L. Quelques heures

Le quai des bouquinistes
« Sur le trot­toir du côté du fleuve, quelques bouquin­istes venaient d’ou­vrir leurs étalages … »

Cette fois-ci, plus pressés, ils n’at­tendirent pas le feu vert mais se fau­filèrent entre les voitures, plus nom­breuses que tan­tôt, pour ensuite descen­dre le Quai Saint-Michel, avec la façade de Notre-Dame sur leur gauche. Les rues s’é­taient peu­plées de gens finale­ment sor­ties de chez eux à l’ap­proche de l’après-midi. Sur le trot­toir du côté du fleuve, quelques bouquin­istes venaient d’ou­vrir leurs éta­lages et regar­daient les clients fouiller dans les caiss­es rem­plies de livres. À côté, des pein­tres désœu­vrés dis­cu­taient entre eux, les tem­péra­tures étant décidé­ment assez bass­es pour faire pass­er l’en­vie d’une séance de por­trait jusqu’aux plus entre­prenants des rares touristes. De l’autre côté, il y avait des petits mag­a­sins dont la plu­part vendait des sou­venirs. Quelques bistrots se trou­vaient aux angles des rues. Dans leurs entrées se tenaient des fumeurs, accoudés à des tables hautes, bien emmi­tou­flés pour se pro­téger con­tre le froid. Des chais­es et des tables, mal­gré la météo plutôt défa­vor­able, cou­vraient les trot­toirs et attendaient des consommateurs.

« Il y quelque chose qui te dit ?

– Je ne sais pas, répon­dit Ste­fan, mais si ça ne te dérange pas, je voudrais encore pass­er devant Notre-Dame, OK ?

– Pourquoi pas ? Allons‑y alors ! »

Ils choisirent de con­tin­uer leur prom­e­nade le long de la Seine jusqu’au Petit Pont qu’ils emprun­tèrent ensuite pour tra­vers­er le bras du fleuve qui les séparait de l’île. Longeant le parvis, au fond duquel le géant de pierre guet­tait tou­jours, ils se rendirent compte que la place à ses pieds était beau­coup plus ani­mée que deux heures aupar­a­vant. Vue de loin, on l’aurait dit peu­plée d’une armée de four­mis dont les colonnes, prêtes à l’attaque, s’engouffraient en ordre de marche sous le porche de l’église.

Nathalie et Ste­fan passèrent devant sans s’ar­rêter, mais pas sans admir­er, encore une fois, cette façade si équili­brée, aux lignes si claires, dont les étages s’él­e­vaient sere­ins au-dessus de toutes ces têtes grouil­lant à ses pieds. À l’an­gle de l’Hô­tel-Dieu, ils tournèrent à droite dans la rue qui longeait la façade nord de la cathé­drale, la Rue du Cloître Notre-Dame. Plusieurs étab­lisse­ments y pro­po­saient leurs bons ser­vices à une clien­tèle pressée, et comme il ne leur restait plus que deux heures avant le départ du train, ils résolurent de ne pas chercher plus loin, et entrèrent dans un bistrot dont le nom et l’aspect leur sem­blèrent par­ti­c­ulière­ment bien adap­tés à l’en­droit : À l’om­bre de Notre-Dame. Effec­tive­ment, juste en face de l’étab­lisse­ment, s’él­e­vaient les som­bres murs de la cathé­drale. De tout leur poids, ils pesaient sur les bâti­ments de l’autre côté de la rue, qu’ils coupaient de la clarté du ciel par la hau­teur ver­tig­ineuse de leurs murs. Même les baies vit­rées, mornes et noires vues de l’ex­térieur, pareilles à des orbites aveu­gles, en rajoutaient à la gri­saille des rangées de pier­res, faisant oubli­er jusqu’à l’ex­is­tence des espaces bar­i­olés de lumière qu’elles abri­taient der­rière leurs rem­parts. Le couloir le long duquel s’en­fi­laient les chapelles col­latérales, illu­miné par les bou­gies que Nathalie et Ste­fan y avaient allumées moins d’une heure aupar­a­vant, avait comme cessé d’ex­is­ter. Si on leur avait annon­cé que tout cela s’é­tait passé dans un autre univers, cela ne les aurait pas éton­né plus que ça, telle­ment les deux endroits leur parais­saient éloignés l’un de l’autre. Comme si les murs de l’église avaient été con­stru­its pour abrit­er une réal­ité différente.

