XLVI. Au cœur de la cité

Finale­ment arrivés au bout de ce mur inter­minable, ils firent un pas sup­plé­men­taire, et se trou­vèrent à deux pas de la réal­i­sa­tion d’un désir fou. Désir partagé, mais dont ils avaient évité de par­ler, de peur de rap­procher la fin de leur aventure.

La façade de Notre-Dame les frap­pa par sa lumi­nosité. Grâce à sa pierre claire qui absorbait, tel un éponge, jusqu’aux moin­dres rayons de soleil que lais­sait encore fil­tr­er l’é­paisse couche de nuages, source d’une illu­mi­na­tion con­fuse, elle se découpait nette sur le fond gris qui bouil­lon­nait autour des deux tours car­rées, tan­dis que les bâti­ments ordi­naires alen­tour sem­blaient se dis­soudre avec cette fuite des couleurs. La pierre ray­on­nante, tout en atti­rant leurs regards, leur opposa une vive résis­tance, et ils restèrent comme cloués au sol, ébahis, leurs yeux autant de fenêtres vers l’écran de leurs cerveaux où la lumière pro­je­tait les images.

Entre eux et le parvis se trou­vaient quelques arbres squelet­tiques dont les branch­es dénudées, ani­mées par des coups de vent, s’ag­i­taient dans le ciel, sans pour autant présen­ter le moin­dre obsta­cle aux regards avides de Nathalie et de Ste­fan que l’élan de la con­struc­tion sécu­laire atti­rait irré­sistible­ment. Tous les deux trébuchèrent quand ils se heurtèrent con­tre la bar­rière lumineuse et quand leurs jambes voulurent, de leur pro­pre gré, gravir un escalier imaginaire.

En par­tant de Cologne, Ste­fan avait eu pour seul but de ren­con­tr­er Nathalie. N’im­porte où, pourvu qu’elle soit là. Mais main­tenant, con­fron­té à cet édi­fice majestueux en plein cen­tre de Paris, il eut le sen­ti­ment d’avoir touché au but. La main de Nathalie trem­blait dans la sienne et il com­prit qu’elle partageait son émo­tion. Un ser­re­ment de mains leur don­na assez de force pour franchir la bar­rière invis­i­ble et ils purent tra­vers­er le petit square qui les séparait du parvis. Là, aba­sour­dis par la taille tant matérielle que spir­ituelle du bâti­ment, ils ne purent pouss­er plus loin, se ten­ant par les mains comme deux enfants qui essayaient de se ras­sur­er par une présence pal­pa­ble. Ils se regardèrent :

« Ici ?

– Ici. »

Le baiser
« … il s’abandonna au bais­er où se con­sumèrent ses lèvres tremblantes … »

Ste­fan prit Nathalie par la taille. Il sen­tit la chaleur de son corps sour­dre à tra­vers les mul­ti­ples couch­es de vête­ments. Elle ray­on­nait. Un vent léger tirail­la sur les mèch­es de sa chevelure. Ses joues avaient rou­gi, et le même afflux de sang, provo­qué tant par le froid que par l’ex­ci­ta­tion, gon­flait ses lèvres qu’il vit douce­ment se rap­procher des siennes. Pas­sant ses bras autour de son dos, elle enchaî­na son amant entre des bar­reaux de chair. Ils se con­tem­plèrent. Leurs yeux grand ouverts se rem­plirent de l’é­clat des rayons qu’ils se lancèrent mutuelle­ment. Ste­fan se rap­procha davan­tage jusqu’à ce qu’il vît tourn­er des con­stel­la­tions flam­boy­antes au fond des yeux de Nathalie. Ses prunelles scin­til­laient et il y vit nag­er son image sous la sur­face noire des pupilles. Leurs lèvres se touchèrent et le bon­heur qu’il puisa à cette caresse appela sur lui la foudre qu’il sen­tit descen­dre comme du plomb fon­du le long de ses nerfs, et soud­er une par­tie de ce qu’il était, dans ces instants-là, à ce même endroit, trem­pant celui-ci de son essence, éter­nelle­ment. Ébloui par l’é­clat insup­port­able des yeux de Nathalie, il fer­ma enfin les siens et s’a­ban­don­na au bais­er où se con­sumèrent leurs lèvres trem­blantes et qui offrit finale­ment une sor­tie à son âme.

Cela dura longtemps. Ni l’un ni l’autre n’au­rait pu dire com­ment ils s’é­taient séparés, mais ils se réveil­lèrent enfin, tou­jours ser­rés dans leur étreinte, les yeux tou­jours fer­més, les lèvres ouvertes et humides, mais ren­trés dans leurs corps respec­tifs. Ste­fan tira un souf­fle pro­fond, ouvrit les yeux, et lui dit :

« Je t’aime, Nathalie Tréhal. »

Quand il l’ap­pelait ain­si par son nom entier, il eut le sen­ti­ment de pronon­cer les paroles con­sacrées d’une incan­ta­tion ser­vant à con­jur­er le génie auquel il avait choisi de s’a­ban­don­ner. Plus de fuite, plus de retour en arrière. Elle gar­da le silence, se con­tentant de tourn­er le regard vers l’église, accom­pa­g­né par un petit hoche­ment de tête presque imper­cep­ti­ble. Ils par­tirent, bras dessus bras dessous, à l’en­con­tre de ce qui les y attendrait.

Devant eux s’é­tendait le parvis, sur lequel évolu­aient quelques groupes d’hommes et de femmes, rassem­blés sous la direc­tion de leurs guides respec­tifs et regar­dant atten­tive­ment les détails du bâti­ment que ceux-ci leur indi­quaient en ges­tic­u­lant. Comme les touristes étaient assez peu nom­breux en jan­vi­er, même à Paris, il y avait assez d’e­space entre ces groupes, ani­més par un léger courant presque imper­cep­ti­ble qui les fai­sait tourn­er autour du por­tail, les rap­prochant douce­ment de l’en­trée prin­ci­pale de l’église. Nathalie et Ste­fan, avançant douce­ment au milieu de ce tour­bil­lon au ralen­ti, admi­raient la façade qui se reti­rait devant leurs regards fascinés au fur et à mesure de leur approche. Aiman­tés par les ombres qui guet­taient der­rière les trous béants, des hommes et des femmes s’y engouf­fraient dans un mael­ström inces­sant, et Nathalie et Ste­fan ne tardèrent pas à les rejoin­dre dans leur bal­let inex­orable. Quand ce fut leur tour, ils sen­tirent une vague d’air défer­ler sur eux, chargée d’en­cens et d’ex­ha­laisons indéfiniss­ables. La lumière grise du dehors s’éteignit der­rière eux et ils furent admis dans une semi-obscu­rité où les espaces sem­blaient s’élargir, et les dis­tances se mul­ti­pli­er. Der­rière eux, ils lais­sèrent la foule, être anonyme éparpil­lé à tra­vers Paris, dans les couloirs du Métro et devant l’Hô­tel-de-Ville, dans les musées et sur les boule­vards, dans les halls des gares et dans les rames bandées.

xlvii. des flammes dans le noir