C’est en arrivant dans la salle consacrée à l’école de Fontainebleau que Nathalie eut enfin le sentiment d’avoir véritablement franchi le seuil de la modernité. Les couleurs, les représentations, les sujets, tout lui semblait plus familier et elle eut l’impression d’être revenue au pays après un long voyage à travers des terrains inconnus, peuplés de sauvages.
Stefan aussi était ravi, mais pour d’autres raisons. Ce matin encore, il avait comparé Nathalie à des déesses, et il l’avait imaginée d’abord en Diane, ensuite en Vénus, sans pouvoir déterminer laquelle des deux exprimait mieux l’essence de cette femme. Et voici que ces mêmes déesses se trouvaient réunies dans une seule salle, l’une placée à quelque mètre de distance de l’autre, toutes les deux pleinement exposées à ses regards, l’accrochage mettant en valeur la relation entre elles en créant l’illusion d’un rapprochement, comme si elles appartenaient à un même tableau. Assis sur un banc, il pouvait examiner les femmes divines dans leurs attitudes si différentes, rien qu’en tournant la tête légèrement à droite ou à gauche. Diane, représentée en pleine marche, semblait en train de se rendre auprès de sa divine parente qui, pourtant, ne daignait pas lui concéder le moindre regard. Tandis que la tête de Diane était tournée vers la salle, ses yeux dardant son mépris vers les passants, l’autre laissait plonger son regard au fond d’un miroir qui lui renvoyait l’image de sa beauté. Rapprochement ou séparation ? Stefan contempla les tableaux, attentif jusqu’aux détails, dans l’espoir secret peut-être de pouvoir apprendre, à travers cette étude, comment Nathalie était capable de réunir des aspects aussi différents de la féminité.
Vénus d’abord. Beaucoup de peintres avaient choisi cette pose particulière pour la représenter, en train de se contempler dans un miroir tenu par un Amour. Pour la déesse le temps n’avait rien d’effroyable, elle pouvait donc s’abîmer dans cette contemplation éternelle sans se soucier de jamais trouver les premiers signes de décadence que toute femme débusque infailliblement en s’examinant, fût-ce avec des yeux domptés par un amour-propre excessif. Avec ça, des formes parfaites. Même pour un Européen moderne, venu quelques cinq cents ans plus tard, tout simplement parfaites. Les jambes recouvertes d’une peau satinée, le ventre bombé, les seins plutôt petits mais fermes, le cou avec son jeu sous-cutané des muscles et des tendons, la blancheur de la peau. Une femme ravissante. Son attitude en disait long sur ses relations avec ce qui l’entourait : dans son univers, il n’y avait qu’elle qui comptât.
De l’autre côté, Diane. Là aussi, une femme belle au-delà de toute comparaison. Encore qu’il fallait penser à cette vieille histoire de pomme où elle avait dû s’avouer vaincue face à Vénus. Coup dur pour une déesse, sans doute. Mais bon, ça, c’était des anecdotes. Qu’est-ce qu’il y avait par contre à voir ? Son corps aussi était beau, les mêmes seins, le même ventre rond. Le teint légèrement plus foncé, les jambes plus sveltes, plus aptes à parcourir la forêt à la poursuite de sa proie – comme il convenait à une déesse de la chasse.
On sentait bien que la fille de Léda n’était que de passage dans ce tableau. Elle traversait rapidement la forêt, un éclair figé par le pinceau et dont la clarté tranchait violemment sur le fond sombre du feuillage, en compagnie de son lévrier carrément lancé en pleine course. Consciente des regards qui essayaient en vain de l’attraper, elle n’était occupée que de sa chasse, dont la présence de quelques pauvres mortels ne saurait la détourner, sauf pour le plaisir de châtier, voire pour celui de trouver de plus nobles victimes. Au passage de la déesse, Stefan entendit comme un souffle dans les rameaux qu’elle venait d’effleurer, et d’où se dégageaient les paroles du célèbre vers consacré à l’origine à Vénus : toute entière à sa proie attachée… Cette femme qui passait, elle pouvait faire peur. Incarnant la proximité de la beauté et de la mort, son aspect se révélait trop troublant pour que quiconque pût se borner à l’admiration des formes parfaites du modèle.
