XXXII. Autour de la table

Ste­fan, arrivé au terme de son petit dis­cours, se tut. Légère­ment embar­rassé par ce qu’il venait de racon­ter, ne sachant trop com­ment occu­per ses mains, il se mit à jouer avec le verre de vin dont il tour­nait sans cesse la tige entre les doigts. Nathalie avait ramassé le dépli­ant en ques­tion, lais­sant courir les pages entre ses doigts sans pour­tant se ren­dre compte de ce qu’elle fai­sait. Ils se turent tous les deux jusqu’à ce que l’ar­rivée du garçon inter­rompît le silence. Il appor­ta la bouteille de vin et la présen­ta à Ste­fan. Celui-ci la regar­da, sans vrai­ment com­pren­dre ce qu’on lui voulait, la tour­na entre ses mains, fit sem­blant de lire l’é­ti­quette et fit un hoche­ment de tête en direc­tion du garçon. Il espéra que cela voulait dire que c’é­tait bon et qu’il pou­vait con­tin­uer la céré­monie. Sa petite comédie eut l’ef­fet escomp­té : le petit homme agile déboucha la bouteille et ver­sa un peu de son con­tenu dans le verre de Ste­fan. Nathalie obser­va la scène, un petit sourire presque moqueur sur les lèvres. Elle prof­i­ta de ce que le garçon se tournât pour un instant vers la table voi­sine pour désign­er le verre à son amant :

« Vas‑y, tu dois essay­er pour voir si c’est bon. »

Ste­fan, qui pour une fois, et mal­gré tout son amour pour la France, se sen­tait véri­ta­ble­ment dépaysé, leva le verre. Il l’agi­ta légère­ment et aspi­ra les molécules que le liq­uide scin­til­lant lâchait dans l’air. Il s’en rem­plit les nar­ines. Puis, il trem­pa ses lèvres dans le vin peu acidulé dont la fraîcheur et l’arôme réti­cent, marin, furent les bien­venus. Il eut recours au même procédé dont il venait d’user avec un si beau suc­cès : hoche­ment de tête, accom­pa­g­né d’un sourire pour sig­naler sa sat­is­fac­tion. Même résul­tat, sans doute, car le garçon rem­plit leurs deux ver­res, posa la bouteille à côté et s’en alla.

La petite dis­trac­tion avait con­tribué à ancr­er Ste­fan plus solide­ment dans le monde retrou­vé où exis­tait Nathalie. Il était tou­jours sous l’empire des images du passé et des con­séquences de leur soudaine irrup­tion. Mais, peu à peu, le fan­tôme d’Is­abelle pâlis­sait tan­dis que le vis­age de Nathalie sor­tait de plus en plus net du brouil­lard presque bre­ton de ses sou­venirs. Au lieu de par­ler, il leva son verre et le rap­procha de celui de Nathalie, l’in­vi­tant à faire de même.

« À la tienne, mon amour. »

Ils trin­quèrent et ils burent. Une fois les ver­res posés, Ste­fan fixa les yeux de la femme et essaya d’y retrou­ver un reflet de ce qu’elle pensait.

« Nathalie ? Je t’aime. »

C’est tout ce qu’il put sor­tir. Il bais­sa les yeux et, embar­rassé, reprit son verre pour pren­dre une autre gorgée de vin.

« Je sais, mon amour, et moi aus­si, je t’aime.

– Tu sais, cela m’ef­fraie un peu. Une autre réal­ité qui s’im­pose telle­ment, au point de te faire tout oubli­er, de car­ré­ment devenir un autre. Je me demande si toi, tu vas dur­er. Si notre his­toire est la « bonne », celle qui va rester au bout des rêves.

– Ce qui compte, c’est d’en garder le sou­venir. Même si je me dis­solvais main­tenant, même si, demain, je par­tais pour ne jamais revenir, même si mon train avait un acci­dent et que je mourais quelque part loin de toi, le sou­venir va rester. Il nous appar­tient désor­mais. Moi, je t’ap­par­tiens désor­mais, sans pou­voir plus jamais t’échapper.

– Je ne veux pas que tu partes jamais, mon amour. »

Ces derniers mots furent dit très douce­ment, d’une voix à peine intel­li­gi­ble. Nathalie ne répon­dit pas. Ste­fan regar­dait devant lui. Il n’osa pas lever les yeux, de peur de trou­ver la place vide, de peur, aus­si, d’en­trevoir son avenir dans les som­bres yeux de Nathalie.

