Le soulagement de Stefan était très audible dans cette exclamation qui ressemblait presque à un soupir. Finalement arrivés, et même légèrement à l’avance. Sous une porche soutenue par deux colonnes s’ouvrait le portail à double battant, dont celui de droite, ouvert, laissait sortir une lumière douce et feutrée. Devant l’entrée, on avait placé une table ainsi qu’un banc sur lequel se tenait un homme qui demandait aux arrivants de lui présenter leurs billets. Stefan les sortit de la poche de son manteau, les déposa sur la table. Un coup d’œil rapide suivi d’un hochement de tête de la part du gardien et ils étaient admis dans la minuscule église, dont ils franchirent le seuil sans hésiter.
Après l’inquiétude du trajet, le calme de la petite salle improvisée leur fit l’effet d’un baume rafraîchissant se répandant sur une peau irritée après le rasage. Le bruit feutré de quelques entretiens flottait dans l’air, renforçant l’effet de silence par son caractère paisible et mesuré. À une dizaine de minutes du concert, il y avait déjà du monde à l’intérieur, mais des bancs entiers restaient encore libres. Stefan choisit deux places sur la gauche, avec une bonne vue sur le podium où le piano attirait déjà les regards curieux. Ils s’assirent, tout en gardant leurs manteaux. Il ne faisait pas précisément froid, la salle étant au contraire assez remplie pour que la chaleur qui se dégageait d’une trentaine de personnes se fît remarquer, mais il n’y avait simplement pas assez de place pour déposer les vêtements.
Peu avant dix-huit heures, le gardien quitta sa place près de l’entrée, ferma le battant resté ouvert et monta sur la scène où il commença par arranger deux chaises. Puis, il alluma un chandelier. Avant de descendre et de s’installer à son tour sur le premier banc, il éteignit l’éclairage électrique, plongeant l’auditoire dans une obscurité que la lumière vacillante des chandelles rendait presque palpable. Seule la scène était encore illuminée, comme séparée du public par un rideau lumineux. Nathalie et Stefan, se tenant par la main, attendirent le début du concert.
Stefan adorait la musique. Ne sachant pas lire la moindre note, et n’ayant jamais réussi à accorder la guitare, sur laquelle, dans sa jeunesse, il s’était amusé à gratter quelques accords, il avait très vite compris qu’il ne disposait pas des qualités requises pour l’exécution. Mais cette réalisation ne l’avait pas empêché de persister dans l’éducation de l’ouïe, attiré par la beauté qu’il pressentait cachée au fond d’un dédale dont les parois résonnaient de syllabes d’une langue incompréhensible, prometteurs d’instants de perfection.
Parti à la découverte des charmes de la musique classique dès l’âge de vingt-et-un ans, il avait commencé par déchiffrer les morceaux populaires, faciles d’accès par leurs belles mélodies ou impressionnants par les marées de sons que l’orchestre déchaînait. Des symphonies comme la 9e, « du Nouveau Monde », de Dvořák, les concerts de Brandebourg de Bach ou encore la dernière de Tchaïkovski, trop justement baptisée « pathétique ». Mais à force d’écouter et de ré-écouter, de s’embarquer vers de nouvelles terres dans les bacs des grands magasins, il habituait ses oreilles aux sons moins familiers de compositeurs plus modernes comme Bruckner ou Mahler. Il franchissait même le seuil du vingtième siècle en progressant vers les grands Soviétiques comme Glazounov, Prokofiev, Chostakovitch, la forme symphonique restant pendant longtemps ce qu’il préférait et admettait presque uniquement dans son lecteur de CD, genre dont il suivait l’évolution à travers les décennies vers des formes toujours plus imposantes, jusqu’à frôler la mégalomanie, avec des orchestres toujours plus larges et des mouvements toujours plus longs, dont un seul dépassait en longueur une symphonie entière du temps de Mozart.
La voix humaine par contre l’avait laissé indifférent pendant des années et la découverte tardive était passée par la musique liturgique de Bach, de Berlioz ou de Verdi, ce dernier servant de trait d’union entre les sphères sacrés et mondains, où s’ouvrait le champ vaste de l’opéra, avec ses sujets tirés des mythes de l’Antiquité ou encore issus, dès ses débuts, des chef d’œuvres littéraires contemporains.
