Nathalie arrêta Stefan en le tirant par le bras et s’assit sur le rebord du mur qui longeait le quai du côté de la Seine. Comme Stefan s’était placé juste derrière elle, elle en profita pour poser sa tête contre cette espèce de dossier vivant. Les yeux à moitié fermés, elle élimina le ciel et les silhouettes des maisons de son champ de vue pour ne regarder rien que le fleuve, cette énorme masse d’eau en mouvement qui traversait la ville.
Des images de cœur et d’artère traversèrent sa tête, mais en y réfléchissant, elle se dit que c’était là des images fausses, trop facilement évoquées par une analogie mal comprise. L’eau, après tout, était étrangère à ce corps qu’était la ville, arrivant du dehors, transfusée, et c’était elle qui faisait battre le pouls de la ville, et qui lui imposait son rythme, pas l’inverse. Ne voulant pas accepter la banalité de telles images toutes faites, elle poussa plus loin ses réflexions et se représenta ce ravin profond qui s’ouvrait juste à ses pieds, courant à travers Paris d’est en ouest et y formant une boucle grandiose dont le point culminant se situait près des Champs-Élysées. La force liquide se cachait sous une surface peu spectaculaire, plate, tout au plus ridée par des vaguelettes que faisait naître un coup de vent ou le passage de quelque cargo d’un gabarit un peu plus important. Ces apparences paisibles faisaient oublier que l’énergie que contenaient les berges de la Seine suffirait à réduire à néant le travail millénaire des habitants de ses bords. Nathalie imagina quelque ingénieur titanesque y faire une coupe transversale pour pouvoir contempler dans ses moindres détails les éléments contenus dans un tel massif d’eau, dont la violence, une fois déchaînée, broierait jusqu’à la moindre trace de ces atomes humains, rendus assez hardis par un orgueil de microbes pour concevoir rien que l’idée d’une résistance devant le déchaînement d’un tel enfer humide. Comme si cela ne suffisait pas, il y avait encore la canalisation qui, même désaffectée, reliait toujours la ville à la rivière, créant de véritables faisceaux vasculaires sous les pieds des passants. La sauvagerie de ces flots, contenue à grand peine par des remparts souterrains, se déchaînerait dès qu’un pan de mur croulerait devant les assauts centenaires et sous un travail de sape patient et ininterrompu, et les flots s’engouffreraient dans cette brèche pour anéantir tout ce qui oserait se dresser devant eux.
Fascinée malgré elle, Nathalie trembla, et ferma les yeux pour faire cesser ce cours particulier qu’avait pris ses réflexions. Elle sentit les bras de Stefan qu’il avait croisés devant son ventre, et s’abandonna à leur chaleur qu’elle sentait à travers les couches multiples de son blouson. Rassurée, elle ouvrit les yeux, et leva la tête pour chercher ceux de Stefan. Pour se débarrasser d’un résidu de peur qu’avaient laissé les images de la ville inondée, elle communiqua ses pensées à Stefan, et celui-ci, enchevêtré à son tour dans les flots d’images que l’aspect de l’eau fit naître, pensa à sa ville natale aux bords du Rhin. Enfant, il avait ressenti une peur indicible devant le fleuve énorme et ses eaux profondes. Une fois même, pendant la visite des vestiges d’un aqueduc romain, fossile laissé en témoignage par une civilisation qui avait sombré, Stefan fut terrorisé par un bruissement qu’il croyait entendre à chaque pas et qu’il imaginait monté du fond du passé pour accompagner sa descente aux régions inférieures.
Quels secrets se cachaient sous l’eau ? Quelles rumeurs est-ce qu’elle couvrait de son incessant clapotis ? À quels dédales souterrains est-ce que les orifices submergés donnait accès ? La Seine, n’était-elle pas justement célèbre pour ses noyés ? Combien de cadavres, le fleuve avait-t-il roulés le long des murs qui lui tenaient compagnie sur son passage à travers la ville ? Combien de souffrance avaient absorbée ces pierres, cimentées dans leur obscurité éternelle par la boue que les eaux déposaient dans un travail assidu ? La mélancolie envahissait Stefan, nourrie par une peur vague, vestige d’une enfance toujours à fleur de conscience ; par l’appréhension de tout ce qui dépassait tellement l’être humain et le ramenait à sa taille minuscule ; par des mystères restés inexpliqués ; par l’ombre qui préfigurait le départ de cet après-midi menaçant d’engloutir les heures qui lui restaient. Il s’enchevêtrait dans ses contemplations, au risque de voir son âme emportée par le fleuve ravisseur dans le silence d’un purgatoire d’où les cris auraient été éliminés. La main chaude de Nathalie palpitait sur la sienne, et le sang battait ses artères, autre fleuve secret nourrissant sa chair d’une vie empruntée.