Ils choisirent une table juste à côté de la porte d’entrée. Comme on accé­dait au bistrot par un sas où un chauffage assez puis­sant fai­sait cir­culer de l’air chaud, les con­som­ma­teurs étaient à l’abri des courants d’air. Leurs vestes enlevés, ils s’assirent l’un en face de l’autre et se mirent à étudi­er le menu. Ils optèrent pour une crêpe sucrée accom­pa­g­née d’un café. Le garçon arri­va quelques instants après, prit leurs com­man­des et dis­parut dans les pro­fondeurs de l’établissement.

Clôture sur la face nord de Notre-Dame
« … la clarté de la pierre grise som­meil­lait cap­tive au fond de la matière inanimée … »

Ste­fan était assis en face de la vit­re, mais il n’y avait pas moyen d’en prof­iter, car ses regards, avant de pou­voir pren­dre de l’élan, se brisèrent con­tre la façade trop rap­prochée de l’église. L’eau de pluie, qui devait y couler sou­vent, avait cou­vert le mur des traces de son pas­sage, y lais­sant des plaies mal cica­trisées, croûtes envahissantes d’une couleur verdâtre, tirant sur le noir — couleur qui, par endroits, rap­pelait le moisi. Le pénom­bre de la rue sem­blait s’être incrusté dans la pierre. Les rayons de soleil n’arrivant pas à se fray­er un pas­sage entre les murs trop rap­prochés de l’église et des immeubles, la clarté de la pierre grise, que la lumière du jour réveil­lait si facile­ment sur les autres façades, som­meil­lait cap­tive au fond de la matière inan­imée, même aux endroits immac­ulés dont des pans entiers sub­sis­taient encore. La cathé­drale, de ce côté-ci, ne ray­on­nait plus et sa clarté était com­pro­mise. L’ensemble, si har­monieux et élé­gant vu de loin, se trou­vait écrasé entre la foi­son de détails, un manque de lumière, et la cor­ro­sion des siè­cles, et la cathé­drale, avec le morceau de par­adis qu’elle ren­fer­mait, sem­blait l’o­tage des effluves de la terre de ce côté-ci. La grille de fer qui se dres­sait à quelques cen­timètres des con­tre­forts sail­lants, avec ses bar­reaux poin­tus, ren­for­cée par un treil­lis métallique dont les mailles cou­vraient les inter­stices, en rajoutait encore à l’aspect revêche des murs sombres.

Pen­dant que Ste­fan con­tem­plait le mur en face, aba­sour­di par le poids de toutes ces pier­res dont il sen­tit la men­ace mon­ter loin au-dessus de leurs têtes, Nathalie était en train d’é­tudi­er l’amé­nage­ment du petit café. Elle pas­sa en revue les tables et les per­son­nes qui y étaient instal­lées, pour ensuite porter son atten­tion au comp­toir où elle suiv­ait les manip­u­la­tions de la bar­maid. Leur rythme répondait à celui de l’ar­rivée des garçons qui lui appor­taient leurs com­man­des, et le sif­fle­ment du per­co­la­teur y ajoutait la dimen­sion acous­tique. Ste­fan, dont les yeux s’é­taient fatigués à force de vouloir retrou­ver les élé­ments du bel ensem­ble de la cathé­drale dans des détails vus de trop près, trans­féra son atten­tion sur Nathalie, comme subite­ment agressé par le sou­venir des deux pau­vres petites heures qui le séparaient de la gare du Nord.

