XLIII. Gare du Nord

À la récep­tion, ils rendirent les clés et payèrent la fac­ture. Le sourire pro­fes­sion­nel de l’employée for­mait un étrange con­traste avec le mélange de tristesse et d’ex­al­ta­tion de Nathalie et de Ste­fan qui quit­tèrent un endroit con­sacré par leurs ébats. En sor­tant dans la rue, ils y retrou­vèrent le ciel gris et les nuages bas. Le macadam était humide encore des pluies de la nuit, et l’eau bruis­sait sous les pneus des voitures qui pas­saient. Comme il ne pleu­vait pas, ils décidèrent de marcher au lieu d’at­ten­dre le bus, ce qui leur per­me­t­trait de s’at­tarder quelque peu sur le pont pour voir, une dernière fois, couler la rivière.

« Tu te rap­pelles les nuits ? Le monde qui sem­blait se rétré­cir pour nous enfer­mer sur ce pont ? Pris entre l’eau et le ciel, rien qu’à nous ?

– Oui, répon­dit Ste­fan, oui, je me sou­viens du froid. Et de toi surtout qui l’as fait par­tir par un bisou ou par une caresse de ta main. Tu veux que je te dise quelque chose ?

– Vas‑y !

– Si j’avais pu choisir, je n’au­rais plus jamais remis les pieds sur terre au bout du pont. Je serais resté ici, avec toi, à regarder pass­er la riv­ière, et à suiv­re ses couleurs au fil des saisons, ses eaux aug­men­tées par mes pen­sées que j’y verserais à flot au cours des siècles. »

Trem­blante, Nathalie posa sa valise sur les dalles de pier­res dont était cou­vert le trot­toir, prit la main de Ste­fan et la por­ta à sa bouche. Une odeur d’hiv­er et de gel se dégageait de cette main que Nathalie ser­rait très fort con­tre ses lèvres chaudes pour en faire par­tir cette emprise d’une mort pré­maturée. Ste­fan n’osa pas la regarder de peur de trahir la tristesse qui l’en­vahis­sait. Comme si Nathalie avait besoin de le voir pour sen­tir son malaise ! Respec­tant son désir d’éviter les regards, elle visa le nœud douloureux qu’elle sen­tait incrusté au milieu de ses entrailles, et ramas­sa sa ten­dresse dans un effort pour le dis­soudre. N’y arrivant pas tout à fait, elle vit pour­tant une couleur plus saine se répan­dre sur la peau blanche que le sang avait fail­li d’a­ban­don­ner. Elle pro­posa donc de con­tin­uer leur route.

La consigne
« … les rangées métalliques qui les cer­naient de partout …»

Ils devaient pass­er par la Gare du Nord pour y dépos­er leurs valis­es, qu’ils n’avaient aucune envie de traîn­er der­rière eux à tra­vers Paris. Comme le jour précé­dent, ils mirent une dizaine de min­utes pour cou­vrir la dis­tance jusqu’à la gare de Joinville-le-Pont, mais cette fois-ci, ils gar­daient le silence, et seul le rythme de leurs pas réguliers leur indi­quait un pro­grès qu’on aurait cru impos­si­ble dans cet univers figé qui s’é­tendait autour d’eux, à perte de vue. Ils finirent pour­tant par arriv­er, ain­si que le RER, ils mon­tèrent et quit­tèrent cette ville de ban­lieue qui, le temps d’un week­end, avait fourni le décor de leur amour, la scène d’une ren­con­tre improb­a­ble qu’un hasard de la vie leur avait aménagée.

Il fal­lait chang­er Gare de Lyon. Comme la cor­re­spon­dance par­tait de la voie d’en face, il suff­i­sait de tra­vers­er le quai, et Ste­fan était con­tent de ne pas devoir emprunter ces mêmes couloirs qu’il avait par­cou­rus main dans la main avec Nathalie, il y avait à peine deux jours. Ils eurent juste le temps de tra­vers­er quand ils virent arriv­er la rame qui, après un tra­jet de cinq min­utes, les déposa à la Gare du Nord, leur des­ti­na­tion pro­vi­soire, et d’où Ste­fan allait par­tir défini­tive­ment quelques heures plus tard.

