Ni Nathalie ni Stefan ne ressentirent le moindre besoin de se raconter leurs impressions autrement que par un regard ou un serrement des doigts, le vocabulaire pour procéder à une analyse technique d’une heure de musique leur faisant de toute façon défaut. Ils sortaient d’une communion. Leurs âmes, arrachées aux corps, après s’être tordues sous les coups de fouet de l’archet, furent finalement propulsées dans l’espace sur les ondes que le piano et le violoncelle venaient de faire déferler sur l’assistance.
Les yeux fermés, incapable de lâcher prise, Nathalie et Stefan se revirent dans la nef que la musique avait fini par abandonner. Le silence allait se briser sous l’assaut des applaudissements qui ne sauraient tarder à éclater, et ils furent prêts à ramasser des bribes de mélodies pour les emporter, soigneusement ensevelies tout au fond de la conscience. Comme des automates, ils avaient rejoint le rythme donné par l’auditoire, mais sans en faire véritablement partie, trop occupés à deviner les effets de la musique sur l’autre et à tisser, inconsciemment, des liens entre les mondes qu’ils renfermaient. Les lumières furent allumées pour accompagner leur retrait, et ils se retrouvèrent dehors sans trop savoir comment. Ayant quitté la foule qui gagnait la rue par la grille de fer du jardinet, restés seuls dans l’obscurité à côté de l’église, ils joignirent leurs mains, et y sentirent rayonner comme une force tranquille mais persistante qui passait facilement à travers la peau chaude et moite de leurs doigts.
Un groupe de retardataires passa à côté, dont les murmures indiquaient le progrès avant de s’effacer dans le noir. Un terrain désert et inconnu s’étendait autour de Nathalie et de Stefan, les cernant entre des cloisons invisibles dans un espace restreint, propice, malgré le froid d’une nuit d’hiver, aux souvenirs et aux rapprochements physiques. Mais, avant de pouvoir céder aux appels de leurs corps, ils furent arrachés à la rêverie par la négligence du concierge qui avait omis de graisser les gonds de la grille. Celle-ci poussa un grincement violent quand le dernier passant la ferma après son passage. Tout à fait réveillé cette fois-ci, ils franchirent les bornes invisibles de la nuit pour entrer dans la rue où, tournant à droite, ils descendirent vers le boulevard Saint-Germain.
Il y eut comme un accord tacite entre eux de se chercher un restaurant. Depuis la visite au Louvre, Stefan était hanté par l’idée de nourrir Nathalie convenablement. Arrivés sur le boulevard, ils mirent quelques instants à se repérer.
« Et on fait comment maintenant, demanda Stefan.
– On se promène le long du boulevard, on va bien y trouver quelque chose, tu ne crois pas ?
– Si, si, sans doute ! Tu penses à quelque chose en particulier ? Chinois, arabe, thaïlandais ?
– Je ne sais pas trop. Quant à la cuisine chinoise, je dois t’avertir. Je suis gâtée depuis que j’ai mangé au meilleur restaurant chinois de la côte occidentale américaine.
– Pas moins que ça, hein ? Raconte-moi ça !
– C’était avec Nicolas, il y a huit ans. On a fait le tour de l’Ouest, tu sais. Les parcs nationaux, Yellowstone, les Rocheuses, la côte du Pacifique, San Francisco. Et c’est là qu’on a découvert un restaurant superbe. Tout simplement miam.
– Ça va, on va donc éviter les restos chinois.
– Tu sais, je suis facile, moi. J’aime bien le McDo et tu peux me nourrir avec mois de 7 Euros. Mais si tu veux m’emmener dans un bon resto, il ne faut pas lésiner, tu as intérêt à que ce soit très bon.
– Alors, je parie qu’avec moi, ce sera plus souvent McDo qu’autre chose. »
Stefan prit la main de la femme et la porta à sa bouche pour y poser un baiser très tendre, plutôt un effleurement de ses lèvres.
Ils se promenèrent le long du boulevard tout en examinant les nombreux restaurants à gauche et à droite de la chaussée. Techniquement, ils étaient tous les deux des touristes, et leur programme ressemblait à celui d’autres touristes. Mais ils étaient venus à Paris pour y découvrir autre chose que des monuments. Leur destination à eux, c’était l’autre, et sa présence seule les avait attirés. Ils ne disposaient donc pas des atouts du touriste typique, et il n’y avait ni guide ni plan de ville qui pussent les aider dans leur recherche d’un restaurant convenable. Ils durent donc faire confiance à leurs yeux ainsi qu’à leur intuition. Après un petit quart d’heure passé à flâner plutôt qu’à activement chercher, Stefan indiqua une ruelle qui montait sur leur gauche.