Elle gar­da le silence, se con­tentant de ser­rer la main de son amant entre les siennes pour lui faire com­pren­dre qu’elle était là, bien présente, une femme en chair et en os. Ce fut le garçon qui rompit le silence. Le garçon, qui avait l’art d’ar­riv­er aux instants qui se pro­longeaient trop et risquaient de se révéler embar­ras­sants. Il appor­ta l’en­trée et leur souhai­ta un bon appétit.

Ste­fan prit un morceau de pain dans la cor­beille. Il détacha une mince tranche de pois­son à l’aide de sa fourchette, trem­pa le pain dans l’huile qui recou­vrait le saumon, essaya le pois­son et le trou­va excel­lent. Excel­lent au point d’hésiter de manger le pain pour faire dur­er le plaisir de ce pre­mier con­tact du pois­son mar­iné et de ses papilles gus­ta­tives. Nathalie le scru­tait tout en se ser­vant copieuse­ment dans son assi­ette. Elle ado­rait ce plat. La viande crue lui don­nait l’im­pres­sion d’en­tr­er en con­tact avec la sub­stance vitale d’un autre être. Il y avait du sauvage là-dedans, quelque chose venu sournoise­ment se gliss­er au milieu du monde civil­isé depuis la nuit des temps. Un plaisir qui frôlait l’i­navouable. Nathalie vit très dis­tincte­ment le plaisir se dessin­er sur le vis­age de Stefan.

« Tu aimes ?

– Oui, c’est très bon.

– Tu en as déjà mangé ?

– Non, jamais.

– C’est spé­cial, et il y en a beau­coup qui n’oseraient pas.

– Ils se privent de quelque chose alors. »

Au Coupe-Chou
« … et reti­ra très lente­ment sa fourchette d’entre ses lèvres fermées »

Nathalie leva les yeux, très con­sciem­ment, et les fixa sur ceux de Ste­fan. Elle embrocha une fine tranche de saumon et la mit dans sa bouche. Ses dents et ses lèvres se fer­mèrent sur le morceau. Elle atten­dit un petit instant, pen­dant que sa langue tâtait la tex­ture de la chair, et reti­ra très lente­ment sa fourchette d’en­tre ses lèvres fer­mées. Manger cette viande crue, en présence de l’homme qu’elle aimait, c’é­tait presque une com­mu­nion, ressen­tie comme un véri­ta­ble acte sex­uel. Elle ressen­tit une envie folle de faire l’amour – à l’in­stant même, n’im­porte où – qu’elle n’ar­rivait que très dif­fi­cile­ment à con­tenir. Elle réus­sit pour­tant à refouler cette volup­té envahissante, en changeant rad­i­cale­ment de sujet :

« Mer­ci encore pour ce mag­nifique présent, mon amour. Tu m’as offert de beaux souvenirs.

– Mer­ci de l’avoir accep­té. Tu sais que je n’ai jamais trop aimé Chopin jusque-là ?

– Dis donc, c’est vrai, ça ?

– Si je te le dis… Et pas le seul Chopin, mais pra­tique­ment toute la musique de cham­bre. Je ne sais pas trop, mais je crois que c’est à cause de mon père. Je le vois encore qui écoutait, pen­dant des heures, des sonates de piano pen­dant qu’il tra­vail­lait, et cette musique, je la trou­vais insup­port­able. Elle m’a telle­ment rem­pli de tristesse que c’é­tait à me gâch­er une journée entière. C’é­tait triste, c’é­tait morne, c’é­tait lugubre. Ce qui est bizarre quand-même, parce que j’ai très tôt décou­vert mon goût pour la musique clas­sique, soi-dis­ant sérieuse. Et sur un par­cours qui a débuté par des morceaux facile­ment acces­si­bles, j’ai poussé jusqu’aux grands com­pos­i­teurs russ­es du XXe siè­cle. Qui deman­dent une cer­taine expéri­ence, une oreille adap­tée. Mais la musique de cham­bre, Chopin, Liszt, Schu­mann, Brahms – jamais. Jusqu’à ce que tu me par­les sur MSN et que tu me dis­es que tu étais en train d’é­couter du Chopin. Tu te sou­viens ? Tu m’as envoyé un lien vers un morceau sur YouTube.

