IX. RER

Peu à peu, le quai se vidait, et le flot des gens qui se reti­raient lais­sait émerg­er les corps des deux amants. Restés seuls sur la plate­forme, des rochers se dres­sant au milieu d’e­spaces déserts, la ten­dresse, ras­surée par la gage d’une présence éter­nelle, prit des formes plus réti­centes, moins sauvages, et leurs bais­ers deve­naient moins pro­fonds, moins éten­dus, aux jeux des langues enlacées suc­cé­daient de ten­dres effleure­ments des lèvres, des caress­es rapi­des et douces sur la joue. Leurs bouch­es lente­ment se séparaient. Ils prirent du recul pour avoir plus de loisirs de se con­tem­pler. Leurs regards exprimèrent le bon­heur et la sur­prise de s’être enfin rencontrés.

panneau du RER

Ste­fan, légère­ment embar­rassé par la vio­lence qui s’était dégagée de leurs étreintes, se bais­sa pour pren­dre la poignée de la valise. Il voulut adress­er la parole à Nathalie, mais les sons qui sor­tirent de son gosier ne ressem­blèrent que vague­ment aux sonorités du Français. Il dut se racler la gorge, une fois, deux fois, avant de pou­voir finale­ment ter­min­er sa phrase : « On y va ? »

Nathalie acquiesça, et Ste­fan lui indi­qua l’escalier qui descendait vers les niveaux inférieurs où cir­cu­lait le RER. D’un geste tout à fait naturel, Nathalie cher­cha la main libre de son amant, et ils se mirent en marche, douce­ment, en prenant leur temps, savourant chaque marche, chaque pas qu’ils firent ensemble.

Comme Ste­fan venait de pass­er une bonne par­tie de sa journée à Paris, à se ren­seign­er sur les tra­jets des lignes de métro et les cor­re­spon­dances, il savait quels pan­neaux il fal­lait suiv­re, où acheter les bil­lets et où descen­dre. Mal­gré la lenteur de leur pro­grès, inter­rompu par des échanges de regards et de mots, et ponc­tué par des ser­re­ments de mains, ils ne mirent pas plus que dix min­utes pour cou­vrir la dis­tance qui séparait les quais de la SNCF de ceux du RER.

Chaque fois que Ste­fan entrait dans une des sta­tions souter­raines de Paris, il était sur­pris d’y retrou­ver cette même odeur légère­ment sul­fureuse qu’il y avait déjà sen­tie pen­dant sa toute pre­mière vis­ite à Paris. Il avait par­fois songé à s’in­former à pro­pos de son orig­ine, mais l’intérêt n’avait jamais été assez pres­sant pour le faire per­sis­ter. Il se deman­da si ces relents aux orig­ines incon­nues infes­taient les couloirs sous-ter­rains depuis leur con­struc­tion ou si un événe­ment ultérieur en avait été la cause, mais l’arrivée d’un train quelques instants plus tard lui fit aban­don­ner ces réflex­ions. Le tra­jet, d’une ving­taine de min­utes, fut employé à se racon­ter, main dans la main et les yeux rivés les uns sur les autres, des choses insignifi­antes à pro­pos de leurs voy­ages respec­tifs. Pen­dant qu’ils papotaient, ils essayaient de devin­er à quoi pou­vait ressem­bler l’autre sous l’épaisse couche de vête­ments. Les quelques bribes de peau nue fournirent des points de départ de con­jec­tures délicieuses.

Les mains de Nathalie, avec ses doigts légère­ment tein­tés de rouge, et qui n’étaient pas des mains d’une fille élevée en ville, mais bien celles d’une femme qui savait ce que c’était que le tra­vail manuel. Ses lèvres pleines qui annonçaient sa sen­su­al­ité, ses yeux qui pétil­laient de plaisir, d’impatience et d’intelligence, sa poitrine qui se soule­vait douce­ment au rythme de son souf­fle, ses jambes qui se dessi­naient sveltes mais fortes sous son pan­talon moulant, ses cheveux qu’elle por­tait longs et ouverts et dont Ste­fan res­pi­ra l’odeur quand il approcha son vis­age du sien pour lui faire un câlin tout doux qui lais­sait enten­dre qu’il devait déploy­er beau­coup de force pour se retenir.

Les yeux de Ste­fan, très fon­cés, presque noirs, qui sem­blaient avaler la lumière que Nathalie leur envoy­ait, ses cheveux grison­nants, coupés très courts, ses doigts aux pha­langes plutôt cour­tes, et dont l’annulaire de la main droite por­tait encore l’empreinte de l’alliance qu’il avait enlevée avant de mon­ter dans le train, ses lèvres qui lais­saient devin­er le plaisir qu’il répandrait sur la peau de son amante, les veines sur le dos se ses mains à tra­vers lesquelles le sang pom­pait la chaleur qui mon­tait de son corps et dont il envelop­pait déjà Nathalie, la fos­sette au milieu de son men­ton où Nathalie brûlait d’envie de pos­er sa langue.

Joinville-Le-Pont, la gare RER

Au bout de vingt min­utes, la rame les déposa à leur des­ti­na­tion : une ville grise et peu remar­quable de la ban­lieue proche de Paris, à prox­im­ité du Bois de Vin­cennes. Le ciel pesait sur les maisons, mal­gré le scin­tille­ment de quelques étoiles que les lumières de la Métro­pole et le flot de nuages n’avaient pas réus­si à éclipser. Le froid émanait de partout, des rues décol­orées, des murs de la sta­tion, des immeubles qui se dres­saient ternes le long de la rue prin­ci­pale que Nathalie et Ste­fan devraient emprunter pour se ren­dre à l’hôtel. Du macadam aus­si d’où il se glis­sait sournoise­ment dans les chaus­sures et dans les pan­talons pour lente­ment grimper le long des jambes.

« On attend le bus ou on va à pied ?

– C’est loin ?

– Pas trop. Dix min­utes ? Mais tu dois être fatiguée après le voy­age, non ?

– Ça va. Une petite prom­e­nade ne me dérange pas. »

Ils par­tirent, Ste­fan en charge de la valise, sa main dans celle de Nathalie, tous les deux essayant de se rap­procher le plus pos­si­ble l’un de l’autre sans mutuelle­ment entraver leurs pas.

Il y avait peu de cir­cu­la­tion à cette heure-ci. Quelques voitures passèrent, mais elles se perdirent dans le noir, mal­gré leurs phares qui essayaient de couper l’obscurité en tranch­es plus mani­ables. L’air tran­quille de la nuit d’hiver résor­ba le bruit des moteurs et lais­sa seuls sub­sis­ter le froid, le silence et les ténèbres. Tout con­cor­da à ren­fer­mer les amants sur eux-mêmes, à con­cen­tr­er leur atten­tion et à les ramen­er tou­jours au même point de départ : l’autre.

x. souvenirs en route