Il la scru­ta, pas­sant d’abord en grand angle, pour capter une image d’ensem­ble de la femme assise en face de lui, avant de focalis­er sur les par­ties, en vue agrandie, pour en étudi­er les par­tic­u­lar­ités. Elle avait l’air fatiguée, les yeux ren­dus immenses par des cernes que son maquil­lage ne cachait que d’une façon incom­plète. Man­i­feste­ment, elle avait trop peu dor­mi. Pour­tant, le sourire qui bril­lait au fond de ses yeux ray­on­nait sur toute sa per­son­ne, l’en­velop­pant tout entière, preuve qu’elle ne regret­tait pas vrai­ment les heures de som­meil per­dues. Elle por­tait un chemisi­er gris fon­cé, à rayures noires, un pan­talon stretch, noir lui aus­si, celui qu’elle avait porté ven­dre­di. Ses cheveux étaient ouverts et tombaient des deux côtés de sa tête, avec une raie juste amor­cée au milieu. Comme elle ne peignait pas ses cheveux, il y rég­nait un cer­tain désor­dre, avec des mèch­es qui s’en détachaient un peu partout, for­mant une auréole autour de sa tête et ren­forçant l’im­pres­sion d’une véri­ta­ble crinière. Les tons som­bres de son cos­tume soulig­naient la blancheur de sa peau. Grâce à ses ancêtres qui, du côté mater­nel, étaient orig­i­naires du Nord, elle avait déjà un teint très clair qu’on s’é­ton­nait de trou­ver sur cette fille du midi, mais après les mois d’au­tomne et d’hiv­er où le soleil s’é­tait fait de plus en plus rare, la blancheur de sa peau était remar­quable. Elle ne s’é­tait que très légère­ment maquil­lée, juste assez pour cacher quelques irrégu­lar­ités de la peau et pour don­ner un peu de fraîcheur ne fût-ce qu’ar­ti­fi­cielle à son vis­age. Elle était parée de la seule beauté de ses traits, de ses formes et de ses pro­por­tions, ne por­tant ni boucles d’or­eilles, ni chaînes, ni anneaux.

Ste­fan l’ado­rait, et sa façon de la regarder l’an­nonçait à la salle entière. Ce n’é­tait pas qu’un sim­ple regard, mais bien une caresse qui se ser­vait d’un sup­port plus léger et plus fin que les organes de la chair. La ten­dresse indé­cente de ce regard se déver­sait sur Nathalie. Elle leva ses yeux du menu qu’elle était en train de feuil­leter et ren­con­tra les yeux enchan­tés de son amant. Tous les deux gardèrent le silence. Soudain rep­longés dans l’am­biance de la nuit passée, ils se prirent par la corde ten­due de leurs nerfs optiques pour se hiss­er l’un vers l’autre sans devoir chang­er de place. Les sen­ti­ments, rem­plis­sant l’e­space vide entre eux, pro­longèrent les fibres qu’ils se lançaient, et la ten­dresse et la volup­té passèrent par cette route grand ouverte. Pour être pure­ment imag­inés, les gestes ne per­daient rien de leur effi­cac­ité. Un regard pas­sa à tra­vers le rideau à peine levé des cils pour se promen­er le long de la joue – c’é­tait une caresse du dos de la main; il fit le tour des lèvres – ils se roulèrent des pelles; il descen­dit plus bas – elle sen­tit ses lèvres se fer­mer sur les bouts de ses seins. Bien qu’al­lumés par la seule lumière qu’ils bran­laient pour s’at­tein­dre de leurs regards, les effets physiques ne se firent pas atten­dre. Nathalie se pen­cha sur la table, invi­tant Ste­fan à faire pareil. Il s’exé­cu­ta, mais quand il ouvrit les lèvres pour l’embrasser, elle y mit un doigt, avança sa tête encore un peu et lui mur­mu­ra à l’oreille :

« Quand tu me regardes ain­si, mon ange, j’ai les tétons qui pointent. Et cela va se voir. »

Ste­fan fer­ma les yeux pour mieux sen­tir le doigt qui lui bar­rait les lèvres. Après y avoir don­né un petit coup de langue, il mit sa tête de tra­vers et le prit entre ses dents. Il grig­no­ta légère­ment dessus jusqu’à ce qu’il y sen­tît aboutir un fris­son qui venait de par­courir le corps de la femme excitée.

« Dans ce cas-là, répon­dit Ste­fan sur le même ton, je n’in­siste pas, mais je t’as­sure que je serais capa­ble de t’ar­racher ton chemisi­er, te couch­er sur la table et te pren­dre ici, à l’en­droit même où on va nous servir des crêpes dans quelques instants. »

L’idée fit rêver Nathalie et créa un sourire tout à fait char­mant sur sa bouche. Pen­dant un instant elle imag­i­na céder à ce phan­tasme et crut sen­tir les miettes et le sucre écrasés sous ses fess­es. Elle réus­sit pour­tant à dompter cette volup­té qui avait sur­gi des pro­fondeurs de son amour et de sa con­fi­ance. Elle se ren­ver­sa sur son siège et mit une dis­tance salu­taire entre leurs désirs. Ste­fan res­ta accoudé sur la table et con­tin­ua à la regarder sourire.

« Et dire qu’on n’a plus que quelques heures … »

li. chute