XLIV. Vers la Cité

Le dépliant du Métro
« Nathalie con­sul­ta le dépliant … »

Nathalie con­sul­ta son dépli­ant et décou­vrit que la Gare du Nord était reliée à l’Île de la Cité par une ligne directe. Elle regar­da alen­tour et trou­va un pan­neau Porte d’Or­léans qu’ils suiv­aient à tra­vers les couloirs bour­rés de monde. On était un dimanche du mois de Jan­vi­er, il n’y avait donc pas de com­mu­ta­teurs, et la sai­son des touristes était encore bien loin. Pour­tant, il y avait foule. Les quais ain­si que les rames étaient bondés et Nathalie et Ste­fan durent rester debout jusqu’à la fin de leur par­cours. Ils descendirent Hôtel-de-Ville pour pou­voir flân­er le long des quais de la Seine et prof­iter d’une des sil­hou­ettes les plus spec­tac­u­laires que Paris avait à offrir. En sor­tant du métro, ils se retrou­vèrent dans la rue de Riv­o­li, juste à côté de l’Hô­tel-de-Ville. Droit devant eux, se dres­sait la sil­hou­ette de Notre-Dame de Paris annonçant haut et fort aux vis­i­teurs qu’ils étaient arrivés au cen­tre his­torique de Paris.

« La-voilà Ste­fan, regarde ! »

Et Ste­fan regar­da. Il n’é­tait pas venu à Paris pour vis­iter, mais la vue de Notre-Dame, de ce bâti­ment on ne peut plus touris­tique, dans cet instant pré­cis, résumait l’essence de ce qu’il éprou­vait pour Nathalie, comme si c’é­tait là le véri­ta­ble but de ce voy­age, entre­pris pour ren­con­tr­er une femme qui était par­tie, rien que pour lui, de l’autre bout de la France. De leur point de vue, la cathé­drale se trou­vait der­rière les immeubles qui longeaient les quais de la Seine, et qui étaient, avec leur cinq ou six étages, assez hauts pour cacher les bas-côtés de l’église avec ses arcs-boutants, ses culées, ses gâbles et toute la forêt fine­ment ciselée de sa maçon­ner­ie lux­u­ri­ante. Il n’y avait pour­tant pas à s’y mépren­dre sur son iden­tité: La flèche du transept et le pro­fil costaud des tours étaient des repères telle­ment uniques qu’ils fai­saient cess­er le moin­dre doute à ce pro­pos. Ste­fan était pour­tant éton­né de devoir con­stater à quel point le bâti­ment, dont la façade était d’une suprême élé­gance, pou­vait paraître lourd vu de côté. Il se deman­da à quoi il ressem­blerait libéré des entrav­es hauss­man­niens par lesquelles le XIXe siè­cle, si avide pour­tant d’his­torisme, l’avait enchaîné sur son île comme pour se don­ner une gage sup­plé­men­taire de sa présence et de son immo­bil­ité éternelles.

La patinoire
« Des rires et des cris mon­taient dans l’air et rebondis­saient sur la façade austère … »

Devant la fas­ci­na­tion exer­cée par cette vue spec­tac­u­laire qui réu­nis­sait l’im­mo­bil­ité majestueuse de la sil­hou­ette de Paris à l’élan irré­sistible de Notre-Dame vers le ciel que sa flèche pointue et prête à s’élancer résumait dans son élé­gance aéri­enne, Nathalie et Ste­fan restaient comme paralysés pen­dant quelques min­utes. Un léger malaise dû au temps qui, inex­orable, pas­sait, finit par les faire bouger, presque mal­gré eux, et ils se dirigèrent en direc­tion de l’Hôtel-de-Ville.

Aux pieds de ce bâti­ment imposant, qui ray­on­nait l’e­sprit de la Renais­sance, se trou­vait, par une oppo­si­tion pleine de grâce, une pati­noire en plein air où s’ag­i­tait la foule des ama­teurs : des cou­ples qui glis­saient main dans la main le long des murs, per­dus pour le monde et ses attrac­tions; des enfants qui cher­chaient à échap­per à l’at­ten­tion trop bien­veil­lante de leurs par­ents; des hommes et des femmes seuls, l’air per­du au milieu de la foule; des groupes de jeunes venus pour faire du tapage; des dragueurs qui reluquaient les femmes et les filles venues en grand nom­bre pour assis­ter ou par­ticiper au spec­ta­cle. Des rires et des cris mon­taient dans l’air et rebondis­saient sur la façade austère du sobre bâti­ment qui hébergeait les insti­tu­tions munic­i­pales de Paris depuis presque sept siècles.

« Tu sais, à voir ça, ce mélange d’his­toire et de joie de vivre, ça me rend quand-même fière de mon pays. C’est beau.

– Je suis tout à fait d’ac­cord, mon ange. C’est une des raisons pour laque­lle je voudrais venir vivre en France.

– Il y en a com­bi­en d’autres, mon cœur ?