– Oui, je me sou­viens, bien sûr.

– Et c’est à cause de cela que je t’ai offert le CD après.

– Ain­si que le choco­lat – qui était déli­cieux d’ailleurs.

– Ain­si que le choco­lat. Et depuis, la musique de Chopin est liée à toi. C’est devenu indis­so­cia­ble, et c’est ce qui m’a fait avancer d’un grand bond. Depuis, j’adore cette musique et j’en demande encore et encore.

– Je t’ai fait avancer sur ton chemin… J’aime cette idée.

– Tu sais que c’est sans doute une autre façon de te con­voiter, toi ? Et d’en deman­der encore et encore ? »

L’en­vie que Ste­fan ressen­tait au bout de ce dia­logue s’ex­pri­mait dans ses yeux et dans son sourire, ce qui lui don­nait un air quelque peu affamé. Nathalie, qui venait d’échap­per aux ten­ta­tions de la volup­té, était très con­sciente de ce qui se cachait der­rière ces mots apparem­ment inno­cents. Elle leva son verre pour don­ner un autre cours à leurs idées et à leur conversation :

« Aux pou­voirs civil­isa­teurs de la femme !

– À toi donc, Nathalie. »

La voix et l’ex­pres­sion de Ste­fan étaient empreintes d’une telle solen­nité que Nathalie dut lut­ter pour con­tenir l’hi­lar­ité qu’elle sen­tit se man­i­fester autour de ses lèvres.

Heureuse­ment, le garçon pas­sa à côté pour s’as­sur­er que tout allait bien, et Nathalie prof­i­ta de la dis­trac­tion pour se don­ner plus de contenance.

« Tu me sers du vin, s’il te plaît, mon amour ? »

Ste­fan, dont l’at­ten­tion était restée tout entière à ce que venait de lui dire sa com­pagne, sor­tit de son qua­si-rêve et rem­plit le verre que Nathalie lui tendait. Ils burent tout en gar­dant le silence. Un silence rem­pli de pen­sées qui tour­naient autour de l’autre. Un silence qui ne cachait pas un malaise, mais qui les rap­prochait encore en tis­sant des liens sup­plé­men­taires entre eux, faits de sou­venirs et d’aveux silencieux.

« Cette fille – Isabelle, reprit Nathalie, racon­te-moi un peu de quelle façon cette his­toire s’est terminée. »

Ste­fan fer­ma les yeux. Il sem­bla vouloir pren­dre de l’élan pour se rep­longer dans l’abîme dont il venait à peine de sortir.

« Après notre pre­mière nuit, j’é­tais com­plète­ment obnu­bilé d’elle. Je ne voy­ais plus qu’elle. Et en plus, c’é­tait mon pre­mier amour. »

Ste­fan hési­ta et sem­bla réfléchir quelques instants avant de reprendre :

« Je me demande com­ment on peut le savoir, ça. Le pre­mier amour. Ça ne peut se recon­naître qu’après coup, non ? Il n’y a pas moyen de com­par­er, après tout. Bon, là, c’é­tait clair comme tout, j’é­tais amoureux. Mais ce qu’il y avait aus­si, c’est qu’on ne se voy­ait pas très sou­vent. Isabelle était en train de pré­par­er ses con­cours, évidem­ment. Mais peut-être qu’il y avait autre chose plutôt… Son ex, je veux dire. Je savais qu’elle sor­tait d’une rela­tion assez compliquée. »

Ste­fan inter­rompit encore son réc­it pour regarder Nathalie.

« Ça fait tout drôle de dire ça à pro­pos d’une fille de dix-neuf ans… Mais à cet âge-là, il n’y rien qui compte à part les pro­pres expéri­ences, avec tout ce qu’elles con­ti­en­nent comme suc­cès, et comme défaites. Comme défaites surtout… Et tant pis pour le reste du monde. Tou­jours est-il qu’elle avait un ex. Il était même assez présent dans nos dis­cus­sions. Une fois, après notre pre­mière nuit passée ensem­ble, tu sais ce qu’elle m’a dit ? Que c’é­tait moi qui lui avais ren­du le goût de l’amour. Que c’é­tait grâce à moi qu’elle pou­vait de nou­veau jouir. Tu imag­ines à quel point j’ai été fier de cela ?

