Finalement arrivés au bout de ce mur interminable, ils firent un pas supplémentaire, et se trouvèrent à deux pas de la réalisation d’un désir fou. Désir partagé, mais dont ils avaient évité de parler, de peur de rapprocher la fin de leur aventure.
La façade de Notre-Dame les frappa par sa luminosité. Grâce à sa pierre claire qui absorbait, tel un éponge, jusqu’aux moindres rayons de soleil que laissait encore filtrer l’épaisse couche de nuages, source d’une illumination confuse, elle se découpait nette sur le fond gris qui bouillonnait autour des deux tours carrées, tandis que les bâtiments ordinaires alentour semblaient se dissoudre avec cette fuite des couleurs. La pierre rayonnante, tout en attirant leurs regards, leur opposa une vive résistance, et ils restèrent comme cloués au sol, ébahis, leurs yeux autant de fenêtres vers l’écran de leurs cerveaux où la lumière projetait les images.
Entre eux et le parvis se trouvaient quelques arbres squelettiques dont les branches dénudées, animées par des coups de vent, s’agitaient dans le ciel, sans pour autant présenter le moindre obstacle aux regards avides de Nathalie et de Stefan que l’élan de la construction séculaire attirait irrésistiblement. Tous les deux trébuchèrent quand ils se heurtèrent contre la barrière lumineuse et quand leurs jambes voulurent, de leur propre gré, gravir un escalier imaginaire.
En partant de Cologne, Stefan avait eu pour seul but de rencontrer Nathalie. N’importe où, pourvu qu’elle soit là. Mais maintenant, confronté à cet édifice majestueux en plein centre de Paris, il eut le sentiment d’avoir touché au but. La main de Nathalie tremblait dans la sienne et il comprit qu’elle partageait son émotion. Un serrement de mains leur donna assez de force pour franchir la barrière invisible et ils purent traverser le petit square qui les séparait du parvis. Là, abasourdis par la taille tant matérielle que spirituelle du bâtiment, ils ne purent pousser plus loin, se tenant par les mains comme deux enfants qui essayaient de se rassurer par une présence palpable. Ils se regardèrent :
« Ici ?
– Ici. »
Stefan prit Nathalie par la taille. Il sentit la chaleur de son corps sourdre à travers les multiples couches de vêtements. Elle rayonnait. Un vent léger tirailla sur les mèches de sa chevelure. Ses joues avaient rougi, et le même afflux de sang, provoqué tant par le froid que par l’excitation, gonflait ses lèvres qu’il vit doucement se rapprocher des siennes. Passant ses bras autour de son dos, elle enchaîna son amant entre des barreaux de chair. Ils se contemplèrent. Leurs yeux grand ouverts se remplirent de l’éclat des rayons qu’ils se lancèrent mutuellement. Stefan se rapprocha davantage jusqu’à ce qu’il vît tourner des constellations flamboyantes au fond des yeux de Nathalie. Ses prunelles scintillaient et il y vit nager son image sous la surface noire des pupilles. Leurs lèvres se touchèrent et le bonheur qu’il puisa à cette caresse appela sur lui la foudre qu’il sentit descendre comme du plomb fondu le long de ses nerfs, et souder une partie de ce qu’il était, dans ces instants-là, à ce même endroit, trempant celui-ci de son essence, éternellement. Ébloui par l’éclat insupportable des yeux de Nathalie, il ferma enfin les siens et s’abandonna au baiser où se consumèrent leurs lèvres tremblantes et qui offrit finalement une sortie à son âme.
Cela dura longtemps. Ni l’un ni l’autre n’aurait pu dire comment ils s’étaient séparés, mais ils se réveillèrent enfin, toujours serrés dans leur étreinte, les yeux toujours fermés, les lèvres ouvertes et humides, mais rentrés dans leurs corps respectifs. Stefan tira un souffle profond, ouvrit les yeux, et lui dit :
« Je t’aime, Nathalie Tréhal. »
Quand il l’appelait ainsi par son nom entier, il eut le sentiment de prononcer les paroles consacrées d’une incantation servant à conjurer le génie auquel il avait choisi de s’abandonner. Plus de fuite, plus de retour en arrière. Elle garda le silence, se contentant de tourner le regard vers l’église, accompagné par un petit hochement de tête presque imperceptible. Ils partirent, bras dessus bras dessous, à l’encontre de ce qui les y attendrait.
Devant eux s’étendait le parvis, sur lequel évoluaient quelques groupes d’hommes et de femmes, rassemblés sous la direction de leurs guides respectifs et regardant attentivement les détails du bâtiment que ceux-ci leur indiquaient en gesticulant. Comme les touristes étaient assez peu nombreux en janvier, même à Paris, il y avait assez d’espace entre ces groupes, animés par un léger courant presque imperceptible qui les faisait tourner autour du portail, les rapprochant doucement de l’entrée principale de l’église. Nathalie et Stefan, avançant doucement au milieu de ce tourbillon au ralenti, admiraient la façade qui se retirait devant leurs regards fascinés au fur et à mesure de leur approche. Aimantés par les ombres qui guettaient derrière les trous béants, des hommes et des femmes s’y engouffraient dans un maelström incessant, et Nathalie et Stefan ne tardèrent pas à les rejoindre dans leur ballet inexorable. Quand ce fut leur tour, ils sentirent une vague d’air déferler sur eux, chargée d’encens et d’exhalaisons indéfinissables. La lumière grise du dehors s’éteignit derrière eux et ils furent admis dans une semi-obscurité où les espaces semblaient s’élargir, et les distances se multiplier. Derrière eux, ils laissèrent la foule, être anonyme éparpillé à travers Paris, dans les couloirs du Métro et devant l’Hôtel-de-Ville, dans les musées et sur les boulevards, dans les halls des gares et dans les rames bandées.