Mais, malgré les similitudes extérieures, c’était surtout par le regard que les deux femmes descendues des hauteurs de l’Olympe s’apparentaient. Par l’action de regarder plutôt, et par l’importance que les peintres, visiblement, y accordaient. L’une se définissait carrément par son regard voué à l’éternelle contemplation de sa propre splendeur, tandis que l’autre était captée à l’instant où elle se retournait brièvement pour examiner un intrus dont elle chasserait les regards comme elle écraserait des insectes importuns, l’intrus n’étant autre que le visiteur curieux, assistant malgré lui du spectacle de la beauté flamboyante, telle une mouche venue s’immoler dans les flammes. Se tenant devant le tableau, il était sur le point de rentrer dans l’action en tant que victime, tel était le pouvoir du regard terrible de Diane, déesse vierge mais pas innocente. Témoins tous ceux qui avaient eu le malheur de la surprendre. Mais est-ce qu’il y pouvait y avoir une chose comme des regards innocents ? Chaque regard, n’était-il pas révélateur, ne pouvait-il pas, par conséquent, mettre en danger ? Quoi d’étonnant alors à ce que des peintres eussent précisément choisi de jouer avec ces idées-là, prémisses de toute peinture ?
Ces réflexions laissèrent Stefan troublé. La chasse, la mort, l’amour. Finalement, les deux déesses partageaient la même passion : la chasse. Où est-ce que cela le plaçait, lui, par rapport à Nathalie ? Comment avait-il eu ces idées d’abord ? Est-ce que ces belles idoles étaient sorties de la nuit des siècles avec la seule intention de lui parler de mort ? Stefan, en proie à ces réflexions inquiétantes, fut tiré de ses réflexions par le grincement du cuir quand Nathalie vint s’asseoir sur le siège à côté. Ayant fait le tour de la salle entière, elle s’en revint toute contente. Finalement, des peintures qui lui parlaient ! Des femmes fortes. Elle était à l’aise. Après avoir posé un baiser bruyant sur la joue de son amant, elle lui prit la main pour l’inciter à se lever de son siège.
« Allons‑y, mon cœur, je commence tout doucement à avoir faim, et on n’est qu’au tout début. »
Dans la salle suivante, Stefan retrouva Gabrielle d’Estrée et sa sœur. La vue de cette toile, à l’occasion d’une première visite au Louvre, il y avait à peu près vingt ans de cela, avait laissé Stefan sous le coup d’une impression profonde. Deux femmes – encore ! – dans une baignoire, et le geste provocateur de Joséphine qui prenait la mesure de la fertilité de sa propre sœur. Ce n’était pourtant pas ce geste aux connotations érotiques qui avait retenu le jeune homme d’antan pendant si longtemps devant le tableau, mais bien la fascination qu’exerçait la technique utilisée par le peintre inconnu. Parce que, à regarder de près, on aurait dit que le mamelon de Gabrielle, acquérant une dimension supplémentaire sous les doigts experts de la duchesse de Vilars, sortait de l’espace où l’encadrement était censé le confiner.
« Regarde, mon amour, tétons et baignoire, on dirait que c’est fait exprès pour nous. »
Cette fois, Nathalie ne réussit plus à contenir un fou rire. C’était bien trop fort pour cela, et le plaisir d’un souvenir aussi agréable lui fit monter le sang aux joues.
« Écoute, mon amour, si tu continues à me faire des remarques de ce genre, on se fera virer du Louvre, et pour de bon, parce que je ne saurai plus me retenir, OK ?
– Ça va, ça va, je vais me calmer » répondit Stefan qui n’arrivait pourtant pas à supprimer un petit sourire ambiguë.
Désormais, progressant à travers des époques mieux connues de l’histoire de France, ils rencontrèrent l’héroïsme de l’époque de Louis XIII, la grandeur de celle de son célèbre successeur ainsi que le raffinement et l’érotisme dominant la cour sous le roi bien-aimé. Et comme ils étaient toujours sous le charme de leur première nuit passée ensemble, c’étaient les scènes érotiques de ces derniers qui les attiraient surtout : Boucher et son odalisque lascivement couchée sur le ventre, sa peau brûlante du souvenir des caresses subies ; Fragonard et la chemise enlevée de la fille enfant ; Diane, encore et toujours. Décidément, c’était à croire que les peintres, et, à travers eux, les hommes en général, étaient surtout inspirés par l’impossibilité. Une femme, délicieuse et impudemment nue, étalant son riche corps sous les yeux des flâneurs, mais se refusant éternellement, voire châtiant le désir avec une cruauté sans pareille.
Outre les sujets qui leur rappelaient les scènes de la nuit passée, parfois jusque dans les détails, Nathalie montra une certaine prédilection pour les portraits des grands personnages – le cardinal de Richelieu, Louis le Grand lui-même, Madame de Pompadour – qui firent monter à la surface les souvenirs de ses cours d’Histoire avec ce qu’ils avaient illustré de la grandeur passée de la France. Mais la plupart du temps, ils ne regardaient que sommairement les tableaux, il leur fallait quelque caractère saillant pour les attirer, parce que, tous les deux, ils commencèrent à ressentir une certaine fatigue, ce qui ne les étonnait pas plus que ça : ils venaient de passer une nuit très courte.