« Viens, les cierges nous attendent. »
Stefan, toujours debout derrière Nathalie, emporté par ses rêveries dans un lointain vague, se réveilla, et ses regards se fermèrent sur la flèche de Notre-Dame de Paris qu’il vit pointer au-dessus des bâtiments de l’autre rive. Au-dessous, tout juste visible, s’étendait le toit immense sous lequel s’abritait la lumière vacillante des cierges, multitude de petits feux qui brillaient tout au fond, nourris par l’espoir et la douleur. Nathalie se leva, lui tendant la main, et ils reprirent leur promenade le long du quai en direction du pont Notre-Dame. À la rue Saint-Martin ils tournèrent à gauche pour traverser le grand bras de la Seine qui les séparait de l’île.
Ils firent leur entrée par la Rue de la Cité, entre les murs de l’Hôtel-Dieu à gauche et les pavillons métalliques du Marché aux Fleurs à droite, et le gazouillis des oiseaux qu’on y proposait à la vente les transportait dans un pays enchanté. En plein hiver, l’effet en était tout ce qu’il y a de plus surprenant, et on aurait dit qu’une porte sur le printemps venait de s’ouvrir. Nathalie en fut irrésistiblement attirée, et elle dirigea Stefan vers l’entrée pour se promener le long des étalages, les yeux grand ouverts et resplendissants de joie enfantine à la vue de ces merveilles dépaysées. Comme il ne leur restait plus que quelques heures, ils durent, bien à contrecœur, couper court à cette excursion inattendue, mais Nathalie se promit, en quittant cet oasis de verdure, d’y retourner, en attendant l’arrivée du printemps à Montpellier et sur la Méditerranée. De retour sous le ciel couvert d’un hiver européen, ils continuèrent de monter la Rue de la Cité, toujours en longeant les murs de l’immense hôpital. Ils passèrent devant l’entrée des urgences.
« C’est drôle, lui dit Nathalie, on dirait qu’un jour aussi paisible que celui-ci, il ne pourrait tout simplement pas y avoir d’urgences. C’est presque contraire à la nature. Tu imagines l’effet d’une sirène dans un tel silence ? Tout volerait en éclats …
– Je ne sais pas. Il me semble que cette sirène-là n’annoncerait pas seulement une urgence, mais bien la fin du monde. C’est ainsi que j’imagine le jour du Dernier Jugement. Dieu choisira un tel jour d’absolue tranquillité et de tristesse envahissante pour foncer sur les hommes. Et quel effet cela ferait …
– Dis, c’est horrible, ce que tu racontes. Je ne veux pas penser à la fin du monde. Surtout pas maintenant que je suis avec toi. Tu sais quoi ? On est au seuil d’une nouvelle vie. Moi, au moins. Je vais divorcer, et je vais vivre avec ma fille, dans un petit appartement, en ville, près du boulot. Ça va me faire tout bizarre de rentrer à la maison pour y retrouver Nicolas. Je suis déjà si loin de lui. Et depuis que je te connais, depuis qu’on s’est rencontré surtout, j’ai beaucoup moins peur. Et puis, une fois que je serai bien installée, je t’appellerai et tu pourras venir passer les weekends avec moi. Ça te dirait ?
– Ce serait un rêve. Ce serait tellement un rêve que je n’arrive même pas à imaginer à quoi cela pourrait ressembler.
– Et bien, on se réveillerait ensemble, au même lit, toi à côté de moi, je sentirais tes poils qui me feraient chatouille, je glisserais tout doucement vers toi, je me tournerais vers toi et je te présenterais mes lèvres et mes tétons et mon ventre nu, et j’attendrais tes caresses et puis je te boufferais encore, tout cru.
– Encore ? Tu vas me bouffer plusieurs fois alors ? Voilà ce que j’appelle de la gloutonnerie. »
Nathalie lui donna une claque sur les fesses, moitié pour le punir de son insolence, moitié pour se régaler du contact de sa chair. Leurs rires, amplifiés par les grands murs des bâtiments qui les cernaient, réveillèrent un écho dans la rue déserte. Ils se turent, de peur de noyer le quartier dans un rire démesuré.
Devant eux, à l’angle du bâtiment, un panneau RER apportait une touche de couleur à la grisaille des pierres. La blancheur de Notre-Dame se dressait derrière, et ils se dirent qu’ils allaient bientôt se trouver aux pieds des célèbres tours. En approchant, Nathalie eut comme une appréhension. Cette idée d’allumer un cierge ensemble, elle l’avait lancée sans grandement réfléchir. Elle avait voulu taquiner Stefan, parce qu’elle n’avait aucune idée quant à ce qu’il allait lui offrir. Et puis, tout s’était réalisé. Ils s’étaient rencontrés, leurs corps et leurs âmes s’étaient pénétrés, ils avaient fusionné. La rencontre s’était passée comme elle l’avait imaginée – seulement en mieux. Et maintenant, ils allaient consacrer tout ça par une sorte de cérémonie, imaginée par elle dans un instant de délire. Ils allaient s’embrasser sur le parvis de Notre-Dame. Ce serait mythique. Elle ne savait pas dans quel réservoir de romantisme effréné elle avait été chercher tout ça, mais les voilà en train de le réaliser.