XII. Voyage

Sur le pont, la nuit entourait les deux pas­sants, et les reje­tait l’un sur l’autre. Elle guet­tait, elle était là, juste au-delà des cer­cles de lumière que traçaient les lam­pes sur le macadam, à l’affût der­rière la balustrade du pont, prête à se lancer sur sa proie, alertée mais cernée. Toute source de lumière ne ser­vait qu’à ren­forcer les ténèbres en empêchant les pupilles de se dilater pour s’adapter à une clarté pré­caire. L’obscurité et le froid réu­nis­saient leurs efforts, ren­forçant le besoin de se rap­procher, de chercher la chaleur de l’autre, de se met­tre à l’abri dans son intim­ité et de s’en faire un rem­part con­tre ce qui ressem­blait à l’absence de la vie. Mais au-delà des corps gon­flés des sèves de la chair, se dres­sait le noir comme une bar­rière infran­chiss­able. Par­fois, en proie à des fris­sons, les futurs amants se ser­rèrent les mains plus fort dans l’e­spoir de se ras­sur­er par une présence pal­pa­ble, en chair et en os.

« ... elle marcha le long du quai qui menait droit dans la nuit. »
« … elle mar­cha le long du quai qui menait droit dans la nuit. »

Le train l’attendait au fond de la gare. Les lumières du hall avaient dis­paru au fond du couloir et elle mar­cha le long du quai qui menait droit dans la nuit. Elle avança entre deux trains. La hau­teur des voitures à deux étages lui don­na l’impression de longer des murs, de s’être engagée dans un tun­nel. Le ter­rain qui devait s’étendre des deux côtés lui était inac­ces­si­ble. Il n’y eut plus qu’un der­rière et un devant. Enfer­mée entre ces murs, la seule issue pas­sait à tra­vers l’obscurité où se per­daient ses regards. Elle arri­va près de sa voiture. À la porte s’était for­mée une grappe de voyageurs. Les uns mon­taient, essayant de pass­er avec leurs valis­es sans faire trébuch­er per­son­ne, d’autres se tenaient près de la porte, en train de dire au revoir à ceux qui allaient rester sur le quai. Des cou­ples; des par­ents qui accom­pa­g­naient leurs enfants; des petits groupes de voyageurs; des étu­di­ants qui ren­traient pour le week­end. Nathalie atten­dit son tour pour mon­ter pen­dant que son regard avançait le long de la file des wag­ons. Tout au fond du quai, déjà à moitié engloutie par le noir, son regard frôla l’énorme loco­mo­tive. Mal­gré l’activité et les bribes des con­ver­sa­tions qui flot­taient dans l’air, Nathalie eut l’impression d’un grand silence émanant du train même. Elle posa sa main sur le métal des parois, et elle sen­tit un bour­don­nement par­courir cet ani­mal qui, douce­ment, s’éveillait, se pré­parant à pren­dre con­science d’une force qu’al­lait déchaîn­er la course intem­pes­tive de l’én­ergie à tra­vers ses artères de cuiv­re. La bête, à la sor­tie de son som­meil, rassem­blait ses forces, pré­parant l’effort qu’on allait lui deman­der. Encore quelques min­utes, et Nathalie y serait enfer­mée, dans une bulle de chaleur et de lumière, en route pour une ville dis­tante. Elle allait lui faire con­fi­ance, à cette bête, qui avançait sa tête dans la gueule grand ouverte de la nuit.

Le jour s’était, en apparence, écoulé comme tant d’autres. Des ren­dez-vous, des dossiers, rien d’extraordinaire, sauf les remar­ques des amies, évidem­ment. Mais celles-là, elles n’arrêtaient pas d’en faire depuis des jours. Départ du bureau à cinq heures et demie, pile. Elle lais­sa son auto au garage et fran­chit les quelques cinq cents mètres jusqu’à la gare à pied. Pour oubli­er un petit peu l’excitation du voy­age immi­nent, elle appela Ste­fan. Elle lui racon­ta sa journée, ses menus détails, son exci­ta­tion, et lui per­mit ain­si de l’accompagner à la gare, de faire ces derniers mètres ensem­ble. Plusieurs fois, des trams passèrent, noy­ant leur con­ver­sa­tion dans le bruit des roues métalliques qui grinçaient sur les rails. Le vacarme des rues de Mont­pel­li­er se ter­mi­na au bout d’une ligne télé­phonique dans une cham­bre d’hôtel de la ban­lieue Parisienne.

