimait. Ce fut cette notion d’amour, tâtée dans le silence de sa tête libérée, qui déclencha une vague de feu courant le long de ses veines et dont la chaleur le fit tressaillir, secouant au passage les derniers vestiges de sommeil. Stefan comprit, grâce à la percée du passé, que ce qu’il ressentait pour Nathalie ressemblait étrangement aux sentiments qu’il avait eus pour Isabelle. Depuis que celle-ci l’avait quitté, il n’avait plus jamais fait des expériences d’une telle intensité – sauf dans la haine et la douleur. Aurait-il, grâce à Nathalie, retrouvé la capacité d’aimer ? Déjà, la violence de la vision ne l’étonnait plus autant. Un amour en avait appelé un autre, tout simplement, et l’amour de Nathalie avait fait ressusciter le spectre de celui d’Isabelle, dépouillé de tout ce qu’il avait pu avoir d’effrayant. Les fils tordus, par lesquels la tendresse et la beauté avaient été inextricablement liées aux blessures, étaient finalement démêlés. Pour la première fois, Stefan se sentit capable de confronter et d’assumer toute une partie de sa vie passée, sans sombrer dans la douleur de la haine. L’amour d’Isabelle y brillait, une perle rare et précieuse dans son écrin, mais réduit à la mesure d’une passion qui se déclinerait désormais au passé. Il avait cessé d’être une obsession.
Pendant que Stefan était aux prises avec son passé, Nathalie avait trouvé les toilettes. Avant de sortir, quelques minutes plus tard, pour rejoindre son amant, elle s’arrêta devant le miroir pour se contempler un instant et pour vérifier l’état de sa robe. Elle se trouva très présentable. Elle passa sa main dans ses cheveux pour les faire bouffer du côté gauche où ils avaient perdu un peu de leur volume parce que, pendant le concert, elle avait posé sa tête sur l’épaule de Stefan. Satisfaite, elle se dirigea vers l’étroit couloir où elle faillit renverser un tabouret sur lequel était posés une dizaine de petits dépliants. Elle se pencha pour les examiner de plus près, et vit que c’était le prospectus du restaurant. Intriguée par le caractère de l’endroit, elle en prit un exemplaire et découvrit, en feuilletant, qu’il contenait aussi un petit historique de l’endroit. « Tiens, ça a l’air intéressant. » Ayant décidé de l’emporter pour le montrer à Stefan, elle ouvrit la porte pour sortir quand son regard s’accrocha aux vieilles pierres des murs. L’escalier l’invitait à monter, mais elle dut s’arrêter, presque malgré elle, pour regarder de plus près. Le mur opposait sa sombre vétusté à la clarté électrique de l’ampoule qui pendait du plafond. Même le mortier des interstices, couvrant d’habitude le mur de son filet d’artères plus clair, était rendu à peu près invisible par les fragments de nuit qui se tassaient dans les replis de la pierre. Par endroits subsistait juste un peu de gris noirci qui ressemblait à de la moisissure, suffisant pourtant à donner une idée de l’irrégularité de la pose, renforçant ainsi l’air d’antiquité délabrée du sous-sol du bâtiment. Le peu de renseignements que Nathalie avait pu glaner, en parcourant le texte explicatif du dépliant, étayait cette impression. Gallo-romain, romain, médiéval, tels étaient les vocables qu’elle avait retenus de sa lecture sommaire.
Nathalie dut faire un effort conscient pour arracher son regard aux crevasses du mur dont l’antiquité visible la fascinait. Une fois libre, elle s’engagea dans l’escalier où elle sentit sa robe frôler, dans l’espace trop resserré, la pierre qu’elle venait d’admirer, emportant un souvenir haptique qui la fit frémir quand elle le sentit parcourir sa peau, laissant ses bras couverts d’une chair de poule. Arrivée au niveau du comptoir, elle s’arrêta un instant pour s’orienter, et se dirigea ensuite vers Stefan qui la regardait arriver, accoudé à leur table, la tête posée sur ses mains jointes.