– Je ne sais pas, je ne les ai pas comp­tées. Mais je pour­rais te nom­mer la prin­ci­pale, par contre. »

Nathalie ne répon­dit rien et se con­tenta de ser­rer la main de Ste­fan, les yeux fixés au sol, droit devant elle. Elle avait l’habi­tude des com­pli­ments, mais ceux de Ste­fan la touchaient de plus près.

Après avoir longé les fronts de l’Hô­tel-de-Ville et de celui de l’As­sis­tance Publique, ils arrivèrent sur les quais de la Seine où ils tournèrent à droite pour suiv­re le Quai de Gesvres. Si on voulait se ren­dre à Notre-Dame, autant le faire en approchant par l’ouest, la direc­tion vers laque­lle était dirigée la façade occi­den­tale, avec ses por­tails, ses galeries, son énorme rosace et ses tours car­rées dont l’élan vers le haut était ren­du encore plus crédi­ble par l’ab­sence de flèch­es, ini­tiale­ment prévues par une généra­tion d’ar­chi­tectes moins sub­tils. Drôle d’ef­fet quand-même par lequel les églis­es, dont la grande majorité était ori­en­tée vers l’est, vers Jérusalem, comme la ville d’où ray­on­nait la lumière pri­mor­diale du Sauveur, cen­tre spir­ituel de la chré­tien­té, mal­gré les deux mil­lé­naires de pri­mauté de Rome – par lequel ces églis­es donc réser­vaient tout l’é­clat de leur beauté au monde, tan­dis que les murs du chevet étaient tout ce qu’il y avait de plus fruste, de plus dému­ni de déco­ra­tions, son car­ac­tère morne allégé tout au plus par quelque éclat d’une loin­taine bougie dans les ver­res peints de ses lancettes, qui fai­saient penser, par leur étroitesse et leur hau­teur, à des lucarne plutôt qu’à des fenêtres.

Le trot­toir qu’empruntaient Nathalie et Ste­fan était bor­dé de pla­tanes dont les troncs sem­blaient absorber le gris d’un ciel qui pesait sur la ville de tout le poids d’un matin de jan­vi­er. La Seine char­ri­ait ses eaux froides le long de l’île de la Cité avant de s’en­gouf­fr­er sous le pont d’Ar­cole. L’hiv­er avait pénétré la ville jusqu’à la moelle, et la seule touche de couleur entre le gris uni­forme des pier­res, de l’eau et du ciel prove­nait de la toile rouge dont on avait cou­vert la ter­rasse du Bistro Mar­guerite, à l’an­gle de la place de l’Hô­tel-de-Ville. Les chais­es et les tables y étaient rangées en pile le long du mur pour y atten­dre les mai­gres rayons de soleil qui feraient peut-être encore sor­tir quelques flâneurs, avides, même en jan­vi­er, de plein air et de papotages.

En entrant sur le quai, Nathalie et Ste­fan pénétrèrent dans un silence que le bruit inter­mit­tent de quelque voiture pas­sant sur la voie rapi­de en con­tre­bas ne fai­sait qu’ac­centuer. Peu à peu, en avançant l’un à côté de l’autre, ils se rendaient compte de cette absence. Lente­ment, ils pas­saient à côté des caiss­es fer­mées des bouquin­istes, tou­jours main dans la main, à l’é­coute de ce silence de la métro­pole, si inso­lite et si inat­ten­du qu’il leur fal­lait du temps pour pleine­ment s’en apercevoir. Le bruit de fond d’une grande ville, les moteurs des voitures et des camions, les pas de la foule, les con­ver­sa­tions entrap­erçues, les chantiers, tout ça, par ce dimanche matin, sur ce quai en face de l’Île de la Cité, man­quait, comme si le fleuve, dans son inces­sante pro­gres­sion vers la mer, avait emporté cette bouil­lie de sons avant qu’elle ne pût arriv­er aux oreilles des amants. Mais, grâce à une qual­ité par­ti­c­ulière de l’air, qui était comme com­primé entre les nuages bas, l’eau et les bâti­ments alen­tour qui se ren­voy­aient le moin­dre bruit en en aug­men­tant le vol­ume, des sons qui les autres jours auraient som­bré dans la marée sonore de la ville, furent dis­tincte­ment audi­bles. Leurs pas sur le trot­toir, le clapote­ment des vagues con­tre les pier­res du rivage, le bout de papi­er que le vent chas­sait le long du trot­toir, un volet ouvert au cinquième étage, la voiture qu’ils entendaient approcher et s’éloign­er sur des cen­taines de mètres – tout ça por­tait telle­ment loin qu’ils n’o­saient presque pas par­ler, de peur de partager leurs doux secrets avec le pas­sant occa­sion­nel en train de longer l’Hôpi­tal-Dieu qui s’él­e­vait, immense, sur l’autre rive du bras de la Seine, avec sa rangée de fenêtres qui ne rap­pelaient rien autant que des baies d’église, décol­orées par la fuite des légen­des qu’elles avaient eu, pen­dant des siè­cles, l’habi­tude de raconter.

xlv. hydrographie