XXXI. Fouilles

Le flou de la vue et celui du passé
« … tout en regar­dant les gouttes de pluie courir le long de la vit­re, il cher­cha le bol sur la table pour pren­dre une gorgée de cidre … »

Ste­fan con­tem­plait les gout­telettes sur le bol de cidre, resté entre ses mains. Une ligne net­te­ment dess­inée séparait la par­tie supérieure, sèche, de la par­tie inférieure, indi­quant le niveau du liq­uide dont la fraîcheur fai­sait con­denser l’humidité. Dehors, il pleu­vait. C’était l’hiver, mais il eut chaud. Il posa le bol sur la table pour s’essuyer le front. Celui-ci aus­si était cou­vert de gouttes. Il eut soif et, tout en regar­dant les gouttes de pluie se fau­fil­er, dans des files con­stam­ment renou­velées, le long de la vit­re, ses mains cher­chèrent le bol qu’il venait de dépos­er devant lui pour pren­dre une gorgée de la bois­son pétil­lante dont le sou­venir olfac­t­if tit­il­lait ses nar­ines. Quand ses doigts le ren­con­trèrent, il fut trou­blé par la qual­ité trop glis­sante, trop lisse, de la sur­face. Tou­jours per­du dans ses rêvasseries, à moitié con­scient seule­ment de ses actes, il soule­va l’ob­jet en ques­tion, tant pour boire que pour véri­fi­er de plus près. À en juger d’après son poids, il était vide. Ce con­stat sur­prenant le trou­bla assez pour qu’il cessât finale­ment de con­tem­pler la course des gouttes d’eau, dirigeant l’at­ten­tion sur l’é­tat à véri­fi­er de son envi­ron­nement. Ses regards tombèrent sur un verre de vin blanc, élancé, trans­par­ent, et vide.

Un autre temps et un autre espace étaient en train de pren­dre forme autour de lui, de se sub­stituer à ceux qu’il venait de par­courir en com­pag­nie d’Is­abelle. Il se trou­vait dans un restau­rant Parisien, atten­dant le retour de Nathalie. Sur les bouts de ses doigts, mouil­lés par l’eau du bol, il sen­tait tou­jours le froid du liq­uide, mais devant lui, témoin infail­li­ble du pas­sage vers une autre réal­ité, se dres­sait déjà le verre de vin. La flamme de la bougie sem­blait se dédou­bler dans le cristal de ses parois, véri­ta­ble fanal de la pos­si­ble exis­tence d’une panoplie d’u­nivers dif­férents, à portée de main, qu’évo­quait la danse des rayons de lumière. Ste­fan prit le verre pour regarder de plus près, et vit s’y réfléchir sa pro­pre fig­ure, les traits dis­tor­dus par un rire moqueur. Tirail­lé entre deux espaces et deux temps qui tour à tour revê­taient les fig­ures d’Is­abelle et de Nathalie, reliés entre eux par ses seuls sou­venirs, il com­prit que quelque chose venait de le rap­pel­er en arrière, de l’enlever vers une exis­tence antérieure qui se pro­longeait pour­tant à l’in­fi­ni et dont les réper­cus­sions ébran­laient ce qu’il était for­cé de con­sid­ér­er comme son présent véri­ta­ble. Après avoir revécu en con­den­sé, mal­gré lui, les instants les plus heureux et en même temps les plus douloureux de son passé, il fit un effort pour penser con­sciem­ment à Isabelle, et aux heures inten­sé­ment mag­iques qu’ils avaient vécues ensemble.

Depuis vingt ans que le sou­venir l’assiégeait, Ste­fan se demandait si les rem­parts, érigés à grand peine pour pro­téger sa lucid­ité, fini­raient par crouler devant les assauts inces­sants, leurs débris l’entrainant dans un monde cauchemardesque dont il ne trou­verait plus jamais la sor­tie. Et cette fois-ci, pré­cisé­ment, il eut remar­qué une dif­férence : Le retour en arrière n’avait jamais été aus­si intense, aus­si vrai. Bien plus que de se rap­procher de fan­tômes incol­ores qui fai­saient revivre les événe­ments d’antan dans le flou d’un rêve fait au milieu de la nuit, sous l’empire du som­meil, il s’était vu trans­porté là-bas, sous le soleil de Con­car­neau et sous la pluie de Pont-Aven ain­si que dans les bras d’Isabelle dont la chair n’avait été que trop pal­pa­ble. Cette fois-ci, l’illusion, sec­ou­rue par un sou­venir par­ti­c­ulière­ment vivace, s’était parée de toutes les apparences de la matière, tan­dis que, la plu­part du temps, les objets et les per­son­nes venus peu­pler ses songes, exhalés par les souf­fles du sou­venir, se présen­taient à lui dans un état de décom­po­si­tion avancée, rongés par le pas­sage des années, et ren­dus de plus en plus faibles par le flou de la dis­tance crois­sante qui estom­pait jusqu’aux sur­faces où la pen­sée con­sciente aurait pu s’accrocher pour chang­er en réal­ité une illu­sion trop évidente.