Tout récemment, il venait de franchir une autre étape, grâce surtout à Nathalie, celle de la forme plus intimiste de la musique de chambre avec ses sonates dont il commençait à apprécier les attraits et les beautés moins facilement accessibles, plus revêches, et moins aptes à séduire l’auditeur occasionnel. Nathalie, un jour où leur entretien s’était prolongé bien avant dans la nuit, lui avait envoyé un lien vers une sonate de Chopin sur YouTube. Malgré ses réserves quant à la qualité souvent pauvre des enregistrements de musique classique sur internet, il avait cliqué dessus. L’ascendant de Nathalie avait seul pu le pousser à franchir ce pas, et les premiers sons qui arrivèrent à ses oreilles étaient tellement chargés de l’image de Nathalie qu’ils en devinrent inséparables. C’est ainsi que l’amour de la femme se trouvait étendu aux sonates de Chopin et de là finit par embrasser la musique de chambre tout entière. Jusque-là, cette musique lui avait trop rappelé son enfance et son père qui écoutait, à longueur de journée, des morceaux remplissait ses appartements d’une ambiance lugubre : du piano, parfois accompagné d’un violon ou de quelque autre instrument à corde. Il avait hâte de remplacer ces sons-là par des notes plus joyeuses qu’il allait cueillir du côté de sa mère et des mélodie plus facilement accessible qu’elle écoutait. Cet obstacle lui interdisant l’accès à un genre entier se trouva tout d’un coup levé, remplacé par un parfum enchanté dont l’amour de Nathalie avait su conférer son prestige à cette musique. Depuis, Stefan avait passé des heures à écouter du Chopin, du Schumann, du Brahms, du Fauré. Encore un nouveau monde vers lequel il s’embarquait et dont il trouvait les rivages peuplés de tous les enchantements de l’exotisme.
Quand, à l’approche de Noël, il s’était agi de trouver un cadeau pour Nathalie, il avait tout de suite pensé à quelque chose de « musical ». Mais comme il lui avait déjà offert un disque, il n’y avait que quelques semaines, il fallait faire preuve de plus d’originalité cette fois-ci en lui trouvant autre chose, idéalement quelque chose dont ils profiteraient tous les deux, pouvant servir en même temps à renforcer les liens entre eux. Avec la notion de « musique » dans l’air, l’idée d’un concert s’était presque tout de suite imposée et il lança Google pour y mener des recherches sur les sites consacrés aux événements. Émerveillé par le choix et par la diversité des spectacles à l’affiche, Stefan passa des heures à faire parader les pages sous ses yeux éblouis, son attention étant finalement arrêtée par une série de concerts dont le titre, évocateur de plein d’amour romantique, l’enchantait : « Festival Chopin aux chandelles ».
Le concert tint toutes ses promesses. Les deux jeunes musiciens surent manier leurs instruments de façon à emporter le public avec eux sur les ondes sonores. Stefan ferma les yeux et oublia la petite salle ainsi que la réalité géographique de Paris. Il n’y avait plus que les doigts de Nathalie, enlacés aux siens et sa présence dans l’espace, tout près, même s’il n’aurait pas su dire sous quelle forme elle se manifestait. En ouvrant les yeux, il vit Nathalie immobile, assise toute droite, la tête penchée sur sa poitrine, les yeux fermés. Qu’est-ce qu’il aurait donné pour voir ce qu’elle voyait. Pour pénétrer dans ses rêves, se faufiler derrière ses paupières closes et y partager son univers. Il se contenta de lui serrer la main pour rendre sa présence auprès d’elle plus réelle, plus tangible et pour lui faire sentir qu’elle n’était pas seule.
Quand, au bout d’une heure, un dernier coup d’archet fit vibrer une note mourante au-dessus de leurs têtes, ils se retrouvèrent dans leurs sièges, enchantés, à peine capables de rentrer dans le monde physique des choses palpables. Ils se levèrent, rejoignirent leurs voisins, dont les corps étaient comme tâchés par des plaques d’obscurité qui y collaient, et sortirent lentement de l’église. Quelques pas plus loin, au milieu du jardinet, ils s’arrêtèrent et essayèrent de se positionner dans l’espace. Il leur fallait quelques instants de repos pour revenir à eux, tout doucement, comme au terme d’un long dépaysement.
Ils ne ressentirent aucun besoin de se raconter leurs impressions autrement que par un regard ou un serrement des doigts, et le vocabulaire pour procéder à une analyse technique d’une heure de musique leur aurait de toute façon fait défaut. Ils sortaient d’une communion. Leurs âmes, arrachées à leurs corps, s’étaient tordues sous les coups de fouet de l’archet, et furent propulsées dans l’espace sur les ondes que le piano et le violoncelle avaient fait déferler sur la salle.