XLVIII. Lumières

Main dans la main, leurs doigts occupés à se palper, absorbés par le spec­ta­cle des sur­faces en feu, ils gar­daient le silence ren­du pal­pa­ble par les voix qui flot­taient autour d’eux. Tan­dis que Nathalie avait les yeux fer­més, Ste­fan lais­sait pénétr­er les flots de lumière à tra­vers ses pupilles grand ouvertes, comme pour s’im­prégn­er de la magie qui ray­on­nait à quelques cen­timètres du bout de son nez. La chaleur envelop­pait ses mains, ses bras, son vis­age, et les flammes, ondu­lantes dans des courants invis­i­bles, dres­saient vers lui leurs languettes pointues. Il se désaltéra à cette source d’où jail­lis­saient les espoirs, les angoiss­es, la grat­i­tude, le désar­roi, la joie et la peine de tous ceux qui y étaient passés avant eux, et qui con­tin­u­aient à l’alimenter en lui prê­tant la force qui la fai­sait débor­der dans l’univers.

Les lumières de Notre-Dame
Les lumières de Notre-Dame

Baignée de chaleur, Nathalie sen­tit tit­iller les bouts de ses doigts. Une moite tiédeur envelop­pait ses pha­langes, rem­plis­sant les paumes, mon­tant, douce­ment mais d’une façon net­te­ment sen­si­ble, vers les poignets. Sur­prise, elle ouvrit ses yeux pour regarder le bout de son bras, y cher­chant quelque chose qui puisse expli­quer cette sen­sa­tion. N’y trou­vant rien de remar­quable, elle se tour­na, per­plexe, vers Ste­fan avec un sourire un peu embar­rassé. Celui-ci, immo­bile, les yeux rivés sur les flammes dont on aurait pu croire qu’elles le dévis­ageaient, ne se ren­dit seule­ment pas compte du regard inter­roga­toire de son amante. Inquiète, intriguée par un scin­tille­ment qu’elle crut apercevoir dans le noir de ses pupilles, Nathalie regar­da de plus près. Un petit cri, de sur­prise et d’émerveillement, s’échap­pa de sa bouche, avant que les réflex­es de sa bonne édu­ca­tion n’eussent pu le retenir : les flammes des bou­gies, marée con­tagieuse, avaient engen­dré des myr­i­ades d’étincelles qui tournoy­aient dans les yeux de Ste­fan, incen­di­ant les traits de son vis­age, et dégageant une telle inten­sité de lumière qu’on aurait dit un soleil micro­scopique qui inondait ses orbites d’une matière en fusion, prête à en jail­lir pour sub­merg­er de sa lumi­nosité les espaces obscurs alentour.

Per­son­ne ne par­lait. Si Ste­fan avait bien enten­du le cri échap­pé à son amie, il était inca­pable de réa­gir, absorbé dans la con­tem­pla­tion de la chaleur flam­boy­ante qui mon­tait de cette espèce de bougeoir invraisem­blable et à moitié impro­visé. Un écho affaib­li des bour­rasques d’énergie, déchaînées dans les vastes espaces de la cathé­drale, sous les voûtes de la nef et du transept, reten­tis­sait dans les oreilles de Nathalie. Elle dut penser à la lumi­nosité qu’elle avait vue s’y déploy­er et celle qui venait de pren­dre pos­ses­sion de son Ste­fan, et elle établit un lien entre ces deux phénomènes, mal­gré elle. Un léger fris­son la par­cou­rut et elle ressen­tit le besoin d’adresser la parole à son amant pour s’assurer non seule­ment de sa présence mais aus­si de sa capac­ité de pou­voir encore com­mu­ni­quer avec elle.

« Tu es beau, mon cœur, lui dit-elle d’une voix très faible, et tes beaux yeux noirs sem­blent attir­er la lumière. »

La longue pause qui suiv­it ces mots se rem­plis­sait douce­ment d’un silence ren­for­cé par le mur­mure des pas­sants et les échos de leurs pas. Nathalie dut atten­dre longtemps avant qu’elle ne sen­tît légère­ment trem­bler les doigts qui étaient restés enlacés aux siens.

« Mer­ci, mon amour. Et tu as rai­son. La preuve, ils t’ont attirée, toi.

– Mais tu me taquines ? »

Elle aurait voulu lui sauter au cou, poussée par un élan que fit naître le soulage­ment, véri­ta­ble décom­pres­sion après la mon­tée jusqu’à un degré insup­port­able de la ten­sion dont elle venait de faire l’expérience. C’é­tait bien lui, son Ste­fan, et pen­dant un instant, la seule idée de jamais le per­dre lui sem­bla ridicule d’ab­sur­dité. Pour­tant, à la vue de cette lumière trans­plan­tée qui irra­di­ait ses yeux et qui sem­blait avoir choisi d’être portée par lui dans le monde, elle avait conçu de drôles d’idées à son sujet. La prin­ci­pale étant de se le voir enlever.

