Leur repas terminé, ils décidèrent de rentrer à l’hôtel. Le concert qu’ils avaient prévu pour ce soir commencerait à 18 heures, et comme il fallait encore se changer, ils n’avaient pas intérêt à traîner. Avant de sortir du Louvre, ils ne purent pourtant résister à la tentation d’un tour dans la librairie très bien garnie. Stefan, suivant Nathalie de près, eut le plaisir de l’entendre faire des remarques à propos des livres qui lui tombaient sous les doigts. Il adorait la combler de petits cadeaux, et comptait profiter de cette occasion pour faire le plein d’idées.
La tête remplie de toutes les images qu’ils remportaient de la journée, les bouches occupées à détailler leurs impressions, les lèvres appliquées à se retrouver au milieu d’une phrase, le temps du trajet des bords de la Seine à ceux de la Marne passa pratiquement inaperçu.
Rentrés à l’hôtel, Stefan passa dans la salle de bain pour se raser, pendant que Nathalie, incapable de garder enfermées toutes ces nouvelles images fraîchement recueillies dans les rues de Paris et les couloirs du Louvre, appela sa meilleure amie pour réduire un petit peu la pression qui menaçait de la faire éclater. Elle avait d’abord essayé d’avoir sa fille pour s’assurer que celle-ci allait bien, loin de sa maman, mais la ligne avait été occupée à plusieurs reprises. À travers la porte entrouverte de la salle de bain, Stefan suivait les intonations d’une voix qui charriait les émotions d’une femme amoureuse et où le rire frôlait les larmes de très près.
Stefan s’examina dans le miroir. La partie inférieure du visage couverte de mousse à raser, il essayait de se voir avec les yeux de Nathalie. Il devait ressembler à une espèce de clown. Mais quand, ce matin, Nathalie lui avait demandé pourquoi il ne piquait pas, il s’était promis de déployer une attention redoublée à cette action d’habitude ressentie comme une corvée. Il ne se rappelait pas avoir jamais trouvé autant de plaisir à se faire beau pour quelqu’un. Pendant des mois, sa grande affaire avait été de choisir les vêtements qu’il allait emporter à Paris. Quand il avait raconté cela à Nathalie, elle l’avait même légèrement taquiné, en lui faisant comprendre que c’était là une affaire de filles. Cela ne l’avait pourtant pas dérangé. Il avait déjà compris qu’elle faisait naître un tas de choses en lui, choses jamais ressenties auparavant ou oubliées depuis bien longtemps. Peu importe. Il appréciait ces changements, et était avidement à l’écoute de ce qu’ils lui imposeraient.
Le rasage terminé, Stefan sortit de la salle de bain pour trouver Nathalie toujours couchée sur le lit, en train de parler avec sa fille qu’elle avait finalement réussi à joindre. Les regards de Stefan glissèrent le long du corps svelte allongé sur le lit, impeccable après le passage de la femme de chambre, sauf aux endroits où Nathalie venait de froisser les draps. S’arrachant à la contemplation de la beauté féminine, il se retira dans le vestibule pour y chercher son costume.
La voir parler avec sa fille, cela lui rappela une de ces nombreuses soirées passées à discuter pendant des heures avec Nathalie, rivé à l’écran de son ordinateur portable. À peine connecté, vers l’heure à laquelle il était plus ou moins assuré de trouver Nathalie en ligne, ils s’étaient tout de suite retrouvés, prêts à s’embarquer dans un de leurs dialogues interminables, quand Nathalie dut s’absenter pour aller coucher la petite. Pour mieux faire passer le temps qu’elle mettrait à revenir, Stefan lança son navigateur pour consulter son courrier et pour se promener sur les blogs qu’il suivait en ce moment. Ayant pris l’habitude de revenir régulièrement sur la fenêtre de la messagerie pour vérifier s’il avait manqué quelque chose, il jetait un coup d’œil, entre la lecture de deux paragraphes, quand il vit la barre d’état afficher un autre statut : ‘Nathalie est en train de taper un message’. Tiens, elle l’a déjà couchée ? C’était rapide aujourd’hui. Puis, il se rendit compte qu’elle mettait un temps énorme à composer ce message. Et comme, d’habitude, Nathalie tapait très vite, il se demandait s’il n’y avait pas un problème avec la connexion ou si le logiciel plantait encore, ce qui arrivait assez fréquemment. Le message finit pourtant par s’afficher sur son écran, mais, contrairement à ce qu’il avait attendu, ne contenait qu’une seule phrase :
« Bonsoir, c’est Camille, ça va ? »
Était-ce vraiment sa fille à l’autre bout de la ligne ? Sans doute, à moins que Nathalie se soit permise une blague. Mais comme il n’en vit pas l’intérêt, il décida de ne pas prendre de risque et de répondre très sérieusement.
« Bonsoir Camille. Ça va bien, merci. Est-ce que ta mère sait que tu es en train de discuter avec moi ?
– Elle est derrière moi.
– Et bien. Je suis enchanté de faire ta connaissance. »
Stefan fut littéralement bouleversé. Parler à l’enfant de Nathalie, c’était pénétrer aussi loin dans son intimité qu’il était humainement possible. Il ne savait trop quoi lui dire. Il improviserait. Pendant qu’il en était encore à ces réflexions, la vibration de son portable annonça l’arrivée d’un texto. Il y trouva un MMS avec une photo de la petite, installée devant l’ordinateur de sa mère, en train de composer un message. Il imagina la scène. La petite, sans doute tout excitée d’avoir accès au grand monde, la mère pliée de rire devant la fascination de sa fille, et en même temps charmée de la voir entrer en contact avec l’homme qu’elle rencontrerait dans quelques semaines.