On se voy­ait donc trop peu à mon goût. Mais on avait un pro­jet. Elle voulait m’ac­com­pa­g­n­er en Alle­magne pour le car­naval de Cologne. Elle m’avait même don­né un chèque pour lui acheter son bil­let. Tout était pré­paré, et à deux jours du départ, la voilà qui débar­que pour me dire qu’elle venait de renouer avec son ex… dont j’ai oublié le nom, d’ailleurs. Ensuite, une de ses copines est venue me voir de sa part pour me ren­dre quelques livres que je lui avais prêtés. Et puis voilà. Ter­miné. Je ne l’ai plus jamais revue. Plus de nou­velles ni rien du tout. »

Nathalie ne répon­dit rien. Elle voulait savoir s’il y aurait encore une suite à cette his­toire, tout en scru­tant le vis­age de l’homme à l’autre bout de la table, qui venait d’é­taler une des par­ties les plus intimes de son passé. Une par­tie dont les réper­cus­sions avaient large­ment déter­miné le cours de sa vie.

« Ça a l’air de pas grand chose peut-être, résumé ain­si. Une his­toire banale comme des mil­liers et des mil­liers d’a­dos les ont vécues avant et après moi. Mais moi, j’en suis sor­ti brisé. Depuis, j’ai retrou­vé l’échec partout et une méfi­ance pro­fonde s’est instal­lée au fond de mes entrailles – jusqu’à ce que je t’aie ren­con­trée. C’est peut-être bête de dire ça ain­si, mais tan­tôt, quand je t’ai vue venir vers moi, après m’être retrou­vé en Bre­tagne, j’ai eu la nette impres­sion que ce passé-là n’avait plus de prise sur moi. »

Ste­fan dut faire une pause. Il sen­tit quelque chose lui bouch­er la gorge et il eut du mal à for­mer les mots. Ses yeux bril­laient sans doute. Nathalie prit sa main et lui dit sans le regarder :

« Tu t’es fait cass­er en morceau. »

Ste­fan ne répon­dit pas, pen­dant que l’hu­mid­ité qui avait déjà fait briller ses yeux se con­den­sait pour for­mer une larme qui coula le long de sa joue. Pen­dant toute la con­ver­sa­tion, il avait ser­ré la fourchette, comme pour garder quelque chose, au milieu de cet essaim de sou­venirs, qui le reliât matérielle­ment à ce présent-là qu’il partageait avec Nathalie. Il y avait encore du pois­son sur son assi­ette, et, trop con­tent de pou­voir s’oc­cu­per, il en attaqua, machi­nale­ment, les derniers morceaux. Il ter­mi­na son plat en silence, pen­dant que Nathalie le regar­dait manger.

Une fois les assi­ettes enlevées, le garçon arri­va peu après avec le plat de résis­tance : un morceau de filet de saumon gril­lé servi avec une mince couche de jus aux fruits de la pas­sion. À côté du pois­son se trou­vait un verre rem­pli de risot­to dans lequel on avait placé une petite cuillère.

Nathalie était dans un mode beau­coup moins con­tem­platif que son amant, mal­gré l’his­toire de cet amour brisé qui l’avait énor­mé­ment touchée. Cédant à son appétit, elle se servit la pre­mière, prit son verre et y puisa une cuillerée de risot­to qu’elle plaça juste à côté du saumon. Fascinée, elle regar­da le jus mon­ter dans la masse glu­ante des graines de riz avant de fix­er le pois­son à l’aide de sa fourchette pour en découper un morceau. La chair ten­dre céda à la pres­sion et les fibres cuites lâchèrent un peu de liq­uide qui vint aug­menter encore la richesse en arômes de la bouchée que Nathalie se pré­parait. Avec une avid­ité à peine con­tenue, elle l’empala sur les dents de sa fourchette. Pour­tant, elle arri­va à maîtris­er le désir de sim­ple­ment l’en­gloutir, et la prom­e­na lente­ment sous ses nar­ines pour humer l’odeur qui s’en dégageait. Le bout de sa langue glis­sa sur ses lèvres entrou­vertes où bril­lait déjà des traces de salive. Elle fer­ma les yeux afin de réduire ses sen­sa­tions à l’odor­at et au goût avant d’ou­vrir sa bouche. Un bout de pois­son frôla la lèvre supérieure, y lais­sant une trace de son jus au pas­sage. Toute la par­tie du cerveau con­sacrée à l’in­put sen­soriel explosa. Sa bouche débor­da presque de salive, quand ses lèvres se fer­mèrent, juste à temps, sur la fourchette, et ses dents s’en­fon­cèrent dans la ten­dre masse mus­cu­laire d’où la pres­sion expri­ma un liq­uide qui inon­da ses papilles. Nathalie, sous le charme des sub­stances odor­antes qui envahirent sa muqueuse olfac­tive, atten­dit quelques derniers instants pour attein­dre le comble de cette volup­té de se nourrir.

