XXII. Une femme se réveille

Dans sa voix, il n’y avait pas la moin­dre trace de som­meil. Nathalie se vau­trait dans l’énergie dont ray­on­nait son amant, tout envelop­pée – pro­tégée – par ses bras qui la tenaient ser­rée comme dans un cocon, enfer­mée dans une bulle d’où elle sor­ti­rait plus forte, prête à affron­ter l’u­nivers et son quo­ti­di­en. Des courants d’énergie s’établirent entre eux, la res­pi­ra­tion de Ste­fan la berçait, ses poils la cha­touil­laient, ses mains sur son ven­tre lui don­naient l’impression d’un boucli­er qui la garderait éter­nelle­ment du froid du dehors. La chaleur qui se répandait sur son ven­tre lui rap­pela le temps quand c’était elle, le boucli­er. Elle qui avait pro­tégé la vie qui crois­sait en elle, sous la peau de son ven­tre, à quelques cen­timètres seule­ment de l’endroit où elle sen­tit posées les mains de Stefan.

Sa fille venait d’avoir huit ans – déjà. C’était beau­coup, huit ans. Un espace dans lequel pou­vait tenir un grand nom­bre d’événements dans la vie d’une per­son­ne. Pour­tant, et mal­gré une dis­tance tou­jours crois­sante, elle n’avait aucun mal à se trans­porter dans l’époque de sa grossesse. Mais qu’est-ce qu’elle avait grossi pen­dant ces mois-là ! Un sou­venir désagréable sur lequel elle n’aimait pas insis­ter, mais qui pâlis­sait pour­tant à côté de la magie des vies partagées. Était-ce cette fas­ci­na­tion-là qui l’avait ren­due aveu­gle à tout ce qui se pas­sait autour d’elle ? Qui l’avait empêchée de voir son mari s’éloigner ? Quand elle s’était finale­ment ren­due compte de la dis­tance tou­jours gran­dis­sante entre eux, elle n’avait pas tout de suite com­pris toutes les con­séquences qui pou­vaient en résul­ter. Au début, elle l’avait imputée aux kilos sup­plé­men­taires, ce qui, imag­i­nait-elle, la rendait peut-être moins attrac­tive aux yeux de son mari. Mais celui-ci ne se rap­prochait pas d’elle, même quand sa taille était rede­v­enue à peu près ce qu’elle avait été avant. Elle dut se résoudre à n’y voir qu’une autre illu­sion détru­ite, sans pour autant être plus près de trou­ver une expli­ca­tion val­able. En plus, peu après la nais­sance de Camille, elle était tombée sérieuse­ment malade. Son mari refusa de l’accompagner à l’hôpital quand elle dut y subir les exa­m­ens. On par­lait de leucémie, mais elle savait que ce n’était pas ça, qu’elle n’allait pas mourir de cette mal­adie-là, et qu’elle pour­rait accom­pa­g­n­er sa fille à tra­vers son enfance. C’était pour cela qu’elle ne dés­espérait pas devant le refus obstiné de son mari de se rap­procher, le long des mois et des années passés seule avec son enfant, passés à veiller sur elle, sur la vie qui, bien que sor­tie de son corps, lui apparte­nait tou­jours. Sa récom­pense, c’était de la voir grandir, la voir devenir une per­son­ne, avec une volon­té dif­férente de la sienne, autonome.

À force de faire sa vie toute seule, elle finit par com­pren­dre que l’abîme qui s’était creusé entre elle et Nico­las était devenu infran­chiss­able. Réal­i­sa­tion d’au­tant plus douloureuse qu’il avait fait par­tie du mobili­er de sa vie depuis une époque loin­taine : Elle l’avait ren­con­tré au seuil de sa vie estu­di­antine après avoir gran­di dans un vil­lage des Cévennes, enfer­mée dans un univers étroit et sur­veil­lé où ses par­ents l’avaient envoyée tra­vailler dans une boulan­gerie, dès l’âge de treize ans, pour sup­pléer aux revenus mod­estes de leur ménage. Enfant aînée, elle dut assumer très tôt la respon­s­abil­ité pour la vie des autres, notam­ment de ses deux sœurs et d’un frère, celui-ci son cadet de douze ans. Son pre­mier bébé. Il fal­lait nour­rir toutes ces bouch­es. Au lieu de s’amuser, de sor­tir, elle pas­sait ses jours à tra­vailler, partagée entre l’é­cole et la boulan­gerie, et ses nuits à révis­er les cours. Une jeunesse assez isolée, passée dans un monde à part, où elle évolu­ait avec aise, et dont les sou­venirs avaient eu le temps de s’in­fil­tr­er d’au­tant plus pro­fondé­ment jusque dans les dernières fibres de son être.

