Le frémissement. Celui de Nathalie, dans la baignoire, à peine sensible, indice du bien-être de la femme lovée contre son amant. Celui d’Isabelle, deux décennies plus tôt, qui allait finir par emporter Stefan dans un tourbillon de contractions, de cris, et de griffures. Chose extraordinaire que la mémoire qui franchissait un abîme de vingt-deux ans en un clin d’œil, sans le moindre effort. Même pas besoin de fermer les yeux. Une seule sensation, et c’était parti.
Une fois alerté à la présence des souvenirs, à fleur de peau, il y plongea profondément, et tout servit de prétexte à la résurgence de ce qui, un jour, avait été. Les caresses de l’eau, brûlantes sur sa peau rougie, lui rappelèrent d’autres liquides dont il portait les marques, enfouies sous le tissu cicatrisé de sa mémoire. Dans la vapeur qui montait jusqu’aux derniers recoins de sa conscience, il perçut jusqu’au goût du liqueur enivrant dégoulinant du sexe d’Isabelle. Il en avait eu partout, de ce liquide-là – sur la langue, le menton et les joues, le long de son sexe, et sur le ventre contre lequel elle s’était frottée après qu’il s’était retiré d’elle. Elle l’avait chevauché, l’avait écrasé de son poids délicieux, l’avait manipulé en jouant sur son sexe, en se l’enfonçant et en se le retirant, en se hissant jusqu’à ce que le gland, près de sortir, lui massât les lèvres, en se laissant tomber lourdement pour essayer de se remplir jusqu’aux parties les plus reculées de son vagin. Puis, pendant la folie de l’orgasme, elle s’était écroulée, l’ensevelissant sous son corps, et elle l’avait enlacé de ses bras, creusant dans son dos, le couvrant de sillons rouges là où elle venait de retourner la chair. Lui aussi, il frémissait, hésitant entre la douleur et le plaisir pour découvrir que c’était leur union inséparable qui venait de le mener au paroxysme.
La nuit était venue couronner une journée passée ensemble. Ils étaient partis tôt le matin, dans la R5 de sa mère, pour faire le tour du littoral méridional de la Bretagne. Pont-Aven et sa rivière charmante, ses moulins, ses grosses pierres ruisselantes et ses souvenirs de Gauguin; Concarneau et son port, gardé par une forteresse qui, gavée par le soleil breton, rayonnait une chaleur beige et dont l’activité principale consistait à indiquer le passage des heures sur son cadran solaire; Quimper, dont il n’avait gardé aucun souvenir particulier, sauf celui d’une route qui longeait le centre-ville, d’un côté, tandis que s’étendait, de l’autre, une colline verdoyante; une crêperie sous la pluie soyeuse que la nuit avait amené à sa suite,bâtisse de pierre de taille perdue au milieu de la campagne bretonne, les bols de cidre et de petit lait, les galettes et les crêpes. L’odeur et le goût du blé noir, le froid du cidre qui avait laissé un goût amer dans la bouche. Tout cela n’avait servi qu’à préparer cette nuit infernale qu’il allait vivre dans les bras d’Isabelle. Insatiable Isabelle. Ils ne comptaient plus le nombre des orgasmes que leurs jeunes corps leur avaient rendu possibles. Ils mirent fin à leurs ébats quand Isabelle n’eut plus de réserves de liquide et quand le dos de Stefan ressemblait à une seule plaie énorme.
C’était leur dernière nuit aussi, mais il ne le savait pas encore – elle non plus, peut-être. Quelques jours plus tard, elle allait le quitter, brusquement, sans rien préciser, sans même dire « merci », ou « pardon » ou quoi que ce soit, le laissant en proie à sa douleur, confronté à un monde dont il ne comprenait plus rien. La première nuit sans elle, il la passa sur une chaise, devant sa fenêtre, à regarder la cour du lycée, où il imagina la voir passer à plusieurs reprises, spectre suceur de sang, repu du sperme qu’elle avait ramassé à même la source et dont la blancheur s’était teinte de rouge en descendant son gosier. La deuxième nuit, il en avait assez de rester là sans bouger et sortit du lycée pour se promener à travers la ville, sans autre but que de tuer la réflexion. L’eau l’attirait qui, dans cette ville portuaire, n’était jamais très loin et il se dirigea vers le port, indiqué de loin par une véritable forêt de mâts et de derricks, confusément visibles sur un ciel sans lune mais dégagé. Une froide nuit d’hiver, où l’eau profondément noire clapotait dans les bassins, les cargos endormis au bout de leurs amarres. Passant le long des bassins, il s’arrêtait de temps en temps pour renifler le vent chargé de l’odeur du varech. Arrivé au bout de la succession de navires, fatigué, il s’assit sur le mur du quai, ses pieds ballottant dans le noir, à quelques centimètres de l’eau dont la présence était rendue sensible par le froid aigu qui en montait. Elle se servit de l’air glacé pour envelopper ses jambes qui, peu à peu, se paralysaient. Une envie soudaine le prit de se laisser glisser le long du mur, pour disparaître sous la surface ondulante, sans faire de bruit et sans laisser de traces. Une dernière morsure de l’eau glaciale le long de ses membres engourdies, quelques vaguelettes, et voilà tout.