LI. Chute …

Avant de pou­voir ter­min­er sa phrase, Ste­fan sen­tit sa gorge se nouer. En même temps, ne voulant pas laiss­er voir à quel point cet assaut de tristesse était près de l’emporter sur sa con­te­nance, il prit ce qui lui restait de courage dans ces deux mains, se con­cen­tra sur les yeux de Nathalie et les fixa jusqu’à ce qu’il vît les pupilles changées en roues embrasées qui, fou­et­tées par la souf­france de la sépa­ra­tion, se mirent à tourn­er dans un crescen­do infer­nal. C’é­tait par la force hal­lu­ci­nante de ce tour­bil­lon que Ste­fan était retenu aux bor­ds de l’abîme qu’il sen­tit crouler sous ses pieds. S’il devait tomber, un monde entier se ver­rait englouti, écrasé dans sa chute par les parois qui allaient en se rétré­cis­sant et dont les pieds étaient baignés par une clarté rougeoy­ante. Il allait être frap­pé par l’ab­sence de tout bruit dans cette scène apoc­a­lyp­tique, quand il enten­dit la voix de Nathalie se répan­dre sur son vis­age comme une baume rafraîchissante.

« Mon cœur, ce n’est pas vrai ce que tu dis. On est liés et on le restera, peu importe le nom­bre de kilo­mètres entre nous ou les heures qu’on met­trait à les par­courir. Moi, chaque fois que, la nuit, j’entends ton appel, je tra­verse les éten­dues. Couchée dans mon lit, je me redresse, je plie les genoux pour pren­dre mon élan, et je saute. Pas­sant à tra­vers le pla­fond et le toit, devenus trans­par­ents et per­méables, pas plus opaques que de la fumée, je monte vers les étoiles – le ciel n’est jamais cou­vert, ces nuits-là – et je vois les lumières défil­er sous moi. Je par­cours un océan de ténèbres parsemés d’îlots lumineux jusqu’à ce que je vois les lumières de ta ville point­er à l’horizon. Et puis, je descends dans tes bras. Et tout ça, c’est l’affaire de quelques instants. »

Pour ren­forcer l’ef­fet de ses paroles, Nathalie posa sa main sur le front brûlant de Ste­fan, et elle sen­tit la fièvre baiss­er au fur et à mesure qu’elle parlait.

« Où est-ce que j’i­rais la nuit, si tu n’é­tais pas là ? Je me perdrais par­mi les étoiles, mon ange. J’ai besoin de toi et de ta force, tu comprends ?

Ste­fan hocha la tête.

« Ça va alors ?

– Ça va »

Plus calme, Ste­fan ser­ra son poignet, s’empara de sa main et la mit devant sa bouche. Il y plaça un bais­er avant de la pos­er sur la table, à l’in­stant même où le garçon appor­ta leurs consommations.

Les crêpes étaient encore fumantes et les boules de Chan­til­ly, placées au milieu et saupoudrées de sucre et de can­nelle, avaient déjà com­mencé à fon­dre. Nathalie regar­da l’ensemble et huma le par­fum que la vapeur lui appor­tait. Enfonçant les dents de sa fourchette dans la pâte molle, elle en arracha un morceau qu’elle trem­pa ensuite dans un peu de chan­til­ly fon­du, en essayant de ramass­er de la can­nelle avec. Pour attis­er encore son appétit, elle prom­e­na le bout de crêpe fumant au-dessous de ses nar­ines pour aspir­er les arômes qui s’en dégageaient. Le morceau embroché fut ensuite accueil­li dans sa bouche, où la langue agile se chargea de le tourn­er abon­dam­ment pour en ramass­er jusqu’au moin­dre molécule dans les récep­teurs de ses papilles. Après avoir gardé la fourchette longue­ment entre ses lèvres, elle la reti­ra très lente­ment, guet­tant le goût légère­ment métallique que lais­sait le pas­sage sur sa chair pulpeuse. Puis, elle com­mença à mâch­er, et la nour­ri­t­ure, sous l’action de ses dents et de sa salive, était lente­ment trans­for­mée en une bouil­lie épicée. Après l’avoir suff­isam­ment broyée et pétrie, elle avala la pre­mière bouchée avec l’air con­tent de quelqu’un qui se réjouit de voir une machine com­pliquée fonc­tion­ner d’une façon impec­ca­ble. Quand elle leva ses yeux de dessus son assi­ette, elle retrou­va son reflet dans ceux de Ste­fan, qui avait com­plète­ment nég­ligé de s’occuper de sa pro­pre crêpe, telle­ment le spec­ta­cle de Nathalie mangeant l’avait fait délirer.

« Te regarder manger, c’est comme si on fai­sait l’amour, lui dit-il.