Elle sor­tit de ce monde-là après son bac, ayant décidé d’entamer des études à Mont­pel­li­er, tro­quant ain­si les vastes hori­zons des Cévennes con­tre le paysage frac­tion­né de la cité aux rues étroites, pro­fondé­ment incis­es entre des immeubles aux couleurs fanées, où les regards se bri­saient de partout con­tre des obsta­cles trop rap­prochés avant de pou­voir s’en­v­ol­er. Après s’être instal­lée dans sa nou­velle cham­bre, prof­i­tant pour le démé­nage­ment des vacances pro­longées après son bac, elle prit son courage dans ses deux mains pour vain­cre sa timid­ité et com­mença à fréquenter du monde. Par­mi ses toutes pre­mières con­nais­sances se trou­va un jeune homme, char­mant, beau gosse, rompu aux usages citadins. En se liant avec lui, elle échangea le cer­cle étroit des années de sa pre­mière jeunesse con­tre celui, tout aus­si restreint, qu’elle fréquenterait désor­mais avec lui. Mais de cela, elle ne s’en rendrait compte que beau­coup plus tard. D’abord, ses études lui ouvrirent des par­ages tout à fait nou­veaux, aux hori­zons immenses, et larges au point de pou­voir s’y per­dre. Pour la pre­mière fois de sa vie, elle se trou­vait con­fron­tée à un défi intel­lectuel à la hau­teur de ce qu’elle appor­tait. Cela lui apprit sa vraie mesure, et c’est de cette époque-là que datait son désir d’aller tou­jours plus loin, de pass­er out­re. Il y avait l’espace aus­si qu’elle décou­vrait caché dans les moin­dres de la ville et de ses rues, ses places, ses maisons qui, vues du haut de l’Arc de Tri­om­phe, for­maient un véri­ta­ble océan d’habitations ren­fer­mant des mil­liers et des mil­liers de vies, tout autour d’elle. Les mag­a­sins, les ciné­mas, le théâtre, le cam­pus, les amphis – les étu­di­ants aus­si orig­i­naires en bonne par­tie d’autres pays – tout cela con­tribuait à l’éloigner de l’u­nivers clos de son enfance et de ses années d’adolescence.

Les pieds nus dans le sable, des traces d'une vie de femme
« Les pieds nus sur le sable chaud, les traces qu’elle lais­sait der­rière elle … »

Puis, il y avait les voy­ages. Nico­las était le pre­mier à l’emmener voir le monde, et elle gar­dait un sou­venir vif de la pre­mière fois qu’ils s’é­taient embar­qués à bord d’un train en direc­tion du Pays Basque. Les sacs à dos posés sur le quai, les gens qui grouil­laient autour d’eux, le bout de baguette qui suff­i­sait à la nour­rir jusqu’au bout du voy­age, les pre­miers pas dans une ville étrangère, les auberges de jeunesse, le camp­ing en bord de mer.

Nico­las n’était pas un grand voyageur non plus, mais il était là, à deux pas d’elle, quand elle décou­vrit la mer. Pas celle des vacances d’été quand ses par­ents l’emmenaient à la plage pour y pass­er une journée au soleil. Mais celle qui résumait dans le mur­mure inces­sant de ses vagues l’idée même du départ. Les pieds nus sur le sable chaud, les traces qu’elle lais­sait der­rière elle, les coquil­lages ramassés, les jambes dans les vagues, les pan­talons mouil­lés, le sel dans ses cheveux et l’air du large qui rem­plis­sait ses poumons. Elle changeait. Et Nico­las était là, un repaire dans une vie qui avait com­mencé à bouger. Mais lui ne bougeait pas. Elle avait mis des années à s’en ren­dre compte, sur un tra­jet éch­e­lon­né de décep­tions. Elle finit par com­pren­dre qu’elle s’était liée trop tôt, qu’elle s’était lais­sé impos­er des bornes avant d’avoir pu faire le tour des pos­si­bil­ités, avant de faire l’expérience de son poten­tiel. Et elle les avait peut-être recher­chées aus­si, ces bornes. Était-ce la nos­tal­gie de la vie tran­quille dans la mai­son pater­nelle qui l’avait poussée dans cette direction-là ?