« Tu as passé une belle journée, Camille ?
– Oui, et après une pause assez longue, j’aime bien quand Maman rigole.
– Oh oui, moi aussi, j’aime ça. »
Puis, la maman en question s’y mêla.
« Coucou, c’est moi. Je vais finalement coucher la petite curieuse. Je reviens !
– OK, je t’attends, mon amour ! »
Stefan récapitula ce qui lui était arrivé. Il comprit que ces quelques phrases lui avaient fait franchir une barrière qu’il n’avait même pas vu se dresser sur son chemin. Étant père lui-même, il savait quel degré de confiance il fallait avant de permettre aux gens d’entrer en contacts avec leurs enfants. Il eut hâte de retrouver Nathalie, et il se coucha très tard, cette nuit.
Après avoir mis son costume, il ne lui restait plus qu’à choisir la cravate. Il en avait apporté deux, justement pour permettre à Nathalie d’avoir son mot à dire quant à la tenue de son amant. Il les prit donc toutes les deux, et se posta devant le lit, présentant les cravates à Nathalie, toujours couchée, et la regardant d’un air inquisiteur. Celle-ci venait de raccrocher et eut donc tout le loisir de contempler Stefan en costume : Une chemise blanche, un pantalon bleu tirant sur le gris, une veste de même couleur. Le bas de son visage, couvert d’une mince couche de lotion après-rasage, brillait légèrement, faisant ressortir de minuscules taches rouges aux endroits où le passage trop rapide des lames avait irrité la peau ou égratigné quelque irrégularité. Il était tout beau avec ses cheveux gris qui lui donnaient un air sérieux, ses yeux très sombres dans lesquels se reflétait la lumière de la lampe à côté du lit, et ses lèvres charnues dont Nathalie suivait les contours amoureusement. Elle avait gardé un trop bon souvenir de ces lèvres. Elle les sentait sur les siennes, les imaginait parcourir son corps, caresser ses aréoles, sucer ses bouts de seins, s’introduire dans la cavité de son nombril, s’aventurer plus bas encore – Stop ! Si elle voulait assister au spectacle, il fallait s’arrêter là, sinon, ce serait foutu. Et elle y tenait, à son concert. D’abord, parce que c’était son cadeau de Noël, ensuite parce que c’était Stefan qui le lui avait offert et qui l’accompagnerait, et surtout parce que ce serait un souvenir supplémentaire qui les rapprocherait davantage en ajoutant à leur relation le ciment de choses vus ensemble, d’endroits parcourus à deux et d’expériences communes. Nathalie était en train se se faire une provision de souvenirs pour s’en servir plus tard, quand lui serait parti et quand elle devrait se réchauffer toute seule.
Nathalie résolut finalement la question de la cravate en jetant son dévolu sur le spécimen rouge. Pendant que Stefan passait devant le miroir pour se la nouer, elle se leva et alla chercher sa robe noire dans le vestibule. Elle enleva vite fait son pull et son jean, mit des bas noirs, enfila un t‑shirt de même couleur et passa la robe dessus. Tout le procédé avait consumé à peine une minute et quand Stefan vint la voir pour lui demander de vérifier son nœud, elle s’était à nouveau allongée sur le lit où elle formait un beau contraste avec la blancheur de la couette et des draps. Stefan s’approcha jusqu’au pied du lit pour la contempler de plus près. Se penchant en avant, il souleva les jambes de Nathalie, et posa ses pieds contre sa poitrine. Il remarqua que les ongles étaient peints en rouge clair – ce qui détonnait un peu à côté de sa cravate.
Stefan leva un peu la tête pour regarder Nathalie couchée. Elle se tenait toute tranquille, les yeux fermés. Caressant ses pieds, il passa sur les veines et les os qui se dessinaient sous la peau. Pendant quelques instants, il aurait voulu sombrer dans la volupté qui émanait d’elle et qu’il recueillit dans le creux de ses mains. Il déplaça son poids très légèrement en avant, testant la résistance que Nathalie lui opposerait. Ses jambes plièrent, juste un tout petit peu, avant de le repousser. Il se laissait balancer par le bercement rythmique de ses jambes dont le va-et-vient mesuré l’étourdissait. C’était de la tendresse devenue mouvement. Il sentit le désir remuer au fond de son ventre, et il s’accrocha à une dernière pensée consciente et lucide : « Je pourrais écarter ses jambes maintenant ». Elle résonnait dans sa tête, vide de toute idée sauf celle de la femme étendue devant lui, quand tout d’un coup il entendit parler sa propre voix :
« Dis, Nath, tu ne trouves pas qu’on tarde un peu ?
– Siiii, on est par trop fainéant. Mais ce n’est pas de ma faute si tu me mets tellement à l’aise. »
Un grand sourire accompagna cette phrase qui était censée taquiner. Mais il s’y était glissé un peu de ce bien-être dont Nathalie se sentit entourée et qu’elle aurait aimé faire durer. Stefan, très sensible à la volupté dont s’était teinte la voix de son amie, réussit pourtant, en pensant au concert avec elle, à rassembler assez de forces pour y résister, et posa ses jambes doucement sur le lit.
« Viens, ma belle ! »
Lui tendant la main, Stefan l’aida à se relever. Ils mirent leurs chaussures, enfilèrent leurs manteaux et, sans plus tarder, partirent.