Le sort sem­blait rompu, mais l’inquiétude de Nathalie, refoulée pen­dant quelques instants, sub­sis­tait. Ste­fan la sen­tit mal à l’aise, et il pro­posa de par­tir pour chercher un petit café ou un restau­rant. Soulagée, elle acquiesça, et ils se dirigèrent vers le grand por­tail de la façade occi­den­tale. Mal­gré le nom­bre assez restreint de vis­i­teurs, il y rég­nait une cer­taine agi­ta­tion, résul­tat du mélange des entrants et des sor­tants qui se pres­saient des deux côtés des portes. Nathalie se rac­crocha à Ste­fan qu’elle avait une peur insen­sée de per­dre et ensem­ble, ils se frayèrent un chemin à tra­vers les groupes de touristes pour se retrou­ver, quelques instants plus tard, sous le porche.

Une bru­ine légère flot­tait dans l’air et les dalles du parvis relui­saient d’humidité. Le ciel se reflé­tait dans ce miroir de pierre et le sol sem­blait ani­mé du mou­ve­ment des nuages que le vent chas­sait par-dessus Notre-Dame. Ça et là, sur le parvis, des gens for­maient des groupes et il était amu­sant de voir leurs têtes suiv­re machi­nale­ment les gestes du guide qui indi­quait les curiosités et les traits dignes d’intérêt de la con­struc­tion goth­ique. Entre eux se fau­fi­laient des pas­sants soli­taires, recro­quevil­lés sous leurs para­pluies, les cols des man­teaux et des imper­méables rabat­tus, pressés de gag­n­er le foy­er ou quelque café pour pou­voir se met­tre à l’abri du froid et de l’humidité envahissants. Au milieu de tout ce mou­ve­ment, Nathalie et Ste­fan étaient tran­quilles. Il ne leur restait plus que quelques heures, mais ils se croy­aient enlevés au temps, pour­tant occupé à pos­er, à l’instant même, la mar­que de ses griffes sur tout ce qui bougeait à l’entour. Eux seuls sem­blaient y échap­per par le calme que ray­on­nait la présence de l’être aimé.

Ils sor­tirent de dessous le porche, mal­gré la pluie, bien emmi­tou­flés dans leurs blousons, ser­rés l’un con­tre l’autre. Ils tra­ver­sèrent lente­ment le parvis en direc­tion du Petit Pont et du Quai du Marché Neuf. Les arbres qui s’alignaient à gauche et à droite présen­taient un aspect lam­en­ta­ble, avec leurs ram­ages dressés dans un ciel que toute clarté avait aban­don­né et qui sem­blait dress­er des bornes infran­chiss­ables tout autour de la ville. Avant de tra­vers­er la Rue de la Cité, ils s’arrêtèrent devant le pas­sage pour se retourn­er encore une fois vers la cathé­drale, solide­ment plan­tée dans le vieux sol, d’où ses tours, mal­gré leur allure robuste, pous­saient de tout leur élan dans le ciel de Paris. Le gris clair et calme de ses pier­res se détachait du gris sale et mou­vant des nuages qui s’amoncelaient der­rière et au-dessus. Le peu de lumière que l’atmosphère con­te­nait encore se con­cen­trait sur Notre-Dame de Paris et atti­rait les regards. Réu­nis dans une même préoc­cu­pa­tion, enchaînés l’un à l’autre, Nathalie et Ste­fan songèrent, au même instant, aux cierges qu’ils avaient lais­sés der­rière eux, sans pour­tant vouloir en par­ler. Ce geste leur parut main­tenant aus­si intime que la décou­verte de leurs corps et ils enfouirent le sou­venir au fond de l’abîme qui les recevraient tous à la fin.

Tour­nant le dos à l’église ils entrèrent dans le quai qui filait devant eux le long de la Seine. Du côté du fleuve, le trot­toir était délim­ité par un mur, et des voitures garées le séparaient de la chaussée. Un grand bâti­ment hauss­man­nien aux bar­reaux de fer devant les fenêtres leur tenait com­pag­nie sur leur droite, et quelques arbres, plan­tés au milieu de la bande réservée au sta­tion­nement des voitures, ryth­maient leur pro­grès. Il n’y avait per­son­ne devant eux, ni de voiture qui cir­culât sur le quai. Sur l’autre rive ils voy­aient rouler de rares autos sur le Quai Saint-Michel.

« Tu voudrais pren­dre un café, Nathalie ? Ou plutôt manger quelque chose ?

– Peu importe, pourvu qu’il y fasse chaud. »

En restant dans le vague, elle expri­ma d’autant plus claire­ment que ce qu’elle voulait en réal­ité, c’était s’asseoir à côté de Ste­fan, sa tête tout con­tre la sienne, retrouss­er les manch­es de sa chemise pour caress­er les poils soyeux qui cou­vraient ses bras, pass­er sa main sur ses cheveux, son doigt sur son front, l’embrasser sur la bouche dans l’intimité qu’ils avaient l’art de con­stru­ire autour d’eux et qui les rendrait invis­i­bles aux regards indiscrets.

xlix. l'ange