XLVII. Des flammes dans le noir

Ils se crurent entrés dans une forêt enchan­tée, où les fûts d’ar­bres immenses se dres­saient, phos­pho­res­cents, sur le fond d’une obscu­rité que de som­bres rayons tombant des voûtes sem­blaient épais­sir. Sur leur droite s’ou­vrait un col­latéral où s’an­nonçait une suite de chapelles latérales, indiqués par une lumière inquiète dont des bou­gies illu­mi­naient leurs seuils. En pas­sant devant, Nathalie et Ste­fan se rendirent compte de ce que des myr­i­ades de cierges brûlaient der­rière les grilles des chapelles, au pied des colonnes et des tombeaux, devant les cru­ci­fix et les mar­tyrs age­nouil­lés, et dont la lumière pénible­ment oppo­sait une diaphane faib­lesse au noir solide qui suin­tait des murs. Une clarté rabougrie vac­il­lait au-dessus de minus­cules flaques de cire fon­due, accrochée aux mèch­es noir­cies, sorte de cor­don ombil­i­cal que les flammes con­sumaient en même temps qu’elles y suçaient leur nourriture.

Nathalie avança douce­ment dans l’énorme bâti­ment comme à tra­vers un dédale. De ce côté-ci de la cathé­drale, exposé au midi, même la lumi­nosité réduite d’un ciel d’hiver nuageux suff­i­sait pour faire briller le verre bar­i­olé des vit­raux où la lumière ani­mait des scènes dont la sig­ni­fi­ca­tion, pour la plu­part, lui échap­pait. Autour d’elle, elle vit des gens occupés à se pencher sur des inscrip­tions qu’ils n’arrivaient même pas à déchiffr­er, à regarder des tableaux à tra­vers les grilles, à s’émerveiller devant quelque châsse dorée, voire à papot­er avec leurs voisins. Elle fut éton­née par de telles atti­tudes presque pro­fanes, et n’arriva pas à com­pren­dre pourquoi ces gens per­sis­taient à s’enfermer dans leur quo­ti­di­en touris­tique, pen­dant qu’elle sen­tit des gerbes d’énergie jail­lir de chaque sur­face tout autour d’eux.

En pas­sant dans le transept, Nathalie fail­lit se ren­vers­er dans la lumière. Toute l’immensité de l’espace que ce bâti­ment con­te­nait s’ouvrit devant elle et, prise de ver­tige, elle dut s’arrêter, de peur de trébuch­er. Elle s’appuya sur le bras de Ste­fan, qui se tenait tou­jours à ses côtés. Tan­dis que, dans le couloir d’où elle venait de sor­tir, les hommes, con­finés aux niveaux les plus bas, pataugeaient dans l’obscurité, ici, les espaces supérieurs, loin au-dessus de leurs têtes, regorgeaient de lumi­nosité qui péné­trait partout, exposant les moin­dres détails aux regards avides. Nathalie aurait voulu avoir les yeux partout à la fois pour se gaver de cette lumière-là, pour s’en rem­plir à ras bor­ds et jusqu’à en débor­der pour répan­dre ensuite ce sou­venir partout où les chemins futurs con­duiraient ses pas. Aveuglée par le spec­ta­cle de l’espace illu­miné, elle tâton­na pour trou­ver, au bout du bras qui la tenait, la main et les doigts de Ste­fan. Il fal­lait partager ces instants éblouis, les com­mu­ni­quer afin de les mul­ti­pli­er et de les éterniser. Sa main s’ouvrit pour accueil­lir la sienne et leurs doigts s’enlacèrent. Nathalie sen­tit vibr­er les fibres de ses mus­cles, attirées par les courants d’énergie dont cet édi­fice était le domaine. Elle com­prit qu’elle avait pénétré dans une sphère où évolu­aient des forces anci­ennes d’une extra­or­di­naire vital­ité, gorgées de souvenirs.

Attirée par l’espace ouvert, elle hési­tait en même temps à s’exposer à la lumière crue qui dévoil­erait jusque à ses pen­sées les plus intimes. Elle fer­ma les yeux, mais c’était pour y retrou­ver la même lumière, et le revers de ses paupières bril­lait d’une couleur orangée. Con­fi­ant dans la force du bras qui la tenait, elle fit un pas en avant. Les courants, con­fusé­ment entrap­erçus, rugis­sant juste au-delà de sa per­cep­tion, s’emparèrent d’elle. Ils se fau­filèrent à tra­vers ses jambes, tour­bil­lon­nèrent au-dessus de sa tête, mon­tèrent le long des vit­raux, s’enlacèrent autour des piliers et s’engouffrèrent dans les vastes espaces pour venir ensuite l’en­tor­tiller et l’emporter. Elle eut peur. Ste­fan la sen­tit trem­bler et il hâta le pas pour tra­vers­er ces quelques mètres qui lui sem­blaient pour­tant interminables.

