À la hauteur du Pont Saint-Michel, Nathalie découvrit l’archange qui se dressait impassible dans sa niche au-dessus d’une fontaine tarie.
Cette découverte fit briller ses regards qui s’étaient voilés, depuis la sortie de la cathédrale, sous l’effet d’une certaine fatigue morale. Elle tourna à gauche, trainant Stefan derrière elle et ils traversèrent la Seine qui passait tranquillement au-dessous du pont et entre les quais recouverts de larges blocs de granit. Comme la circulation était un peu plus dense sur la rive droite, ils durent attendre le feu vert avant de pouvoir traverser pour se rendre près du bassin vide dont la garde était confiée, outre à l’archange, à deux chimères assises sur leurs pattes arrière. Saint-Michel, figé dans une position de combat, immobilisé au moment où il allait goûter son triomphe après avoir terrassé le diable, brandissait son épée de flammes pour intimider la victime à ses pieds. Nathalie passa son appareil photo à Stefan et lui demanda de prendre quelques photos.
« Qu’est-ce qu’elle a de si particulier, cette fontaine ? demanda Stefan.
– Mes amies trouvent que j’ai besoin d’un ange gardien, et celui-ci, il est parfait, riposta-t-elle en rigolant. »
Placée devant une construction haute de vingt-cinq mètres, Nathalie eut l’air minuscule. La fontaine, mal illuminée, se tassait dans l’obscurité de la grise journée et menaçait d’absorber la femme qui se tenait devant. Stefan, regardant à travers le viseur pour trouver la meilleure position, eut du mal à la localiser d’abord et ensuite à la faire ressortir, petit bout de femme ravissante serré dans sa veste sombre, sur fond de grisaille de la pierre foncée. Il dut se déplacer plusieurs fois avant de trouver un angle lui permettant de prendre quelques clichés à peu près convenables. Ensuite, il demanda à Nathalie de le prendre en photo, lui aussi. Elle s’exécuta, et dut accomplir à peu près les mêmes manœuvres que Stefan avant elle. Mais qu’est-ce qu’elle aimait ça ! Voir son Stefan livré à sa volonté, obéissant à ses ordres, figé ensuite dans une position qu’elle seule avait déterminée. Il dut s’en rendre compte aussi, rien qu’au rythme des commandes qu’elle lui lançait de changer de place ou de position, de se tenir bien droit, de se mettre de profil, de prendre un air moins gêné, de sourire.
Une fois la procédure terminée, elle le rejoignit et ils s’assirent sur le rebord du bassin. Comme la fontaine ne fonctionnait pas en hiver, il n’y avait pas de danger de se faire éclabousser. Nathalie ouvrit l’écran de l’appareil et le mit en mode lecture.
« C’est vrai qu’on se détache mal du fond, constata-t-elle.
– C’est malin aussi que de porter des vêtements aussi sombres tous les deux. Un peu plus de couleur, et on aurait vu de belles taches bariolées.
– Mais, mon ange, tu sais pourtant où se trouvent les couleurs ! »
Nathalie lui tapa sur les cuisses, en guise de correction, pendant que le bonheur illumina ses traits d’un grand sourire. Ébloui, Stefan oublia les circonstances qui rendaient le séjour peu confortable : la température basse, la bruine et jusqu’à la pierre froide qui lui mordait les fesses. Serrant Nathalie par les épaules, il la tira vers lui jusqu’à sentir la dureté de son crâne sous la mince couche de peau, jusqu’à ce que leurs cils se mêlassent, et l’embrassa sur ses lèvres où vibraient encore des échos de son rire, mêlés d’éclats de blancheur de dents entr’aperçues. Ils échangèrent un baiser profond, leurs langues enlacées, les yeux fermés, sourds aux bruits des voitures qui passaient, aux voix des passants et aux battements d’ailes des pigeons qui voletaient juste au-dessus de leurs têtes. La chaleur de leurs corps se fraya un chemin à travers les épaisses couches de vêtements et leurs joues rougirent. Une brise joua dans les cheveux dénoués de Nathalie et s’empara de quelques mèches qui vinrent chatouiller le visage de Stefan. Leurs yeux étaient fermés, mais ils virent à travers les nerfs qui vibraient au-dessous de leur peau et qui captaient le bonheur que rayonnaient leurs visages. À force de plonger toujours plus loin, ils oublièrent jusqu’à l’idée de séparation pendant que, au-dessus de leurs têtes, l’ange en colère brandissait son épée flamboyante.
Il leur fallait du temps pour sortir, tout doucement, de l’ivresse où ce baiser les avait jetés. Les yeux ouverts sur le regard ébloui de l’autre, où ils venaient de plonger avec tous les sens à la fois, ils mirent un certain temps à se réveiller. La bruine mouillait leurs visages, les couleurs, conjurées sur leurs joues par le plaisir, fanaient, et le froid de la pierre perçait à travers leurs pantalons. Mais comme ils découvraient en même temps que leurs doigts étaient toujours enlacés, le réveil fut doux quand-même.
Stefan se leva le premier, aidant Nathalie à se mettre debout. Ils piétinèrent sur place pour se désengourdir les membres et regardèrent à l’entour.
« On se le cherche alors, ce petit bistrot pour se réchauffer ?
– Très volontiers, répondit Stefan. »