La peinture des premières années du XIXe siècle passa presque inaperçue, tant l’épuisement rendait de plus en plus lourdes les paupières des deux amoureux. Et ce n’était pas la sévérité du pinceau de David qui fût capable de les sortir de leur flegme.
« J’ai très faim, Stefan. »
Il la regarda d’un air presque effrayé. Il la laissait mourir de faim ! À peine lui avait-elle fait la remarque qu’il la prit par la main, hâta ses pas et finit par trouver un self, au bout d’un dédale qui lui semblait interminable.
Comme à l’entrée, ils durent faire la queue, mais le service était assez rapide. Au bout d’une dizaine de minutes, ils furent assis dans un coin assez calme devant leurs repas. Rien de spectaculaire, mais suffisant pour pallier à la faim de Nathalie. Stefan eut mauvaise conscience. Nathalie n’avait pratiquement rien mangé depuis hier soir. Et au lieu de prendre un petit déjeuner, ils avaient traîné au lit, et voilà. Le malaise de Stefan dut se peindre sur son visage, parce que, malgré sa faim, Nathalie réussit à arracher une partie de son attention au jambon à l’os qui l’attendait succulent au milieu de son plat.
« Ce n’est pas grave, hein ! Je ne suis pas morte de faim quand-même. »
Elle s’était bien rendu compte de l’air gêné de son amant. Il était troublé, et il y avait de quoi. Stefan se rappelait trop bien une histoire d’il y a quelques semaines. Nathalie lui avait menti. Malgré les promesses de ne pas se faire ce coup-là. Elle venait de sortir d’une relation très intense où, pour la première fois depuis son mariage, elle s’était senti de l’amour pour quelqu’un. Après une dispute, dont Stefan n’avait jamais compris les raisons, cet homme l’avait planquée, en plein jour, devant son bureau, au milieu de la foule des passants. Sous le coup, elle s’était évanouie, passant ensuite des heures à pleurer, déprimant au point de ne plus pouvoir manger pendant plusieurs jours. Obligée de s’exprimer pour conjurer ses blessures, elle avait mit l’incident sur son blog en le prêtant à une prétendue amie. Elle n’avait pas voulu inquiéter Stefan, mais elle finit par lui avouer la vérité quelques semaines plus tard.
Voilà ce qui le mettait mal à l’aise. Connaissant l’importance qu’elle accordait au fait de manger, et sachant quel lien existait entre la souffrance et le refus de la nourriture, il avait négligé cette information, et il s’en voulait. En plus, il savait à quel point Nathalie était à l’écoute des besoins de son entourage, elle qui maîtrisait l’art de se brancher sur les autres pour deviner leurs moindres pensées. Cela lui permettait d’aller au-devant d’eux et de leurs désirs sans qu’ils eussent besoin de les formuler. Elle avait mis longtemps à se rendre compte du fait que c’était là une faculté rare, et que ce n’était pas par mauvaise volonté si les autres n’agissaient pas de la même façon envers elle. Le silence de Nathalie était chargé de messages. Inconsciemment, elle avait acquis l’habitude d’exprimer ainsi une partie de ses besoins, parce qu’elle savait déchiffrer les messages sans paroles des autres, envoyés trop souvent à leur insu. Mais Nathalie, parlant dans le noir, se demandait pourquoi ses appels ne recevaient pratiquement jamais de réponse. Elle fut triste quand elle découvrit enfin la raison. La plupart des hommes et des femmes n’avait tout simplement jamais eu l’occasion de développer une sensibilité pour cet éther humain, et de cultiver leurs capacités en conséquence. Tandis que, pour elle, l’espace entre les êtres résonnait de paroles non prononcées, il était vide pour les autres, sourds au langage éthéré des êtres plus finement constitués.
Nathalie était donc du nombre de ceux qui étaient capables de le capter, tout comme Stefan. Mais il y avait loin entre recevoir un message et le comprendre, voire réagir en conséquence, et Stefan comprit qu’il fallait travailler là-dessus. Mais bon, ils en étaient au tout début de leur relation, et il leur resterait de longues années pour apprendre à s’accorder l’un sur l’autre. Pour l’instant, Stefan, après avoir, pendant un instant, imaginé à quoi devait ressembler l’espace entre Nathalie et lui-même, éprouva un immense plaisir à voir sa maîtresse assise à la même table que lui. Un énorme sourire fit rayonner sa figure, et au lieu de lui parler, il caressa la main qui tenait la fourchette.
« Je t’aime. »
Il n’y avait pas moyen de compter le nombre de fois qu’ils se l’étaient dit ces dernières semaines, mais chaque fois en rajoutait encore au bonheur que cette phrase si simple leur faisait éprouver. Nathalie avait légèrement tremblé au contact des doigts de son amoureux, presque imperceptiblement, mais assez pourtant pour qu’il pût se rendre compte du flux d’énergie qui venait de s’établir entre eux.