« C’est déli­cieux, Ste­fan. Essaie un peu. »

Rien qu’à regarder manger Nathalie, l’eau lui était venue à la bouche. Une odeur d’eau de mer, légère­ment empreinte d’iode, se dégageait de la chair rose et ferme du pois­son. L’idée de plonger ses inci­sives dans cette chair, d’en couper le tis­su avec une légère pres­sion des mâchoires et de sen­tir fon­dre la ten­dresse juteuse du morceau sur la langue, de rejoin­dre Nathalie dans la dégus­ta­tion d’un plaisir aus­si sen­suel, réveil­la l’ap­pétit de Ste­fan, bien plus que n’im­porte quel apéri­tif. Le risot­to, par son onc­tu­osité, rap­pelait un dessert et son goût légère­ment épicé s’al­li­ait mer­veilleuse­ment à celui du pois­son. Le jus enrichis­sait l’ensem­ble d’une note fruitée où l’acidulé le rem­por­tait de justesse sur le sucré. Ste­fan fut ravi. Il mangea douce­ment, exprès, mal­gré son envie de se gaver de cette nour­ri­t­ure extra­or­di­naire­ment bonne, pour faire dur­er le plaisir. Les paus­es entre deux bouchées étaient rem­plies de regards échangés, de petites gorgées de vin ou d’un entre­tien sur les petites choses de la vie ou les événe­ments de la journée. Ils ne voulurent pas échang­er des idées ou des infor­ma­tions mais bien s’as­sur­er de la présence de l’autre et de son bien-être.

Son assi­ette une fois vide, Nathalie reprit aus­sitôt le sujet qu’elle avait entamé avant l’ar­rivée du pois­son et qui l’oc­cu­pait assez pour ajouter une touche som­bre au tableau de leurs désirs assouvis.

« C’est donc une ren­con­tre qui t’a bien fait souffrir.

– Oui. Mais depuis que tu es là, cela appar­tient au passé. Je devrais dire : depuis qu’on s’est ren­con­tré. Depuis que le Nous s’est instal­lé. Parce que, avant, la peur me rongeait encore les entrailles. Tu te rap­pelles la vio­lence de ma réac­tion quand le sou­venir de Chris t’a assail­lie, il y a quelques semaines ?

– Je me sou­viens, oui. J’ai été sur­prise par cette réaction.

– Je m’en suis voulu aus­si, mais je n’ai pas pu con­tenir la peur. La peur de te voir par­tir avec un autre, de te voir me quit­ter pour lui. C’est quelque chose qu’Is­abelle m’a légué. Quand je pense à elle, je pense à mon pre­mier amour. Je pense à une façon de faire l’amour qui m’a per­mis de m’é­panouir, de con­naître le plaisir que je suis capa­ble de don­ner. Mais je pense aus­si à cette tache noire que je sens par­fois grandir, jusqu’à ce qu’elle empoi­sonne la con­fi­ance que je voudrais avoir dans celle que j’aime. C’est ce qui me fait râler surtout : le coup porté à ma fac­ulté de faire confiance.

– Je te com­prends. Com­ment veux-tu aimer sans faire confiance ?

