Stefan, après s’être renseigné sur les localités, avait opté pour une visite au Musée d’Orsay, où, émerveillé, il eut l’impression de se promener à travers une Histoire Illustrée de la Peinture. Tous les plus grands maîtres y étaient rassemblés avec leurs plus célèbres peintures. La taille de quelques Courbet le surprit. Certes, il en avait vu des reproductions dans des livres et sur des sites internet, mais être confronté à un tableau haut de plus de trois mètres et large de plus de six, comme « Un enterrement à Ornans » ou « L’atelier du peintre », cela l’avait presque choqué au premier abord. Rien qu’à imaginer les problèmes logistiques liés à de tels formats. Les villageois et les artistes y étaient représentés en grandeur nature, ce qui, curieusement, faisait rétrécir à la taille de nains les hommes et les femmes véritables qui contemplaient les tableaux.
Ensuite, Manet et son « Déjeuner sur l’herbe », un des morceaux de bravoure le plus souvent reproduits du jeune précurseur des Monet, Bazille et Renoir, véritable fétiche de la peinture de ce XIXe siècle si fertile en talents. Quatre personnages : deux hommes, deux femmes. La première, nue, placée au centre de la scène, une autre, plus reculée et vêtue d’une robe très légère, qui, aux yeux habitués à la mode du XXIe siècle, n’était pas sans rappeler une nuisette. Un arrangement qui avait toujours choqué Stefan. Ce n’était pas la nudité en soi qui le dérangeait, mais sa mise en relief, son exposition, sa crudité encore soulignée par la tenue très correcte des deux hommes. Et le regard de cette femme. Elle ne portait pas de vêtements, OK, mais comme si c’était la chose la plus naturelle qui soit. Pas la moindre pudeur sur ses traits ou dans sa contenance. Au contraire, elle lançait son regard droit vers celui qui la dévisageait, autant un défi. Il y avait de l’Olympia en elle, resplendissante au milieu de l’ombre. Ou un résidu de la confiance des déesses antiques. Cette idée était renforcée par un détail dont Stefan s’aperçut pour la première fois devant l’original : La lumière, comme dirigée par des projecteurs, se concentrait sur les femmes. Les personnages masculins, par contre, relégués dans l’ombre, s’effaçaient devant une telle clarté, tandis que même les attirails féminins, les robes, jetées négligemment par terre, à côté d’une corbeille, étaient abreuvées par une clarté resplendissante que l’usage magistral de la palette faisait scintiller à la surface des couches de couleur figée. Autant dire que c’étaient bien les femmes qui, malgré les apparences, dominaient la composition et cueillaient les regards que l’art du peintre venait d’arracher aux spectateurs.
Puis, les Impressionnistes et la foule des peintures qu’ils avaient léguées à la postérité. Comme s’ils avaient voulu assurer que même le dernier venu des descendants au bout des siècles à venir avait la chance de mettre la main sur une de leurs toiles pour avoir une idée de ce que c’était que leur conception de la peinture. Les prix auxquels ces tableaux passaient d’une main à l’autre – ou plutôt d’un coffre-fort à l’autre – avaient inculqué à Stefan l’idée qu’on avait affaire là à des produits d’une exquise rareté, et qui, par cela seul, valaient des fortunes. Faux, tout faux. Il y avait des centaines de leurs œuvres, rien qu’au seul musée d’Orsay. Et en fin de compte, rien de plus évident. Ayant tenu à montrer les effets de la variation de l’éclairage, leur conception de l’Art ainsi que leur production entière, illustraient l’idée que les objets n’existaient que par le seul fait d’être – mis en lumière. Création par illumination. Témoin, la peinture sérielle avec ses innombrables façades de cathédrales, ses meules de foin, ses nymphéas.
Stefan avait la tête qui tournait au bout de sa promenade autour du seul rez de chaussée. Et pourtant, il avait renoncé à toute aide extérieure. Pas de guide, ni en papier, ni audio, pas de visite guidée non plus. Il voulait voir par lui-même, s’exposer aux tableaux, pour mieux raconter plus tard à Nathalie les effets d’une telle contemplation. Elle l’interrompit :« J’aime beaucoup Courbet, tu sais…
– Il y en avait beaucoup, des Courbet. Je suis sur que tu aurais aimé !
– Il y a deux ans, j’ai été voir l’expo au musée Fabre, à Montpellier.
– Oui, j’aurais voulu y aller aussi, mais finalement, c’était trop loin. Tu connais l’Origine du monde ? »
Un grand sourire s’afficha sur les lèvres de Nathalie.
« Mais bien sûr que je le connais ! Il est plus que célèbre, celui-là ! »
Stefan se rappela ses impressions suscitées par une toile effectivement légendaire. Un torse féminin, étendu sur des draps blancs, depuis les cuisses jusqu’au sein droit dont le bout soulevait légèrement l’étoffe qui cachait la partie supérieure de ce corps orphelin. Sa chair impudente qui s’exhibait, le noir de sa touffe abondante correspondant avec le noir du fond dans lequel on devinait la nuit primordiale, précédant toute création, la nuit qui fait peur et contre laquelle cette femme offrait seule un refuge. Y avait-il des connotations religieuses dans ce sujet ? L’origine du monde… une idée qui évoquait la Genèse, évidemment. Le noir de la nuit qui régnait sans doute au-delà du tableau, sorte de trou de serrure vers un cabinet rempli de l’essence de tous les délices, ce serait donc celui du chaos ? Le contraire de la création ? Si c’était vrai, ce morceau représenterait non seulement l’idée de la naissance biologique mais bien l’œuvre d’un dieu créateur, d’un dieu qui s’épanouissait dans le sexe de la femme et qui, comble d’une spiritualité renversée, naissait à travers cet organe qui résumait la féminité, attirant non seulement tous les regards, mais encore tous les rêves. La suite des idées lui sembla claire, logique, irréfutable.
Ensuite, la peau du ventre légèrement bombé qui ne provoquait pas seulement les yeux, mais encore les mains qui voudraient caresser, les bouches qui voudraient baver et les langues qui aimeraient plonger dans la cavité du nombril d’où elles s’élanceraient vers les lèvres dont seule la partie inférieure était exposée aux regards des passants et des admirateurs, protégées par les poils qui ne demandaient qu’à être retroussés pour permettre l’accès à la partie cachée du sexe. Il faudrait des mains expertes et tendres pour écarter ces menus obstacles et ouvrir le chemin aux doigts et à la langue qui voudraient tâter, contourner, chatouiller ces parties intimes et secrètes qui détenaient la clé du plaisir et l’accès à la possibilité de la procréation.
Stefan resta longtemps immobile face à ce tableau. Puis, il chercha les bons angles pour éviter les reflets sur le vernis. Le sujet, l’osé de la représentation, mais aussi sa beauté intemporelle, attiraient les visiteurs. Curieusement, des femmes pour la plupart. Est-ce qu’elles font des comparaisons, se demanda Stefan ? Est-ce qu’elles réfléchissent aux potentialités qui sont en elles ? À la beauté de l’acte créateur et à la douleur de la naissance, quand il s’agissait de libérer cette énergie qui avait mis neuf mois à croître, protégée par une chair chaude et douillette ?
Les impressions que Stefan venait de recevoir de cette image le laissèrent troublé et excité. Surtout quand il songea qu’au bout de la journée, Nathalie serait là, près de lui enfin, et que la nuit s’ouvrirait devant eux.