« Regarde un peu là-haut. Je voudrais bien aller voir de plus près, ça a l’air intéressant. »
De l’autre côté du boulevard, ils se mirent à grimper la montagne Sainte-Geneviève à nouveau, par la rue Saint-Jean de Beauvais cette fois-ci, rue étroite et peu illuminée, parallèle à la rue des Carmes par laquelle ils étaient descendus quelques minutes auparavant. Stefan avait un but bien précis, et, guidés par une lampe qui brillait juste à côté d’une rangée de fenêtres illuminées, ils se retrouvèrent bientôt devant l’enseigne du « Coupe-Chou », établissement qui occupait le rez-de-chaussée d’un bâtiment de quatre étages, situé au débouché de la rue de Lanneau dans l’Impasse Chartière, prolongement de la rue Saint-Jean de Beauvais par laquelle Nathalie et Stefan venaient d’arriver. Comme l’Impasse obliquait vers la gauche juste derrière le Coupe-Chou, l’immeuble avançait dans la rue, tel une proue de navire ou un avant-bec qui, le cas échéant, fendrait des flots humains aussi. Le mur du rez-de-chaussée était couvert de lierre. Au bon milieu d’une ville hivernale et grise, d’où la plupart des couleurs s’étaient retirées depuis des mois déjà, ce vestige de vie attirait singulièrement les deux amoureux. Les branches ressemblaient à des guirlandes attachés au-dessus des fenêtres, ce qui conférait une ambiance de fête à l’immeuble qui, à première vue, n’avait rien de particulier. À gauche de la porte d’entrée, en bois et vitrée à petits carreaux, se trouvait le menu que Nathalie et Stefan se mirent à étudier.
La lumière qui filtrait de l’intérieur était légèrement colorée par le passage à travers les vitres, ce qui contribuait à rendre floues les ombres qu’ils virent bouger dans la salle . L’heure n’était pas encore très avancée, et il n’y avait qu’un petit nombre de clients autour des tables. Stefan se demanda pourtant s’il y aurait moyen d’obtenir une table sans avoir réservé.
« Ça a l’air bon, non ?
– Oui, répondit Nathalie, moi, je prendrais volontiers le poisson. Tu as vu ? Carpaccio de saumon. J’adore ça !
– On y va alors ! »
Stefan ouvrit la porte et entra. Il se mit de côté pour laisser passer Nathalie, tout en regardant autour de lui à la recherche du garçon. Une fois dans le vestibule, une chaleur extrêmement agréable les enveloppa et ils sentirent très distinctement qu’ils n’auraient aucune envie de rentrer dans le froid avant d’avoir copieusement mangé. Stefan avait de vagues idées quant aux restaurants de Paris où il fallait réserver des mois à l’avance pour avoir une chance d’avoir des places. Et effectivement, après que le garçon, arrivant du fond de l’établissement, leur eut adressé le bonsoir, la première question que Stefan s’entendit adresser fut : « Avez-vous réservé, Monsieur ? » Stefan se trouva dans l’obligation de répondre par la négative et il se vit déjà expulsé, lui et Nathalie, dans l’air glacial de la rue hivernale, séjour dont la chaleur présente rendait le souvenir de plus en plus affreux. Ce qu’il regretterait d’autant plus qu’il avait eu le temps de donner un coup d’œil rapide sur l’intérieur. En entrant, on se retrouvait dans un couloir minuscule, donnant à gauche sur le bar et à droite sur une première salle. Le bois et la pierre y étaient omniprésents. L’éclairage très réduit plongeait l’ensemble dans une semi-obscurité. La qualité soyeuse de la lumière, dont les surfaces rugueuses de la pierre absorbaient une bonne partie de sa clarté trop crue, et dont le bois adoucissait ce qui en restait de ses tons veloutés, en rajoutait encore à l’ambiance accueillante. On y devinait plus qu’on ne les voyait une bonne dizaine de tables. Une partie seulement en était occupée, ce qui fit renaître l’espoir de Stefan de voir sa naïveté de touriste récompensée et d’être finalement admis, même à l’improviste. Les visages des personnes attablées semblaient flotter au-dessus des tables, îlots volants, illuminés par les reflets de la lumière des bougies qu’ils teintaient de couleurs humaines au passage. La chaleur et l’éclairage réduit concouraient à créer une ambiance intime et conviviale en même temps qui séduisit Stefan au premier coup d’œil.
Le garçon, après s’être affairé pendant quelques instants derrière le bar, revint vers eux pour les inviter à entrer dans la salle. Il les accompagna à leur table, les aida à se débarrasser de leurs manteaux et les laissa s’installer à leur aise. Une fois assis, Nathalie et Stefan se laissèrent captiver par l’ambiance. Les chaises avaient l’air frêles, mais on y était solidement assis sur des sièges que le rembourrage rendait très confortable. La table était petite, et, en se parlant, ils avaient l’impression de presque se toucher par les bouts des nez. Cet espace restreint, au-delà duquel l’obscurité voilait la présence d’autres hommes et de femmes, les rejetait sur eux-mêmes, ce qui les arrangeait parfaitement. Leurs mains s’étaient encore cherchées et les doigts, enlacés les uns aux autres, bougeaient sans cesse, pris dans les courants de tendresse qui les baignaient. Leurs têtes étaient si rapprochées qu’on pouvait se demander si c’étaient encore les molécules de l’air qui transmettaient la voix ou si les vibrations passaient directement à travers les fibres de la chair et des os.