Depuis, elle avait eu le temps de réfléchir à tout cela. De se pos­er des ques­tions. De trou­ver des répons­es – ou tout au moins de se pro­pos­er de par­tir à la recherche de ces répons­es. Dans sa vie, il y avait le tra­vail, le mariage, et, depuis huit ans, sa fille. Les pre­mières années avaient été par­ti­c­ulière­ment dif­fi­ciles. Le soir, la petite ne voulait pas se couch­er, refu­sant de s’en­dormir et récla­mant la présence per­pétuelle de sa mère. Le matin, chaque jour le même ciné­ma avant de laiss­er par­tir sa mère au bureau. Il fal­lait des nerfs d’aci­er et une patience dont elle ne savait pas tou­jours où trou­ver les ressources. Mais elle s’arrangeait, puisant assez de force dans l’amour de sa fille et dans ses yeux qui bril­laient quand elle se lançait dans ses bras à la sor­tie des class­es. Il fal­lait pour­tant régler une bonne par­tie de sa vie sur les habi­tudes de sa fille. Nico­las par con­tre refu­sait obstiné­ment d’a­ban­don­ner les siennes – le ciné­ma, au moins deux fois par semaine, le sport, les con­soles de jeu. Tan­dis qu’elle restait à la mai­son, seule avec Camille, exclue de toute con­ver­sa­tion adulte. Elle ressen­tait un besoin crois­sant de s’é­vad­er, et elle décou­vrit inter­net. Le moyen idéal pour sor­tir de l’im­passe. Elle y ren­con­trait du monde sans devoir quit­ter le logis, pou­vant con­tin­uer à garder sa fille tout en dis­cu­tant des livres qu’elle était en train de lire, des arti­cles du jour­nal qui l’oc­cu­paient ou des dis­ques qu’elle venait d’a­cheter. De nou­veaux hori­zons s’ouvraient, une fois de plus, autour d’elle. Les amis l’orientaient vers des auteurs qu’elle ne con­nais­sait pas, lui envoy­aient des liens vers des morceaux de musique, des extraits de films, elle par­lait de tout et de rien avec des gens qu’elle n’avait jamais vus, mais qu’elle avait l’impression de con­naître depuis toujours.

Ensuite, elle en vint à remet­tre en ques­tion les con­traintes de son mariage. Elle ado­rait son corps et le plaisir qu’elle savait en tir­er. Le plaisir aus­si d’en laiss­er prof­iter son parte­naire. En même temps, il n’y avait eu que peu d’hommes dans sa vie de femme adulte et sex­uée. La var­iété lui man­quait. De plus en plus sou­vent, elle eut l’idée de se don­ner à d’autres hommes que son mari. Elle se lançait dans des dis­cus­sions qui tour­naient autour de l’amour, de l’attrait des corps et qui pour­raient aboutir à des jeux dont elle avait été exclue pen­dant trop longtemps. Au fil de ses dia­logues, elle redé­cou­vrit son côté physique. Sa garde-robe changeait en fonc­tion de la nou­velle impor­tance qu’elle accor­dait à celui-ci. Elle se sur­prit à rêvass­er. À quoi ressem­blerait le frot­te­ment d’une peau étrangère sur la sienne, quel goût auraient d’autres sex­es et le sperme qu’elle saurait en tir­er ? Seule devant l’ordinateur, le bal­let envoû­tant des let­tres sous les yeux, elle écar­tait ses jambes devant les avances d’un fan­tôme. Elle voulait sen­tir une langue entre ses lèvres, une verge raide s’apprêtant à la pénétr­er et qui serait accueil­lie par le mou­ve­ment doux et ryth­mé de ses reins. L’inconnu l’attirait de plus en plus forte­ment. La seule idée de ce qui pou­vait l’attendre, des sen­sa­tions incon­nues qui étaient là, à portée de main et qu’il suff­i­sait sans doute de ramass­er, la fit frémir.