Aujourd’hui, par con­tre, englouti pen­dant quelques instants par une espèce de résur­gence du passé, le réal­isme et la net­teté de ce qu’il avait vu et sen­ti l’eurent ter­ror­isé, les rides, les angles et les pointes des objets l’écorchant au pas­sage, empor­tant le rêveur dans un engrenage irré­sistible. Et pour­tant, au lieu de se sen­tir entraîné vers un gouf­fre insond­able, il venait de se réveiller dans un restau­rant Parisien, un verre de vin vide entre les mains, atten­dant le retour de la femme qu’il aimait. Ce fut cette notion d’amour, tâtée dans le silence de sa tête libérée, qui déclen­cha une vague de feu courant le long de ses veines et dont la chaleur le fit tres­sail­lir, sec­ouant au pas­sage les derniers ves­tiges de som­meil. Ste­fan com­prit, grâce à la per­cée du passé, que ce qu’il ressen­tait pour Nathalie ressem­blait étrange­ment aux sen­ti­ments qu’il avait eus pour Isabelle. Depuis que celle-ci l’avait quit­té, il n’avait plus jamais fait des expéri­ences d’une telle inten­sité – sauf dans la haine et la douleur. Aurait-il, grâce à Nathalie, retrou­vé la capac­ité d’aimer ? Déjà, la vio­lence de la vision ne l’étonnait plus autant. Un amour en avait appelé un autre, tout sim­ple­ment, et l’amour de Nathalie avait fait ressus­citer le spec­tre de celui d’Isabelle, dépouil­lé de tout ce qu’il avait pu avoir d’effrayant. Les fils tor­dus, par lesquels la ten­dresse et la beauté avaient été inex­tri­ca­ble­ment liées aux blessures, étaient finale­ment démêlés. Pour la pre­mière fois, Ste­fan se sen­tit capa­ble de con­fron­ter et d’assumer toute une par­tie de sa vie passée, sans som­br­er dans la douleur de la haine. L’amour d’Isabelle y bril­lait, une per­le rare et pré­cieuse dans son écrin, mais réduit à la mesure d’une pas­sion qui se déclin­erait désor­mais au passé. Il avait cessé d’être une obsession.

Pen­dant que Ste­fan était aux pris­es avec son passé, Nathalie avait trou­vé les toi­lettes. Avant de sor­tir, quelques min­utes plus tard, pour rejoin­dre son amant, elle s’ar­rê­ta devant le miroir pour se con­tem­pler un instant et pour véri­fi­er l’é­tat de sa robe. Elle se trou­va très présentable. Elle pas­sa sa main dans ses cheveux pour les faire bouf­fer du côté gauche où ils avaient per­du un peu de leur vol­ume parce que, pen­dant le con­cert, elle avait posé sa tête sur l’épaule de Ste­fan. Sat­is­faite, elle se dirigea vers l’étroit couloir où elle fail­lit ren­vers­er un tabouret sur lequel était posés une dizaine de petits dépli­ants. Elle se pen­cha pour les exam­in­er de plus près, et vit que c’était le prospec­tus du restau­rant. Intriguée par le car­ac­tère de l’endroit, elle en prit un exem­plaire et décou­vrit, en feuil­letant, qu’il con­te­nait aus­si un petit his­torique de l’endroit. « Tiens, ça a l’air intéres­sant. » Ayant décidé de l’emporter pour le mon­tr­er à Ste­fan, elle ouvrit la porte pour sor­tir quand son regard s’ac­crocha aux vieilles pier­res des murs. L’escalier l’in­vi­tait à mon­ter, mais elle dut s’arrêter, presque mal­gré elle, pour regarder de plus près. Le mur oppo­sait sa som­bre vétusté à la clarté élec­trique de l’am­poule qui pendait du pla­fond. Même le morti­er des inter­stices, cou­vrant d’habi­tude le mur de son filet d’artères plus clair, était ren­du à peu près invis­i­ble par les frag­ments de nuit qui se tas­saient dans les replis de la pierre. Par endroits sub­sis­tait juste un peu de gris noir­ci qui ressem­blait à de la moi­sis­sure, suff­isant pour­tant à don­ner une idée de l’ir­régu­lar­ité de la pose, ren­forçant ain­si l’air d’an­tiq­ui­té délabrée du sous-sol du bâti­ment. Le peu de ren­seigne­ments que Nathalie avait pu glan­er, en par­courant le texte expli­catif du dépli­ant, étayait cette impres­sion. Gal­lo-romain, romain, médié­val, tels étaient les voca­bles qu’elle avait retenus de sa lec­ture sommaire.

Nathalie dut faire un effort con­scient pour arracher son regard aux crevass­es du mur dont l’an­tiq­ui­té vis­i­ble la fasci­nait. Une fois libre, elle s’en­gagea dans l’escalier où elle sen­tit sa robe frôler, dans l’e­space trop resser­ré, la pierre qu’elle venait d’ad­mir­er, empor­tant un sou­venir hap­tique qui la fit frémir quand elle le sen­tit par­courir sa peau, lais­sant ses bras cou­verts d’une chair de poule. Arrivée au niveau du comp­toir, elle s’arrêta un instant pour s’ori­en­ter, et se dirigea ensuite vers Ste­fan qui la regar­dait arriv­er, accoudé à leur table, la tête posée sur ses mains jointes.