De l’autre côté, l’ob­scure silence du déam­bu­la­toire les envelop­pa, et Nathalie et Ste­fan y retrou­vèrent les dimen­sions plus humaines des bas-côtés. L’ar­chi­tec­ture y dirigeait les fidèles vers la proue du navire céleste, pointant vers la lumière qui tri­om­phait dans l’orient, en les rap­prochant sur le par­cours des objets les plus sacrés de leur culte. Nathalie fit signe à Ste­fan de s’arrêter. Un tour­bil­lon d’ét­in­celles bar­i­olées lui voilait les yeux et elle dut patien­ter quelques instants afin de les habituer à l’éclairage réduit pour éviter de cogn­er con­tre quelque rebord ou de trébuch­er sur un piédestal dépas­sant dans le couloir. Peu à peu, la ronde infer­nale des lumières ces­sait et elle s’adap­tait douce­ment aux nou­velles con­di­tions de vis­i­bil­ité. Après avoir pra­tique­ment noyé sa vision, la lumi­nosité envahissante rec­u­lait en rétré­cis­sant jusqu’à finir ramassée dans une boule flam­boy­ante, per­chée sur un sup­port métallique, tout au fond du couloir, près de l’abside. En approchant, Nathalie dis­cer­na les feux d’une mul­ti­tude de cierges. La présence de cette source resplendis­sante de lumière ren­forçait les ténèbres alen­tour, comme si sa force con­cen­trée pou­vait inter­cepter les rayons par­tis d’autres sources pour ensuite les repouss­er vers leurs orig­ines respec­tives. De plus près, les effets d’une tem­péra­ture sen­si­ble­ment aug­men­tée se firent sen­tir, et ils eurent presque chaud sous leurs vestes, tan­dis que rougis­saient leurs joues.

Une armoire était placée à côté de l’espèce de table basse où brûlaient, sur plusieurs niveaux, les cierges, et ses parois en bois fon­cé sem­blaient pal­piter sous les vagues de lumière rougeâtre qui les par­couraient aux rythmes de leur souf­fle de feu. L’armoire était gar­nie d’une pro­vi­sion de cierges, mise à la dis­po­si­tion des fidèles qui, pour ren­dre grâce à la Vierge ou à quelque Saint qui aurait exaucé une prière ou sec­ou­ru quelque mis­érable, étaient libres de s’en servir pour procéder à ce pieux usage. Une pan­car­te en annonçait le prix : deux Euros.

Les bougies
« La cire, absorbant l’énergie qu’elle-même ali­men­tait, fondait continuellement … »

Nathalie et Ste­fan s’arrêtèrent à prox­im­ité pour con­tem­pler l’ensemble. Placés en degrés sur le sup­port en métal noir, une cen­taine de cierges, de la var­iété dont pra­tique­ment chaque ménage était large­ment pourvu pour ali­menter le réchaud où l’on chauf­fait le thé, réu­nis­saient leurs flammes, ce qui pro­dui­sait une chaleur remar­quable. La cire, absorbant l’énergie qu’elle-même ali­men­tait, fondait con­tin­uelle­ment et cou­vrait de larges nappes le fond de cet assem­blage. Celui-ci était recou­vert de plusieurs couch­es de feuilles d’aluminium, ce qui pro­tégeait le métal et facil­i­tait en même temps le net­toy­age. Ce dis­posi­tif, inven­té par un sens d’ordre tout à fait pra­tique, ser­vait à aug­menter encore l’ef­fet ce ce con­den­sé de lumi­nosité : La sur­face argen­tée des feuilles, en reflé­tant la lumière des flammes, en mul­ti­pli­ait aus­si la force et fai­sait briller les pupilles des spec­ta­teurs d’un insup­port­able éclat.

Partout dans l’église, que ce soit au fond des chapelles ou dans le chœur, Nathalie et Ste­fan avaient vu briller des cierges, isolés devant des autels ou par dizaines au pied des Vierges, mais c’é­tait cet ensem­ble-là qui, juste­ment par son car­ac­tère impro­visé, leur parut tout désigné pour y réalis­er leur pro­jet. Ste­fan sor­tit son porte­feuille pour y chercher une pièce de deux Euros. Une tâche ren­due assez dif­fi­cile par l’obscurité qui, mal­gré la présence des innom­brables sources de lumière, per­sis­tait et qui, ren­for­cée pré­cisé­ment par les ombres qu’une telle abon­dance de lumière fai­sait naître, réus­sit à assom­brir le couloir où se tenait le cou­ple. Fouil­lant dans ses pièces sans pou­voir iden­ti­fi­er celles dont il eut besoin, il finit par s’impatienter et les ver­sa toutes dans le creux de sa main. Ayant enfin débusqué deux pièces d’un Euro, il les prit dans le tas. Nathalie, soit plus douée quand il s’agissait de devin­er des formes en tâtant, soit tout sim­ple­ment plus for­tunée, avait déjà trou­vé la pièce qu’il lui fal­lait, et quand Ste­fan se tour­na vers elle, il la vit en train d’allumer son cierge à la flamme d’un autre. Un clic métallique accueil­lit les deux pièces quand Ste­fan les lais­sa tomber dans le récep­ta­cle pourvu à cet effet. Après quoi, il choisit un cierge dans l’armoire, et se plaça à côté de Nathalie. Impa­tient, il y mit trop de zèle et se brûla le bout du pouce en essayant d’al­lumer le sien. Finale­ment, après quelques essais infructueux, il réus­sit à suiv­re l’exemple de sa femme et, ensem­ble, ils placèrent leurs cierges sur le niveau le plus élevé, l’un à côté de l’autre. La lumière vac­il­lante des deux flammes, ché­tive, s’ac­crochait à la mèche trop épaisse avant de s’élancer d’un mou­ve­ment élé­gant vers l’e­space où ils rejoignirent leurs sœurs, appor­tant leur énergie à la mul­ti­tude embrasée.

xlviii. lumières