L’intérieur du Coupe-Chou faisait penser à un mélange d’entrepôt d’antiquaire, de marché aux puces et d’objets encombrants comme on en trouvait dans les caves des grand-parents. Nathalie, qui avait le dos tourné vers la porte et regardait donc le fond de la salle, découvrit la première la cheminée. Cette découverte la comblait ! Elle adorait passer les longues heures d’une soirée d’hiver étendue sur le tapis dans la lumière vacillante des flammes, à contempler le feu consumer doucement le bois, à feuilleter un livre, à glaner quelques images d’un poème favori, à rêvasser. C’était sans doute la chose qui lui manquerait le plus, une fois la maison vendue. Elle l’habitait encore avec son mari, mais elle avait déjà alerté une agence immobilière et elle attendait de leurs nouvelles sous peu.
Une luminosité rougeâtre dansait sur les murs du fond et les réverbérations conféraient un air de confort et de langueur à l’espace entier. Stefan comprit maintenant quelle était l’origine de cette qualité particulière de la chaleur dont il s’était aperçu en entrant. Un feu vif brûlait sur l’âtre flanqué de deux colonnettes, protégé par une grille en fer de fonte au-dessous d’un chambranle armorié qui servait de support à la cheminée. Ses parois reflétaient le jeu des langues de feu qui sortaient des bûches, et la solidité des matériaux semblait tour à tour anéantie et rétablie au gré de leurs mouvements fluides. Leurs vacillations firent avancer et reculer les ombres qui, réfugiées dans les nombreux recoins de la vieille salle, y attendaient leur heure. De fréquents crépitements ajoutaient leurs accents au fond sonore constitué de brins de conversations, de voix de clients qui passaient leurs commandes, de pas furtifs des garçons et du bruit des verres qui trinquaient.
« Tu aimes l’endroit ?
– Oui, beaucoup, répondit Nathalie, et il y a quelque chose qui se dégage de ces pierres, comme des vestiges de souvenirs dont elles parfument l’air. Tu ne le sens pas ?
– Je ne sais pas si je sens la même chose que toi, mais l’endroit me donne effectivement l’impression d’avoir vu passer beaucoup de choses.
– C’est marrant, le dehors ne ressemble à rien du tout. Une façade bêtement parisienne…Mais on est au cœur même du vieux Paris, c’est donc forcément un endroit plein d’histoires. Rien qu’à imaginer les gens qui ont dû passer par ici… »
Nathalie se rapprocha du mur et posa sa main sur la pierre. Elle sentit ses rugosités s’imprimer sur sa peau, telles des amorces de tentacules qui voudraient plonger dans ce réceptacle vivant qui s’offrait comme support de leurs mémoires. Nathalie aimait l’Histoire – comme elle aimait tout – mais ce qui l’intéressait, ce n’étaient pas les faits tels quels, mais bien ce qu’ils contenaient d’humain, ce qu’ils pouvaient révéler sur les hommes et les femmes vivants, et leurs passages à travers les siècles. Elle était à la recherche des traces humaines pour se mettre en communication avec cette chaîne continue des générations.
Leur dialogue et leurs réflexions furent interrompus par l’arrivée du garçon qui leur présenta le menu. Nathalie, dont le choix avait été arrêté même avant d’entrer, le posa à côté de son assiette et regarda Stefan étudier le sien.
« Tu manges le poisson cru, toi, demanda Nathalie.
– Je n’ai jamais essayé, mais j’aimerais bien. De toute façon, j’adore le saumon. Je crois que je vais prendre le carpaccio comme entrée et ensuite le pavé.
– Tu sais, il y a des gens que cela dégoûte, le poisson cru.
– Si tu le dis, répliqua Stefan en souriant, mais je ne vais pas augmenter leur nombre. »
Ils passèrent leur commande au garçon qui, avant de de retirer, demanda ce qu’il pouvait leur apporter comme boisson.
« Du vin blanc pour accompagner le poisson, ça te dit ? »
Nathalie n’y trouva rien à redire, et le garçon, la commande complétée par le choix du vin, se retira pour les rendre à leur intimité. Les mains, qui s’étaient timidement retirées pour feuilleter le menu, en profitèrent pour se rapprocher, tandis que la lumière de la bougie faisait briller leurs yeux, telles des braises au fond d’un abîme.
Tout d’un coup, Nathalie se leva :
« Je reviens tout de suite. »
Elle se pencha légèrement, posa un bisou sur la joue de son amant, et partit en direction des toilettes. Stefan, la tête posée sur les doigts de ses mains croisées, la suivit du regard. Il la vit descendre l’escalier, à côté du comptoir, et imagina entendre les marches craquer sous son poids. À mesure qu’il la vit disparaître, des images montaient dans sa tête qui le ramenaient en arrière. Il se revit en Bretagne.