Nathalie consulta son dépliant et découvrit que la Gare du Nord était reliée à l’Île de la Cité par une ligne directe. Elle regarda alentour et trouva un panneau Porte d’Orléans qu’ils suivaient à travers les couloirs bourrés de monde. On était un dimanche du mois de Janvier, il n’y avait donc pas de commutateurs, et la saison des touristes était encore bien loin. Pourtant, il y avait foule. Les quais ainsi que les rames étaient bondés et Nathalie et Stefan durent rester debout jusqu’à la fin de leur parcours. Ils descendirent Hôtel-de-Ville pour pouvoir flâner le long des quais de la Seine et profiter d’une des silhouettes les plus spectaculaires que Paris avait à offrir. En sortant du métro, ils se retrouvèrent dans la rue de Rivoli, juste à côté de l’Hôtel-de-Ville. Droit devant eux, se dressait la silhouette de Notre-Dame de Paris annonçant haut et fort aux visiteurs qu’ils étaient arrivés au centre historique de Paris.
« La-voilà Stefan, regarde ! »
Et Stefan regarda. Il n’était pas venu à Paris pour visiter, mais la vue de Notre-Dame, de ce bâtiment on ne peut plus touristique, dans cet instant précis, résumait l’essence de ce qu’il éprouvait pour Nathalie, comme si c’était là le véritable but de ce voyage, entrepris pour rencontrer une femme qui était partie, rien que pour lui, de l’autre bout de la France. De leur point de vue, la cathédrale se trouvait derrière les immeubles qui longeaient les quais de la Seine, et qui étaient, avec leur cinq ou six étages, assez hauts pour cacher les bas-côtés de l’église avec ses arcs-boutants, ses culées, ses gâbles et toute la forêt finement ciselée de sa maçonnerie luxuriante. Il n’y avait pourtant pas à s’y méprendre sur son identité: La flèche du transept et le profil costaud des tours étaient des repères tellement uniques qu’ils faisaient cesser le moindre doute à ce propos. Stefan était pourtant étonné de devoir constater à quel point le bâtiment, dont la façade était d’une suprême élégance, pouvait paraître lourd vu de côté. Il se demanda à quoi il ressemblerait libéré des entraves haussmanniens par lesquelles le XIXe siècle, si avide pourtant d’historisme, l’avait enchaîné sur son île comme pour se donner une gage supplémentaire de sa présence et de son immobilité éternelles.
Devant la fascination exercée par cette vue spectaculaire qui réunissait l’immobilité majestueuse de la silhouette de Paris à l’élan irrésistible de Notre-Dame vers le ciel que sa flèche pointue et prête à s’élancer résumait dans son élégance aérienne, Nathalie et Stefan restaient comme paralysés pendant quelques minutes. Un léger malaise dû au temps qui, inexorable, passait, finit par les faire bouger, presque malgré eux, et ils se dirigèrent en direction de l’Hôtel-de-Ville.
Aux pieds de ce bâtiment imposant, qui rayonnait l’esprit de la Renaissance, se trouvait, par une opposition pleine de grâce, une patinoire en plein air où s’agitait la foule des amateurs : des couples qui glissaient main dans la main le long des murs, perdus pour le monde et ses attractions; des enfants qui cherchaient à échapper à l’attention trop bienveillante de leurs parents; des hommes et des femmes seuls, l’air perdu au milieu de la foule; des groupes de jeunes venus pour faire du tapage; des dragueurs qui reluquaient les femmes et les filles venues en grand nombre pour assister ou participer au spectacle. Des rires et des cris montaient dans l’air et rebondissaient sur la façade austère du sobre bâtiment qui hébergeait les institutions municipales de Paris depuis presque sept siècles.
« Tu sais, à voir ça, ce mélange d’histoire et de joie de vivre, ça me rend quand-même fière de mon pays. C’est beau.
– Je suis tout à fait d’accord, mon ange. C’est une des raisons pour laquelle je voudrais venir vivre en France.
– Il y en a combien d’autres, mon cœur ?