« Regarde un peu ce que j’ai trouvé ! »

Avec un petit air de tri­om­phe, Nathalie posa le dépli­ant devant Ste­fan. Il aban­don­na sa posi­tion con­tem­pla­tive, et prit le papi­er que Nathalie lui avait rap­porté. Il le par­cou­rut pen­dant que Nathalie s’in­stal­lait, et décou­vrit vite la par­tie dédiée au passé de l’établissement.

« Le ren­dez-vous des amoureux, réci­ta-t-il, c’est bien le cas de le dire. »

Ste­fan eut un grand sourire sur les lèvres quand il leva ses yeux de dessus le dépli­ant pour dévis­ager Nathalie.

« On a bien choisi, hein ?

– Tout à fait, chéri. Tu as vu où ça par­le His­toire ? Il paraît qu’on est dans une par­tie très anci­enne de la ville.

– Ben oui, on est près du Quarti­er Latin et des Uni­ver­sités. Il me sem­ble pour­tant que le quarti­er le plus ancien, c’est l’île de la Cité, le vieux Lutèce. Je ne savais pas du tout qu’il y avait des instal­la­tion sur la rive gauche aus­si à cette époque-là.

– Comme quoi tu revien­dras plus malin de ton excur­sion. Fig­ure-toi, le ren­dez-vous des amoureux dans la ville des amoureux, et en plus, un endroit qui te ramène aux beaux jours de Rul et Cie… »

Nathalie fit allu­sion à un pro­jet de roman his­torique sur lequel Ste­fan tra­vail­lait depuis un an à peu près et dont le théâtre serait la Gaule du 3e siè­cle. Il accueil­lit sa remar­que d’un sourire empreint de tendresse.

« J’au­rai appris beau­coup de choses, mon ange, mais je ne suis venu que pour toi et c’est toi qui rends cet endroit spé­cial. Et tu le sais, en plus. »

Nathalie répon­dit à cette asser­tion en lui ren­dant son sourire. Elle sut que c’é­tait vrai­ment ce qu’il ressen­tait. Con­traire­ment à tant d’autres, Ste­fan était sérieux quand il dis­ait de ces choses-là. Elle prit sa main et la cares­sa tout légèrement.

« Tu t’es bien amusé pen­dant mon absence ? »

Ste­fan hési­ta avant de répondre :

« J’ai fait un drôle de voy­age – en Bretagne…

– Si loin que ça ?

– Oui. »

Nathalie se tut. Elle sen­tit que Ste­fan ne la taquinait pas. Les coudes sur la table, les mains croisées sous le men­ton, elle le regar­da, et essaya de devin­er quels sou­venirs et quels secrets se cachaient au fond des yeux presque noirs dont elle aimait tant sen­tir le regard avide la par­courir. Elle réso­lut de car­ré­ment demander.

« Et est-ce que tu as ren­con­tré quelqu’un pen­dant ton voyage ?

– Oui, un fantôme.

– Tu vas finir par me ren­dre curieuse, tu sais ? Ou inquiète…

– Non, Nathalie, il n’y a pas de quoi. C’é­tait étrange. Dès que tu étais par­tie, je me suis retrou­vé en Bre­tagne, à Lori­ent, il y a plus de vingt ans. C’é­tait le jour de ma grande ran­don­née en voiture avec Isabelle.

– C’est la fille qui t’a fait tant souffrir ?

– Oui, celle-là même. Je ne sais pas si j’ar­rive à faire pass­er l’im­pres­sion que cela m’a faite. C’é­tait intense, presque réel.

« Rien n’existait plus, sauf cette Bre­tagne sous la pluie … »

– Tu sais, on peut voy­ager en esprit, c’est clair.

– Oui, sans doute, mais cela m’a telle­ment sur­pris. C’est comme si le monde vivant avait été effacé pour faire place à un autre, con­sti­tué à par­tir de sou­venirs. Je me suis sen­ti comme englouti. Rien n’ex­is­tait plus, sauf cette Bre­tagne sous la pluie, Isabelle et moi. C’é­tait le soir, au resto. Et ensuite le retour à Lori­ent, la nuit qu’on a passée ensem­ble. L’amour. La blessure aus­si. Et puis, c’é­tait comme si j’ou­vrais les yeux à l’is­sue d’une nuit rem­plie de rêves fiévreux. J’é­tais là, à notre table, et dehors, dans la nuit, c’é­tait encore la Bre­tagne, tan­dis qu’à l’in­térieur, il y avait déjà notre Paris, à nous deux. J’ai vu les sou­venirs se dis­soudre sous mes yeux, pour être rem­placés par d’autres objets. Et après, c’est toi qui es venue vers moi, avec ton dépliant. »

xxxii. autour de la table