– Peut-être bien, mais si tu con­tin­ues à oubli­er de manger à force de me regarder, je serai seule à en prof­iter. C’est malin, ça. »

Ste­fan n’avait pas vrai­ment faim. Mais la volup­té que l’ac­tion de se nour­rir peignait sur le vis­age de Nathalie finit par l’ar­racher tout à fait à ses cauchemars de tout à l’heure, et, suiv­ant son exem­ple, lui aus­si, il attaqua son assi­ette. Pen­dant quelques instants, le plaisir ani­male de l’inges­tion les dom­i­na. La vue, l’odor­at et le goût venaient de déclencher tout un proces­sus qui leur fit com­pren­dre qu’au fond, ils n’é­taient que des machines dont il fal­lait rem­plir les réser­voirs. Et pour­tant, la présence même de l’autre, juste en face, leur rap­pelait trop le fait que, dans quelques heures, ils devraient se sépar­er. Après deux nuits et deux jours rem­plis des décou­vertes et des aven­tures d’un nou­v­el amour, la seule idée de par­tir dans des sens opposés leur parut inad­mis­si­ble. Chaque cli­quetis de la fourchette con­tre l’assi­ette, chaque gorgée de café et chaque morceau avalé les rap­prochèrent pour­tant de l’in­stant où il faudrait appel­er le garçon, pay­er, se lever, met­tre les vestes, sor­tir du bistrot, chercher une bouche de Métro et s’y embar­quer pour un dernier bout de par­cours ensem­ble. Le soir les ver­rait à nou­veau à mille kilo­mètres l’un de l’autre, réduits à se servir des courants qui emporteraient leurs mots à tra­vers les espaces noc­turnes. Il était pour­tant incon­cev­able de ne pas sen­tir le corps de Ste­fan blot­ti con­tre le sien. De se réveiller sans sen­tir le par­fum de Nathalie voltiger autour de ses nar­ines. De se retrou­ver les yeux vides, les oreilles creuses et les bras refer­més sur le néant.

Fal­lait-il dress­er le bilan de leur ren­con­tre ? Pos­er, encore une fois, la ques­tion s’ils étaient finale­ment com­pat­i­bles ? Se faire des promess­es ? Se jur­er un amour éter­nel ? Nathalie et Ste­fan, après avoir appelé le garçon pour pay­er leur con­som­ma­tion, se lev­èrent. Ste­fan aida Nathalie à enfil­er son man­teau, mit le sien, ouvrit la porte et lais­sa pass­er, encore une fois, Nathalie. Ils remon­tèrent en direc­tion de l’Hô­tel-Dieu, longèrent la Seine sur le Quai du Marché Neuf et tra­ver­sèrent le fleuve sur le Pont Saint-Michel. L’ange de la fontaine, en face, bran­dis­sait tou­jours son épée, éter­nelle­ment occupé à com­bat­tre le mal, la tête tout aus­si éter­nelle­ment détournée de la foule qui évolu­ait à ses pieds.

La bouche de métro s’ou­vrait juste der­rière le pont. Nathalie accélérait le pas, mais Ste­fan la retint au moment de pass­er devant le feu. Elle se retour­na vers lui.

« Écoute, mon âme, si jamais, à la gare, j’é­tais trop triste pour te dire au revoir d’une façon con­ven­able, main­tenant, c’est le moment. »

Dernier amour avant traversée
“… placé tout près du feu qui gar­dait le pas­sage des pié­tons, il fut poussé con­tre le mât dont la présence dure et froide dans son dos le rassurait …”

Il mit ses bras autour de sa taille et la ser­ra sur son corps trem­blant, avec la pas­sion dés­espérée réservée aux dernières fois. À l’in­stant pré­cis où il sen­tit ses lèvres effleur­er les siennes et où il vit ses paupières se baiss­er, ses yeux, en se fer­mant, le firent entr­er dans un endroit à part, loin des hommes et des femmes qui attendaient que le feu tournât au vert, et des voitures qui pas­saient, bruyantes, à deux pas der­rière eux. L’im­pé­tu­osité de leurs étreintes fit trébuch­er Ste­fan, et, placé tout près du feu qui gar­dait le pas­sage des pié­tons, il fut poussé con­tre le mât dont la présence dure et froide dans son dos le ras­sur­ait. Autour de lui, il n’y avait plus rien sauf, sur son vis­age, la chaleur du souf­fle de Nathalie, dans sa bouche, sa langue qui s’en­tor­tillait autour de la sienne, et, dans son ven­tre, le vide qui lui fit tourn­er la tête. Il chancela, Nathalie le sen­tit gliss­er. Pen­dant un instant, il n’y eut plus de froid dans son dos, ni la dureté du métal. Un mou­ve­ment irré­sistible le pro­je­ta de plus en plus loin dans le vide, l’ar­rachant des bras de Nathalie qui, stupé­faite, ne put pas empêch­er cette chute. Les bras se fer­mant sur le vide, il tom­ba sur la chaussée où il fut emporté par un camion qui venait d’ac­célér­er pour pou­voir pass­er encore au jaune.

lii. et redressement