– Je ne sais pas, je ne les ai pas comptées. Mais je pourrais te nommer la principale, par contre. »
Nathalie ne répondit rien et se contenta de serrer la main de Stefan, les yeux fixés au sol, droit devant elle. Elle avait l’habitude des compliments, mais ceux de Stefan la touchaient de plus près.
Après avoir longé les fronts de l’Hôtel-de-Ville et de celui de l’Assistance Publique, ils arrivèrent sur les quais de la Seine où ils tournèrent à droite pour suivre le Quai de Gesvres. Si on voulait se rendre à Notre-Dame, autant le faire en approchant par l’ouest, la direction vers laquelle était dirigée la façade occidentale, avec ses portails, ses galeries, son énorme rosace et ses tours carrées dont l’élan vers le haut était rendu encore plus crédible par l’absence de flèches, initialement prévues par une génération d’architectes moins subtils. Drôle d’effet quand-même par lequel les églises, dont la grande majorité était orientée vers l’est, vers Jérusalem, comme la ville d’où rayonnait la lumière primordiale du Sauveur, centre spirituel de la chrétienté, malgré les deux millénaires de primauté de Rome – par lequel ces églises donc réservaient tout l’éclat de leur beauté au monde, tandis que les murs du chevet étaient tout ce qu’il y avait de plus fruste, de plus démuni de décorations, son caractère morne allégé tout au plus par quelque éclat d’une lointaine bougie dans les verres peints de ses lancettes, qui faisaient penser, par leur étroitesse et leur hauteur, à des lucarne plutôt qu’à des fenêtres.
Le trottoir qu’empruntaient Nathalie et Stefan était bordé de platanes dont les troncs semblaient absorber le gris d’un ciel qui pesait sur la ville de tout le poids d’un matin de janvier. La Seine charriait ses eaux froides le long de l’île de la Cité avant de s’engouffrer sous le pont d’Arcole. L’hiver avait pénétré la ville jusqu’à la moelle, et la seule touche de couleur entre le gris uniforme des pierres, de l’eau et du ciel provenait de la toile rouge dont on avait couvert la terrasse du Bistro Marguerite, à l’angle de la place de l’Hôtel-de-Ville. Les chaises et les tables y étaient rangées en pile le long du mur pour y attendre les maigres rayons de soleil qui feraient peut-être encore sortir quelques flâneurs, avides, même en janvier, de plein air et de papotages.
En entrant sur le quai, Nathalie et Stefan pénétrèrent dans un silence que le bruit intermittent de quelque voiture passant sur la voie rapide en contrebas ne faisait qu’accentuer. Peu à peu, en avançant l’un à côté de l’autre, ils se rendaient compte de cette absence. Lentement, ils passaient à côté des caisses fermées des bouquinistes, toujours main dans la main, à l’écoute de ce silence de la métropole, si insolite et si inattendu qu’il leur fallait du temps pour pleinement s’en apercevoir. Le bruit de fond d’une grande ville, les moteurs des voitures et des camions, les pas de la foule, les conversations entraperçues, les chantiers, tout ça, par ce dimanche matin, sur ce quai en face de l’Île de la Cité, manquait, comme si le fleuve, dans son incessante progression vers la mer, avait emporté cette bouillie de sons avant qu’elle ne pût arriver aux oreilles des amants. Mais, grâce à une qualité particulière de l’air, qui était comme comprimé entre les nuages bas, l’eau et les bâtiments alentour qui se renvoyaient le moindre bruit en en augmentant le volume, des sons qui les autres jours auraient sombré dans la marée sonore de la ville, furent distinctement audibles. Leurs pas sur le trottoir, le clapotement des vagues contre les pierres du rivage, le bout de papier que le vent chassait le long du trottoir, un volet ouvert au cinquième étage, la voiture qu’ils entendaient approcher et s’éloigner sur des centaines de mètres – tout ça portait tellement loin qu’ils n’osaient presque pas parler, de peur de partager leurs doux secrets avec le passant occasionnel en train de longer l’Hôpital-Dieu qui s’élevait, immense, sur l’autre rive du bras de la Seine, avec sa rangée de fenêtres qui ne rappelaient rien autant que des baies d’église, décolorées par la fuite des légendes qu’elles avaient eu, pendant des siècles, l’habitude de raconter.