« Un dernier café avant de sortir sur le quai »
« Un dernier café avant de sor­tir sur le quai »

Une fois arrivée à la gare de Saint-Roch, elle acheta un sand­wich et des mag­a­zines. De quoi la tenir occupée pen­dant les cinq cents kilo­mètres que le TGV met­trait trois bonnes heures à par­courir. Un dernier café avant de sor­tir sur le quai, avant de chercher la voiture et de s’y installer – avant de se lancer défini­tive­ment. Elle songea aux dernières heures. Mal­gré des allures de quo­ti­di­en, elles s’étaient passées dans une ambiance sur­réal­iste. Certes, elle avait l’habi­tude de ren­con­tr­er des hommes depuis qu’elle han­tait le net, mais ils venaient tous du voisi­nage. Fix­er un ren­dez-vous, y aller, c’était l’affaire d’une pause midi, l’évidence d’un café pris ensem­ble. On pou­vait se sépar­er sans la moin­dre oblig­a­tion, si jamais quelque chose n’allait pas, si la touche finale man­quait à l’image qu’on s’était faite de l’autre.

Cette fois-ci par con­tre, il y avait déjà toute une his­toire qui précé­dait la ren­con­tre. Un déplace­ment à pré­par­er. Tout un dis­posi­tif à met­tre en œuvre pour un seul ren­dez-vous qui pou­vait tou­jours se ter­min­er par un échec. Un départ précédé par un échange intense de mes­sages et de pho­tos, cet échange lui-même étant ponc­tué par de longs coups de fil qui leur avaient servi à se ren­dre fam­i­liers de la voix de l’autre, de ses into­na­tions, de ses façons de pronon­cer et d’utiliser cer­tains mots, d’aborder des sujets. Puis, un engage­ment mutuel, pris par cette phrase si peu banale : « Je t’aime ». Tout ça, le sou­venir de tant de semaines et de mois, était con­den­sé dans l’e­space des quelques heures que Nathalie venait de pass­er au bureau, dans une journée qui revê­tait toutes les apparences du quo­ti­di­en, mais qui sor­tait de l’ordinaire comme peu de choses qu’elle avait con­nu auparavant.

La voie ferrée, la nuit du voyage
« … et Nathalie crut voir des étoiles, descen­dues à ras de terre. »

Après en avoir retiré ses mag­a­zines, Nathalie rangea sa valise et s’installa dans son siège. Mais comme elle n’eut pas le courage de com­mencer une lec­ture sérieuse, elle les feuil­leta en vitesse avant de les jeter nég­ligem­ment sur la petite table. Elle regar­da par la fenêtre. Il y avait du monde sur le quai. Des groupes qui dis­cu­taient, des hommes et des femmes isolés, des enfants qui ne savaient pas s’ils devaient être intimidés par l’énorme engin ou laiss­er libre cours à la fas­ci­na­tion qu’exerçaient sur eux les exploits tan­gi­bles des ingénieurs. Un sif­fle­ment suf­fo­qué annonça la fer­me­ture des por­tières, et un frémisse­ment par­cou­rut les voitures qui se soumirent l’une après l’autre à la force qui les tirait vers le noir. Le TGV 6220 qui tan­tôt encore avait ressem­blé à un mur solide, cet assem­blage long de plus de cent mètres, lourd de plusieurs cen­taines de tonnes, s’ébranla. Au même instant, la scène sur le quai changeait. Nathalie vit des gestes amor­cés, des bras qui se lev­aient, des gens qui se retour­naient, mais tout dis­parut trop vite der­rière elle pour qu’elle pût voir les mou­ve­ments aboutir. L’ameublement du quai défi­la sous ses yeux fatigués, les pan­neaux, les lam­padaires, les poubelles, les gens aus­si qui, figés, se con­fondirent avec les installations.

