À la réception, ils rendirent les clés et payèrent la facture. Le sourire professionnel de l’employée formait un étrange contraste avec le mélange de tristesse et d’exaltation de Nathalie et de Stefan qui quittèrent un endroit consacré par leurs ébats. En sortant dans la rue, ils y retrouvèrent le ciel gris et les nuages bas. Le macadam était humide encore des pluies de la nuit, et l’eau bruissait sous les pneus des voitures qui passaient. Comme il ne pleuvait pas, ils décidèrent de marcher au lieu d’attendre le bus, ce qui leur permettrait de s’attarder quelque peu sur le pont pour voir, une dernière fois, couler la rivière.
« Tu te rappelles les nuits ? Le monde qui semblait se rétrécir pour nous enfermer sur ce pont ? Pris entre l’eau et le ciel, rien qu’à nous ?
– Oui, répondit Stefan, oui, je me souviens du froid. Et de toi surtout qui l’as fait partir par un bisou ou par une caresse de ta main. Tu veux que je te dise quelque chose ?
– Vas‑y !
– Si j’avais pu choisir, je n’aurais plus jamais remis les pieds sur terre au bout du pont. Je serais resté ici, avec toi, à regarder passer la rivière, et à suivre ses couleurs au fil des saisons, ses eaux augmentées par mes pensées que j’y verserais à flot au cours des siècles. »
Tremblante, Nathalie posa sa valise sur les dalles de pierres dont était couvert le trottoir, prit la main de Stefan et la porta à sa bouche. Une odeur d’hiver et de gel se dégageait de cette main que Nathalie serrait très fort contre ses lèvres chaudes pour en faire partir cette emprise d’une mort prématurée. Stefan n’osa pas la regarder de peur de trahir la tristesse qui l’envahissait. Comme si Nathalie avait besoin de le voir pour sentir son malaise ! Respectant son désir d’éviter les regards, elle visa le nœud douloureux qu’elle sentait incrusté au milieu de ses entrailles, et ramassa sa tendresse dans un effort pour le dissoudre. N’y arrivant pas tout à fait, elle vit pourtant une couleur plus saine se répandre sur la peau blanche que le sang avait failli d’abandonner. Elle proposa donc de continuer leur route.
Ils devaient passer par la Gare du Nord pour y déposer leurs valises, qu’ils n’avaient aucune envie de traîner derrière eux à travers Paris. Comme le jour précédent, ils mirent une dizaine de minutes pour couvrir la distance jusqu’à la gare de Joinville-le-Pont, mais cette fois-ci, ils gardaient le silence, et seul le rythme de leurs pas réguliers leur indiquait un progrès qu’on aurait cru impossible dans cet univers figé qui s’étendait autour d’eux, à perte de vue. Ils finirent pourtant par arriver, ainsi que le RER, ils montèrent et quittèrent cette ville de banlieue qui, le temps d’un weekend, avait fourni le décor de leur amour, la scène d’une rencontre improbable qu’un hasard de la vie leur avait aménagée.
Il fallait changer Gare de Lyon. Comme la correspondance partait de la voie d’en face, il suffisait de traverser le quai, et Stefan était content de ne pas devoir emprunter ces mêmes couloirs qu’il avait parcourus main dans la main avec Nathalie, il y avait à peine deux jours. Ils eurent juste le temps de traverser quand ils virent arriver la rame qui, après un trajet de cinq minutes, les déposa à la Gare du Nord, leur destination provisoire, et d’où Stefan allait partir définitivement quelques heures plus tard.
Stefan détestait cette gare. Elle était moche, exposée aux courants d’air et au froid, et beaucoup trop de gens y apportaient leur hâte et leur mauvaise humeur. Et elle allait être le témoin de leur séparation. Ayant chassé ces idées avec un effort considérable, il lança un regard tendre à Nathalie qui, le sourire aux lèvres, passait à travers la foule comme un ange de bonheur. Stefan surprit les types les plus moroses qui lui rendaient pourtant ce sourire. Stefan ne fut point jaloux — il était heureux d’avoir le privilège d’aimer cette femme.
Avant de partir, Stefan s’était renseigné à l’hôtel, il savait donc à peu près où se trouvait la consigne. C’était tout à fait à l’autre bout de la gare, dans un coin qu’on ne trouvait pas facilement si on ne savait pas exactement ce qu’il fallait chercher. Comme si la SNCF avait voulu dissuader les voyageurs d’y déposer leurs valises. C’était peut-être lié aux attentats à valise piégée qu’on essayait de rendre plus difficiles. Pour l’instant, c’était surtout embêtant, parce que, une fois descendues dans les sous-sol de la gare, Nathalie et Stefan devaient passer par un portique de détection, rien que pour accéder à une voûte où se trouvait la consigne automatique. Il fallut évidemment vider toutes les poches et essayer plusieurs fois avant de pouvoir passer sans déclencher l’alarme.
Après avoir passé sous les regards malveillants des cerbères qui en gardaient l’entrée, ils se retrouvèrent dans des couloirs apparemment interminables, cherchant leur chemin entre les rangées métalliques qui les cernaient de partout. Stefan comprit l’avantage de la relative invisibilité de ce service. Il devait y avoir de la place pour quelques deux ou trois mille valises peut-être, ce qui, comparé au nombre de voyageurs qui transitaient par cette gare, était ridicule. Pendant quelques instants, il les imagina tous les deux, faire le tour de Notre-Dame, traînant les valises derrière eux et précédés par le bruit infernal de leurs roulettes. On ne les aurait jamais admis à la cathédrale ainsi équipés. Il retrouva sa bonne humeur, et il envisagea même de reconsidérer son opinion à propos de la Gare du Nord. Ils finirent par trouver un emplacement libre, enfermèrent les valises et partirent.
Échappés à la lumière blafarde des néons dont étaient illuminés les sous-terrains, ils accueillirent la lumière du jour avec un certain soulagement. Pour traverser le hall des départs, il fallait passer devant le guichet de la société Thalys, juste en face du quai d’où allait partir le train de cet après-midi qui ramènerait Stefan à Cologne. Son départ était prévu pour 15 heures, tandis que celui de Nathalie aurait lieu presque trois heures plus tard. Cela dérangeait Stefan de la laisser seule à Paris.
« Dis, Nathalie, si tu veux, je peux demander au guichet s’il est possible d’avoir une place dans un train plus tard.
– Laisse tomber, ça ne changera rien, on devra toujours se séparer.
– Oui, mais… je pourrais encore t’accompagner à la Gare de Lyon.
– Non, Stefan, ce serait juste une fuite devant l’inévitable, ça ne sert à rien. »
Il la regarda d’un air pas convaincu, mais résolut de ne pas insister. Ils se remirent en marche, main dans la main, à la recherche d’une bouche de métro, qui, contrairement à la consigne, s’avérait facile à trouver.