– Pas du tout. Et je me demande même si j’ai aimé après Isabelle. Il y a eu des femmes dans ma vie, évidem­ment. Des ren­con­tres sans grande con­séquence, des rela­tions assez durables, mon mariage aus­si. Je sais que j’ai cru aimer, mais je me pose la ques­tion main­tenant. Tan­tôt, en revenant à moi après mon rêve, j’ai eu l’im­pres­sion de sor­tir d’un tun­nel, d’un cauchemar, d’une longue nuit rem­plie d’om­bres effrayantes et de formes à peine dis­cern­ables. Et c’est quand je t’ai vue sor­tir du train, que j’ai été guéri. »

Ste­fan se tut et regar­da le verre qu’il tenait entre ses mains, et qui était vide depuis un cer­tain temps déjà. Il le posa à côté de son assi­ette, prit la bouteille de vin blanc et pro­posa à Nathalie de lui en vers­er un peu. Elle refusa. Ste­fan se servit une petite quan­tité, juste assez pour s’en humecter les lèvres de temps en temps. Il évi­tait de regarder Nathalie, con­scient du pathé­tique de ce qu’il venait de dire. Il fixa la bougie à la place.

« Nathalie ?

– Oui ?

– Je t’aime.

– Moi aus­si, je t’aime. »

Le bal­let des regards reprit quand Ste­fan leva ses yeux vers ceux de Nathalie. Leur his­toire, c’é­tait, à côté de l’amour qu’ils décli­naient au physique, celle des regards. Des regards cher­chés, lancés, détournés, bais­sés, attirés, lev­és, croisés et échangés. Ils se liaient par des échanges de lumière et ils se fai­saient com­pren­dre ain­si leur façon de voir le monde. Le monde qu’ils con­stru­i­saient autour de leur amour, pour l’ac­cueil­lir dans un endroit bien à l’abri des intem­péries et qui resterait, même si la flamme de leurs regards viendrait à s’étein­dre un jour.

Ils ne purent détourn­er leurs yeux l’un de l’autre. Ils furent sous le charme de ces regards por­teurs d’amour et d’en­vie qui se matéri­al­i­saient entre eux et dont ils sen­tirent l’ef­fleure­ment au niveau des joues où, effec­tive­ment, se répandait douce­ment une légère rougeur.

Celui de Ste­fan, qui avait d’abord fixé la bougie qui brûlait entre eux sur la table, arrivait à Nathalie tout chargé de chaleur et sem­blait incendi­er ses prunelles où se reflé­tait une flamme qui vac­il­lait dans un léger courant d’air. Il envelop­pa la femme aimée et Ste­fan eut le drôle de sen­ti­ment de la voir véri­ta­ble­ment, pour la pre­mière fois, dans la faible illu­mi­na­tion du restau­rant. Sur son épaule droite repo­sait la masse de ses cheveux qu’elle por­tait libres ce soir-là. Leur vol­ume avait sen­si­ble­ment aug­men­té dans l’hu­mid­ité de l’hiv­er Parisien qui les rendait plus frisés. L’ob­scu­rité de la salle déteignait sur eux, et ils se con­fondaient presque avec le noir de sa robe. Sur un fond de ténèbres, bor­dées d’une frange noire très pronon­cée, flot­taient les tach­es blanch­es et allongées que for­maient son vis­age et son cou. La couleur s’é­tait retirée dans le rouge des lèvres et la lumière avait cher­ché refuge dans le scin­til­lant des yeux. Ste­fan dut penser à quelque chose que Nathalie lui avait dit un jour en par­lant des cos­tumes qu’elle était oblig­és de met­tre au bureau.

« La couleur est en dessous, n’est-ce pas, mon amour ? »

Nathalie dut réfléchir un instant avant de com­pren­dre, puis elle pouf­fa de rire.

« Tout à fait, mon cher. »

Ste­fan se rap­pela la scène de ce matin quand il avait regardé Nathalie s’ha­biller : la peau lisse de ses fess­es et de son ven­tre, la légère dépres­sion du nom­bril, la touffe de poils fon­cés, les seins qui bal­lot­taient quand elle se pen­cha pour met­tre son string. Il avait trem­blé pen­dant que le bout d’étoffe glis­sait le long de ses cuiss­es. Après, quand elle se prom­e­na à tra­vers la cham­bre, son sexe abrité der­rière un rem­part sat­iné, pour y chercher le reste de ses vête­ments, la vue de ses hanch­es ain­si parées avait fail­li déclencher une véri­ta­ble tem­pête de désir et de volupté.

xxxiii. fin de passion