Nathalie vit le quai se vider pro­gres­sive­ment, jusqu’à ce que, sur les derniers mètres, il n’y eût plus que le gris de la matière inerte, entre­coupé de flaques de lumière. Finale­ment, le train sor­tit de la gare, et dehors com­mença le bal­let des rails. Ils couraient le long des voitures, se rejoignaient, se séparaient à nou­veau sous les yeux fascinés des pas­sagers, et offrirent leur com­pag­nie à ce voyageur soli­taire qui s’apprêtait à tra­vers­er le pays noc­turne. Les lumières de la ville firent briller le métal, et Nathalie crut voir des étoiles, descen­dues à ras de terre.

Plus loin, elle vit des mass­es obscures défil­er devant une bande de ciel clair. L’air d’un soir de midi avec ses relents de lumi­nosité envelop­pa le train qui gag­nait rapi­de­ment en vitesse. Sur sa droite, les maisons dis­parurent pour laiss­er place à des ter­rains vagues, déserts et som­bres à cette heure-ci. La terre y était engloutie par l’obscurité qui sem­blait con­t­a­min­er le ciel, où le bleu fon­cé se changeait douce­ment en noir. Les faubourgs de Mont­pel­li­er défilèrent sur sa gauche, avec leurs immeubles et leurs rues illu­minés, reliés entre eux par les phares des voitures.

Après avoir quit­té l’agglomération, le TGV accéléra jusqu’à sa vitesse de croisière. La nuit qui tombait rapi­de­ment trans­for­ma les vit­res de la voiture en miroirs. Nathalie y con­tem­pla sa sil­hou­ette ren­voyée par la vit­re ren­due opaque. Elle y vit bouger des formes indis­tinctes. Elle fer­ma les yeux et se deman­da à quoi pou­vait ressem­bler cet engin, vu de haut, fonçant à tra­vers la nuit à une vitesse de plus de 300 km/heures, le seul objet lumineux dans un paysage désert ? Elle imag­i­na un glaive, dont le tran­chant passerait à tra­vers l’obscurité, la déchi­rant sans le moin­dre effort. Vers quels mon­des incon­nus mèn­erait un pas­sage à tra­vers une telle déchirure ? La nuit, essay­erait-t-elle de recoudre les bouts flot­tants dans le noir et dont les replis cachaient les ter­reurs des cauchemars qui suin­teraient de cette plaie immense ?

Nathalie prit un de ses mag­a­zines sur la petite table, mais elle n’arriva tou­jours pas à se con­cen­tr­er sur la mode, les recettes, les diètes, voire sur Camus et son actu­al­ité cinquante ans après sa mort. Il aurait mieux fait de pren­dre le train, celui-là, se dit-elle. Mourir écrasé con­tre un arbre, déchiré au fond de tant de tôle. Laiss­er inachevées les phras­es qui n’étaient dites qu’à moitié, man­quer le ren­dez-vous avec tant de choses qui auraient sûre­ment provo­qué des réac­tions de la part de cet écrivain pas­sion­né. Qu’aurait dit l’auteur de l’homme révolté, con­fron­té à la soi-dis­ant fin de l’histoire ? Et à sa reprise dans les inter­minables guer­res du désert ? Quelle était la révolte du con­tem­po­rain ? Y avait-il encore révolte ? Pos­si­bil­ité de révolte ? Des pen­sées vire­voltaient dans sa tête pen­dant que Nathalie essayait encore une fois de regarder à tra­vers la vit­re. Elle s’y heur­ta aux tour­bil­lons noirs que l’assaut de la nuit lui lançait à la figure.

Des villes, réduites aux seuls noms, éch­e­lon­naient le par­cours : Mon­téli­mar, Valence, Lyon. Nathalie n’en gar­da aucun sou­venir sauf celui d’un quai de gare, de voyageurs qui descendaient ou mon­taient, de mou­ve­ments entrap­erçus par instants der­rière les vit­res. Des villes d’étapes sans la moin­dre impor­tance, des con­struc­tions dénuées de toute sig­ni­fi­ca­tion, des hommes et des femmes dont les his­toires restaient enfer­mées dans leurs têtes imper­méables. Indis­tincte­ment, elle sen­tit pour­tant l’appel de la foule. Elle aus­si allait sor­tir sur une plate­forme et faire par­tie de la masse con­fuse dont elle vit le grouille­ment cou­vrir les quais et absorber ce qu’il y avait d’individuel et d’inoubliable dans cha­cun des atom­es qui con­sti­tu­aient cet grand ensem­ble humain. Fascinée mal­gré elle, elle suiv­it le mou­ve­ment qui se déroulait devant ses yeux.