Ste­fan détes­tait cette gare. Elle était moche, exposée aux courants d’air et au froid, et beau­coup trop de gens y appor­taient leur hâte et leur mau­vaise humeur. Et elle allait être le témoin de leur sépa­ra­tion. Ayant chas­sé ces idées avec un effort con­sid­érable, il lança un regard ten­dre à Nathalie qui, le sourire aux lèvres, pas­sait à tra­vers la foule comme un ange de bon­heur. Ste­fan sur­prit les types les plus moros­es qui lui rendaient pour­tant ce sourire. Ste­fan ne fut point jaloux — il était heureux d’avoir le priv­ilège d’aimer cette femme.

Avant de par­tir, Ste­fan s’é­tait ren­seigné à l’hô­tel, il savait donc à peu près où se trou­vait la con­signe. C’é­tait tout à fait à l’autre bout de la gare, dans un coin qu’on ne trou­vait pas facile­ment si on ne savait pas exacte­ment ce qu’il fal­lait chercher. Comme si la SNCF avait voulu dis­suad­er les voyageurs d’y dépos­er leurs valis­es. C’é­tait peut-être lié aux atten­tats à valise piégée qu’on essayait de ren­dre plus dif­fi­ciles. Pour l’in­stant, c’é­tait surtout embê­tant, parce que, une fois descen­dues dans les sous-sol de la gare, Nathalie et Ste­fan devaient pass­er par un por­tique de détec­tion, rien que pour accéder à une voûte où se trou­vait la con­signe automa­tique. Il fal­lut évidem­ment vider toutes les poches et essay­er plusieurs fois avant de pou­voir pass­er sans déclencher l’alarme.

Après avoir passé sous les regards malveil­lants des cer­bères qui en gar­daient l’en­trée, ils se retrou­vèrent dans des couloirs apparem­ment inter­minables, cher­chant leur chemin entre les rangées métalliques qui les cer­naient de partout. Ste­fan com­prit l’a­van­tage de la rel­a­tive invis­i­bil­ité de ce ser­vice. Il devait y avoir de la place pour quelques deux ou trois mille valis­es peut-être, ce qui, com­paré au nom­bre de voyageurs qui tran­si­taient par cette gare, était ridicule. Pen­dant quelques instants, il les imag­i­na tous les deux, faire le tour de Notre-Dame, traî­nant les valis­es der­rière eux et précédés par le bruit infer­nal de leurs roulettes. On ne les aurait jamais admis à la cathé­drale ain­si équipés. Il retrou­va sa bonne humeur, et il envis­agea même de recon­sid­ér­er son opin­ion à pro­pos de la Gare du Nord. Ils finirent par trou­ver un emplace­ment libre, enfer­mèrent les valis­es et partirent.

Le quai du Thalys
« juste en face du quai d’où allait par­tir le train de cet après-midi … »

Échap­pés à la lumière bla­farde des néons dont étaient illu­minés les sous-ter­rains, ils accueil­lirent la lumière du jour avec un cer­tain soulage­ment. Pour tra­vers­er le hall des départs, il fal­lait pass­er devant le guichet de la société Thalys, juste en face du quai d’où allait par­tir le train de cet après-midi qui ramèn­erait Ste­fan à Cologne. Son départ était prévu pour 15 heures, tan­dis que celui de Nathalie aurait lieu presque trois heures plus tard. Cela dérangeait Ste­fan de la laiss­er seule à Paris.

« Dis, Nathalie, si tu veux, je peux deman­der au guichet s’il est pos­si­ble d’avoir une place dans un train plus tard.

– Laisse tomber, ça ne chang­era rien, on devra tou­jours se séparer.

– Oui, mais… je pour­rais encore t’ac­com­pa­g­n­er à la Gare de Lyon.

– Non, Ste­fan, ce serait juste une fuite devant l’inévitable, ça ne sert à rien. »

Il la regar­da d’un air pas con­va­in­cu, mais réso­lut de ne pas insis­ter. Ils se remirent en marche, main dans la main, à la recherche d’une bouche de métro, qui, con­traire­ment à la con­signe, s’avérait facile à trouver.

xliv. vers la cité