« Regarde un peu ce que j’ai trouvé ! »
Avec un petit air de triomphe, Nathalie posa le dépliant devant Stefan. Il abandonna sa position contemplative, et prit le papier que Nathalie lui avait rapporté. Il le parcourut pendant que Nathalie s’installait, et découvrit vite la partie dédiée au passé de l’établissement.
« Le rendez-vous des amoureux, récita-t-il, c’est bien le cas de le dire. »
Stefan eut un grand sourire sur les lèvres quand il leva ses yeux de dessus le dépliant pour dévisager Nathalie.
« On a bien choisi, hein ?
– Tout à fait, chéri. Tu as vu où ça parle Histoire ? Il paraît qu’on est dans une partie très ancienne de la ville.
– Ben oui, on est près du Quartier Latin et des Universités. Il me semble pourtant que le quartier le plus ancien, c’est l’île de la Cité, le vieux Lutèce. Je ne savais pas du tout qu’il y avait des installation sur la rive gauche aussi à cette époque-là.
– Comme quoi tu reviendras plus malin de ton excursion. Figure-toi, le rendez-vous des amoureux dans la ville des amoureux, et en plus, un endroit qui te ramène aux beaux jours de Rul et Cie… »
Nathalie fit allusion à un projet de roman historique sur lequel Stefan travaillait depuis un an à peu près et dont le théâtre serait la Gaule du 3e siècle. Il accueillit sa remarque d’un sourire empreint de tendresse.
« J’aurai appris beaucoup de choses, mon ange, mais je ne suis venu que pour toi et c’est toi qui rends cet endroit spécial. Et tu le sais, en plus. »
Nathalie répondit à cette assertion en lui rendant son sourire. Elle sut que c’était vraiment ce qu’il ressentait. Contrairement à tant d’autres, Stefan était sérieux quand il disait de ces choses-là. Elle prit sa main et la caressa tout légèrement.
« Tu t’es bien amusé pendant mon absence ? »
Stefan hésita avant de répondre :
« J’ai fait un drôle de voyage – en Bretagne…
– Si loin que ça ?
– Oui. »
Nathalie se tut. Elle sentit que Stefan ne la taquinait pas. Les coudes sur la table, les mains croisées sous le menton, elle le regarda, et essaya de deviner quels souvenirs et quels secrets se cachaient au fond des yeux presque noirs dont elle aimait tant sentir le regard avide la parcourir. Elle résolut de carrément demander.
« Et est-ce que tu as rencontré quelqu’un pendant ton voyage ?
– Oui, un fantôme.
– Tu vas finir par me rendre curieuse, tu sais ? Ou inquiète…
– Non, Nathalie, il n’y a pas de quoi. C’était étrange. Dès que tu étais partie, je me suis retrouvé en Bretagne, à Lorient, il y a plus de vingt ans. C’était le jour de ma grande randonnée en voiture avec Isabelle.
– C’est la fille qui t’a fait tant souffrir ?
– Oui, celle-là même. Je ne sais pas si j’arrive à faire passer l’impression que cela m’a faite. C’était intense, presque réel.
– Tu sais, on peut voyager en esprit, c’est clair.
– Oui, sans doute, mais cela m’a tellement surpris. C’est comme si le monde vivant avait été effacé pour faire place à un autre, constitué à partir de souvenirs. Je me suis senti comme englouti. Rien n’existait plus, sauf cette Bretagne sous la pluie, Isabelle et moi. C’était le soir, au resto. Et ensuite le retour à Lorient, la nuit qu’on a passée ensemble. L’amour. La blessure aussi. Et puis, c’était comme si j’ouvrais les yeux à l’issue d’une nuit remplie de rêves fiévreux. J’étais là, à notre table, et dehors, dans la nuit, c’était encore la Bretagne, tandis qu’à l’intérieur, il y avait déjà notre Paris, à nous deux. J’ai vu les souvenirs se dissoudre sous mes yeux, pour être remplacés par d’autres objets. Et après, c’est toi qui es venue vers moi, avec ton dépliant. »