Paris approchait. La fin immi­nente du tra­jet se fit sen­tir par une cer­taine ani­ma­tion qui se répan­dit dans les voitures : d’abord, plus inqui­et que les autres, soucieux de sor­tir par­mi les pre­miers, plus atten­tif à sa mon­tre, un seul voyageur se leva et com­mença à met­tre de l’ordre dans ses affaires. Quelques autres suivirent son exem­ple et rassem­blèrent leurs affaires, pli­ant les jour­naux, éteignant les ordi­na­teurs. Puis, la voiture entière four­mil­la. Les uns mirent leurs vestes ou leurs man­teaux, d’autres allèrent aux toi­lettes, les plus pressés descendirent les valis­es, encom­brant ain­si les pas­sages. Nathalie res­ta assise. Sa place se trou­vait au milieu de la voiture et elle ne vit pas la moin­dre chance, avec tout le monde déjà debout dans le couloir, d’être par­mi les pre­miers à descen­dre. Ste­fan va devoir atten­dre, se dit-elle, en souri­ant. Elle pen­sa à son inquié­tude, aux ques­tions qu’il se poserait, à la hâte qu’il aurait de la voir finale­ment pour de vrai. En même temps, elle appréhen­da cet instant. Est-ce qu’il allait la retrou­ver ressem­blante aux pho­tos ? Est-ce qu’il ne la trou­verait pas moche, là, sur le quai, dans la lumière crue de la gare, après une journée entière passée au bureau et un déplace­ment de cinq cents kilo­mètres ? Elle était sûre qu’elle puait, en plus.

Finale­ment, au bout de son voy­age, les lumières de Paris et de sa ban­lieue accueil­lirent le TGV et lui tin­rent com­pag­nies sur les derniers kilo­mètres de son tra­jet. Le cor­ri­dor tracé à tra­vers les quartiers, coupant en deux les pâtés de maisons, enjam­bant des rues et des riv­ières, le guidait vers la Gare de Lyon. La ville lui impo­sait son rythme, l’obligeant à ralen­tir, à avancer au pas, à repren­dre de l’allure, voire à s’arrêter devant des sig­naux dont les clig­no­tants rouges fai­saient tres­sail­lir la nuit. Nathalie, tou­jours assise, vit défil­er encore un quai der­rière les vit­res rede­v­enues trans­par­entes. Elle y vit gliss­er des lam­pes, des poteaux, des gens, et pen­dant un court moment elle eut peur. Pen­dant le tra­jet, elle avait suc­com­bé plusieurs fois à la fatigue, et, en proie aux choses entrap­erçues en rêve, elle se deman­da si elle n’avait pas tout sim­ple­ment per­du le sou­venir de son week­end. Elle fer­ma les yeux, atten­dit quelques instants avant de les rou­vrir et res­pi­ra pro­fondé­ment : elle était bien à Paris. Elle sen­tit bat­tre son cœur un peu plus rapi­de­ment pour­tant. Pour se calmer, elle rassem­bla ses mag­a­zines et les four­ra dans son sac. Puis, elle se leva, enfi­la son blou­son et descen­dit la valise. Jetant un dernier regard sur son siège, elle s’assura qu’elle n’avait rien oublié avant de rejoin­dre les autres pas­sagers au milieu du couloir, où, pressée de partout, elle atten­dit la fin du par­cours, l’im­mo­bil­i­sa­tion de la bête ren­due docile. Les ques­tions qu’elle s’était posées tan­tôt revin­rent l’agacer à nou­veau. Très con­sciente d’une odeur qui se dégageait de dessous ses ais­selles, elle cher­cha à s’en dis­traire en essayant de voir ce qui se pas­sait sur le quai. Après le noir infi­ni et monot­o­ne de la nuit, l’é­clairage y était presque bru­tal, dévoilant le monde et arrachant aux gens jusqu’aux moin­dres détails. Elle cher­cha à iden­ti­fi­er Ste­fan par­mi les gens qui attendaient, mais les vis­ages pas­saient tou­jours trop rapi­de­ment devant les vit­res. Puis, une sec­ousse par­cou­rut le train – elle venait d’arriver.

xiii. plus jamais