X. Souvenirs en route

La route descendait à l’approche de la Marne. Après quelques cen­taines de mètres, Nathalie et Ste­fan arrivèrent sur le pont éponyme de la som­bre petite ville. Le courant qui pas­sait sous leurs pieds appor­tait encore plus de froid, le déposant et l’empilant aux rivages. Une légère brume, presque imper­cep­ti­ble, flot­tait sur l’eau, mon­tait le long des piliers en les envelop­pant, se hissant jusqu’au niveau de la chaussée. Elle cou­vrit leurs man­teaux et leurs vis­ages de gout­telettes micro­scopiques. Au milieu de la riv­ière, une île, embrassée par la nuit liqué­fiée. Le froid et la neige l’avaient comme pétri­fiée, et la nappe blanche dont la neige l’avait recou­verte fai­sait, par con­traste, ressor­tir mieux encore le noir des flots. L’eau coulait en silence, mais du clapo­tis de ses vaguelettes berçant les joncs et les herbes des bor­ds, se dégageait un mur­mure qui rem­plis­sait leurs oreilles des plaisirs de l’oubli qu’on trou­verait enseveli dans ses fonds vaseux.

Nathalie s’arrêta pour regarder couler la riv­ière. Elle suiv­it son cours en amont, et soudain, sa mémoire lui appor­ta des mots char­riés par un autre courant qui la reli­ait au passé : « Je viendrai avec toi à PARIS ». Un tex­to, rien que cette phrase, sim­ple promesse faite après un dia­logue par SMS où ils s’étaient imag­inés dans une rue hiver­nale, en train de boire du vin chaud, et de se promen­er main dans la main dans des parcs enneigés. Une ren­con­tre à Paris, Ste­fan l’avait pro­posée il y avait déjà quelques mois. Une ville à mi-chemin entre eux, facile­ment acces­si­ble par TGV. Et qui avait l’avantage de per­me­t­tre toutes sortes d’évasions si jamais la réal­ité ne tiendrait pas les promess­es du virtuel. Nathalie avait quelque peu hésité devant l’inconnu, devant la force entrap­erçue des sen­ti­ments de Ste­fan et les dif­fi­cultés qui se dres­saient énormes entre eux et l’avenir. « Imag­ine, je vole vers toi, dans une ville étrangère » – après tout, quel sorte de mec était-il ? Finale­ment, elle avait osé. Les dis­cus­sions via tex­to, tchat, mail ou au télé­phone l’avaient ras­surée sur son car­ac­tère. Ils ne seraient peut-être pas com­pat­i­bles en fin de compte, mais ce n’était pas un sale type quand-même. L’incompatibilité. Une bonne par­tie de ses doutes étaient pour­tant liés à ce mot-là. Elle ado­rait leurs échanges. Quand il appelait, un sourire se dessi­nait sur ses lèvres ; quand sa voix la cares­sait, le froid dans son dos la fai­sait trem­blot­er ; quand sa langue imag­i­naire tour­nait autour de ses mamel­ons, une chaleur visqueuse ruis­se­lait entre ses jambes. Elle ne voulait pas le per­dre, ce qui arriverait sans doute si tous les deux – ou pire : l’un des deux – se retrou­verait dés­abusé après une ren­con­tre. Mais la con­fi­ance l’avait rem­porté. La con­fi­ance en lui, bien sûr, mais celle, surtout, en eux, et en une réus­site pos­si­ble du cou­ple. Le « nous » était là, à portée de main, et la pru­dence exagérée n’était pas dans sa nature. Elle ne se priverait pas de toutes ses poten­tial­ités en cédant à la peur. Pourquoi est-ce qu’elle aurait quit­té son mari, si elle comp­tait s’enfermer entre qua­tre murs, avec sa fille, pour y végéter dans un virtuel éter­nelle­ment stérile ? Elle se tour­na vers Ste­fan, l’attira douce­ment vers elle, pen­cha sa tête, et lui appli­qua une suite de bais­ers sur les lèvres.

« Qu’est-ce que c’était que ça ? », deman­da-t-il, surpris.

– Je picore », répon­dit-elle, accom­pa­g­nant cette réplique d’un sourire et d’une pres­sion de sa main.

Ils se remirent en route, main dans la main, avançant lente­ment, en se racon­tant les détails de leurs voy­ages et de leurs journées respectifs. 

xi. quai d'orsay