« … voir l’envie se pein­dre sur les traits de ceux aux­quels elle per­me­t­tait l’accès à sa webcam. »

Son enfance avait été rem­plie de décou­vertes, à l’époque où elle han­tait les forêts qui cer­naient son vil­lage, seule ou en com­pag­nie de ses sœurs et de ses cama­rades. Depuis, la rou­tine s’était instal­lée un peu partout, que ce soit dans le quo­ti­di­en avec ses éter­nelles répéti­tions, que ce soit dans le cou­ple, où les rit­uels avaient fini par rem­plac­er le vécu des sen­ti­ments et la sincérité des caress­es. Elle avait soif de nou­veautés, elle voulait trans­gress­er les fron­tières de sa vie rangée. Et après son esprit, c’était son corps qui impo­sait ses besoins. Elle fit face à cette curiosité et l’accepta. Du coup, elle s’ouvrit aux propo­si­tions qu’on lui fai­sait. Avec son physique et sa façon ouverte d’aborder les gens, ce n’étaient pas les occa­sions qui lui man­quaient. Elle ne détes­tait pas les com­pli­ments. Elle ado­rait enten­dre les hommes lui dire qu’elle était belle, voir l’envie se pein­dre sur les traits de ceux aux­quels elle per­me­t­tait l’accès à sa web­cam. Puis, son imag­i­na­tion lui mon­trait les suites de leurs avances. Elle se voy­ait dans les bras de ces amants fic­tifs, désha­bil­lée par des mains expertes qui sauraient lui faire oubli­er les con­traintes de sa vie. Elle sen­tait les caress­es qui la pré­par­eraient à la péné­tra­tion. Elle se sen­tait prête.

Finale­ment, c’était l’invitation de Lucien qu’elle accep­ta. Elle ne savait pas pourquoi son choix était tombé pré­cisé­ment sur lui. Dans ses con­tacts, il y avait un cer­tain nom­bre d’hommes qui l’attiraient physique­ment. Et par­mi eux, plusieurs de la région. Elle ne saurait dire si c’était le hasard qui l’avait déter­minée ou si cet homme dis­po­sait de ce je ne sais quoi qui le fît sor­tir de la masse des pré­ten­dants. Mais elle se retrou­va avec lui, un jour de print­emps, sur la ter­rasse d’un café, près de la plage de Palavas. Elle n’avait pas osé accepter un ren­dez-vous à Mont­pel­li­er même. La côte était plus anonyme, et en même temps plus agréable. Elle imag­i­nait des prom­e­nades, des dis­cus­sions, une intim­ité crois­sante. Un point de départ vers quelque chose de nou­veau, d’insolite. Au bout du troisième ren­dez-vous, elle con­sen­tit à le rac­com­pa­g­n­er, et elle entra, tout naturelle­ment, dans sa mai­son et dans son lit. Ce fut aus­si la fin de leur courte his­toire. Ce n’était pas qu’il avait man­qué de respect, ou qu’il l’avait lais­sée insat­is­faite. Au con­traire, son corps avait été ravi par cette ren­con­tre, mais une fois la décou­verte accom­plie, Lucien ren­trait dans le domaine du quo­ti­di­en, des expéri­ences faites et classées. Lucien, ce n’était pas de l’amour. Et Nathalie ne l’avait pas cher­ché, non plus, l’amour. Alors, elle pas­sait out­re. Elle couchait, mais elle ne voulait pas se lier.

Ses ren­con­tres deve­naient de plus en plus nom­breuses, se ter­mi­nant dans des cham­bres d’hôtel, entre les bras d’hommes qui, eux, étaient le plus sou­vent à la recherche d’une femme facile, d’aventures, d’escapades. Cela arrangeait Nathalie. Elle ne per­me­t­tait pas à ses amants de quelques instants de voir qui elle était, leur inter­dis­ant l’accès à son univers. C’était pour cela qu’ils n’avaient aucune chance d’ap­préci­er la femme à laque­lle ils venaient de servir de dis­trac­tion. Ils péné­traient son corps, mais ils pas­saient à côté de Nathalie.

xxiii. origine du monde ou joconde ?