XXV. Déesses

C’est en arrivant dans la salle con­sacrée à l’école de Fontainebleau que Nathalie eut enfin le sen­ti­ment d’avoir véri­ta­ble­ment franchi le seuil de la moder­nité. Les couleurs, les représen­ta­tions, les sujets, tout lui sem­blait plus fam­i­li­er et elle eut l’impression d’être rev­enue au pays après un long voy­age à tra­vers des ter­rains incon­nus, peu­plés de sauvages.

Ste­fan aus­si était ravi, mais pour d’autres raisons. Ce matin encore, il avait com­paré Nathalie à des déess­es, et il l’avait imag­inée d’abord en Diane, ensuite en Vénus, sans pou­voir déter­min­er laque­lle des deux expri­mait mieux l’essence de cette femme. Et voici que ces mêmes déess­es se trou­vaient réu­nies dans une seule salle, l’une placée à quelque mètre de dis­tance de l’autre, toutes les deux pleine­ment exposées à ses regards, l’ac­crochage met­tant en valeur la rela­tion entre elles en créant l’il­lu­sion d’un rap­proche­ment, comme si elles apparte­naient à un même tableau. Assis sur un banc, il pou­vait exam­in­er les femmes divines dans leurs atti­tudes si dif­férentes, rien qu’en tour­nant la tête légère­ment à droite ou à gauche. Diane, représen­tée en pleine marche, sem­blait en train de se ren­dre auprès de sa divine par­ente qui, pour­tant, ne daig­nait pas lui con­céder le moin­dre regard. Tan­dis que la tête de Diane était tournée vers la salle, ses yeux dar­d­ant son mépris vers les pas­sants, l’autre lais­sait plonger son regard au fond d’un miroir qui lui ren­voy­ait l’image de sa beauté. Rap­proche­ment ou sépa­ra­tion ? Ste­fan con­tem­pla les tableaux, atten­tif jusqu’aux détails, dans l’espoir secret peut-être de pou­voir appren­dre, à tra­vers cette étude, com­ment Nathalie était capa­ble de réu­nir des aspects aus­si dif­férents de la féminité.

École de Fontainebleau : Vénus à sa toilette (détail)
“Pour la déesse le temps n’avait rien d’effroyable…”

Vénus d’abord. Beau­coup de pein­tres avaient choisi cette pose par­ti­c­ulière pour la représen­ter, en train de se con­tem­pler dans un miroir tenu par un Amour. Pour la déesse le temps n’avait rien d’ef­froy­able, elle pou­vait donc s’abîmer dans cette con­tem­pla­tion éter­nelle sans se souci­er de jamais trou­ver les pre­miers signes de déca­dence que toute femme débusque infail­li­ble­ment en s’ex­am­i­nant, fût-ce avec des yeux domp­tés par un amour-pro­pre exces­sif. Avec ça, des formes par­faites. Même pour un Européen mod­erne, venu quelques cinq cents ans plus tard, tout sim­ple­ment par­faites. Les jambes recou­vertes d’une peau sat­inée, le ven­tre bom­bé, les seins plutôt petits mais fer­mes, le cou avec son jeu sous-cutané des mus­cles et des ten­dons, la blancheur de la peau. Une femme ravis­sante. Son atti­tude en dis­ait long sur ses rela­tions avec ce qui l’entourait : dans son univers, il n’y avait qu’elle qui comptât.

École de Fontainebleau : Diane chasseresse
« La prox­im­ité de la beauté et de la mort était trop évidente … »

De l’autre côté, Diane. Là aus­si, une femme belle au-delà de toute com­para­i­son. Encore qu’il fal­lait penser à cette vieille his­toire de pomme où elle avait dû s’avouer vain­cue face à Vénus. Coup dur pour une déesse, sans doute. Mais bon, ça, c’était des anec­dotes. Qu’est-ce qu’il y avait par con­tre à voir ? Son corps aus­si était beau, les mêmes seins, le même ven­tre rond. Le teint légère­ment plus fon­cé, les jambes plus sveltes, plus aptes à par­courir la forêt à la pour­suite de sa proie – comme il con­ve­nait à une déesse de la chasse.

On sen­tait bien que la fille de Léda n’était que de pas­sage dans ce tableau. Elle tra­ver­sait rapi­de­ment la forêt, un éclair figé par le pinceau et dont la clarté tran­chait vio­lem­ment sur le fond som­bre du feuil­lage, en com­pag­nie de son lévri­er car­ré­ment lancé en pleine course. Con­sciente des regards qui essayaient en vain de l’attraper, elle n’était occupée que de sa chas­se, dont la présence de quelques pau­vres mor­tels ne saurait la détourn­er, sauf pour le plaisir de châti­er, voire pour celui de trou­ver de plus nobles vic­times. Au pas­sage de la déesse, Ste­fan enten­dit comme un souf­fle dans les rameaux qu’elle venait d’effleurer, et d’où se dégageaient les paroles du célèbre vers con­sacré à l’o­rig­ine à Vénus : toute entière à sa proie attachée… Cette femme qui pas­sait, elle pou­vait faire peur. Incar­nant la prox­im­ité de la beauté et de la mort, son aspect se révélait trop trou­blant pour que quiconque pût se borner à l’ad­mi­ra­tion des formes par­faites du modèle.

Mais, mal­gré les simil­i­tudes extérieures, c’était surtout par le regard que les deux femmes descen­dues des hau­teurs de l’Olympe s’apparentaient. Par l’action de regarder plutôt, et par l’importance que les pein­tres, vis­i­ble­ment, y accor­daient. L’une se définis­sait car­ré­ment par son regard voué à l’éter­nelle con­tem­pla­tion de sa pro­pre splen­deur, tan­dis que l’autre était cap­tée à l’instant où elle se retour­nait briève­ment pour exam­in­er un intrus dont elle chas­serait les regards comme elle écraserait des insectes impor­tuns, l’in­trus n’é­tant autre que le vis­i­teur curieux, assis­tant mal­gré lui du spec­ta­cle de la beauté flam­boy­ante, telle une mouche venue s’im­mol­er dans les flammes. Se ten­ant devant le tableau, il était sur le point de ren­tr­er dans l’action en tant que vic­time, tel était le pou­voir du regard ter­ri­ble de Diane, déesse vierge mais pas inno­cente. Témoins tous ceux qui avaient eu le mal­heur de la sur­pren­dre. Mais est-ce qu’il y pou­vait y avoir une chose comme des regards inno­cents ? Chaque regard, n’était-il pas révéla­teur, ne pou­vait-il pas, par con­séquent, met­tre en dan­ger ? Quoi d’étonnant alors à ce que des pein­tres eussent pré­cisé­ment choisi de jouer avec ces idées-là, prémiss­es de toute peinture ?

Ces réflex­ions lais­sèrent Ste­fan trou­blé. La chas­se, la mort, l’amour. Finale­ment, les deux déess­es partageaient la même pas­sion : la chas­se. Où est-ce que cela le plaçait, lui, par rap­port à Nathalie ? Com­ment avait-il eu ces idées d’abord ? Est-ce que ces belles idol­es étaient sor­ties de la nuit des siè­cles avec la seule inten­tion de lui par­ler de mort ? Ste­fan, en proie à ces réflex­ions inquié­tantes, fut tiré de ses réflex­ions par le grince­ment du cuir quand Nathalie vint s’asseoir sur le siège à côté. Ayant fait le tour de la salle entière, elle s’en revint toute con­tente. Finale­ment, des pein­tures qui lui par­laient ! Des femmes fortes. Elle était à l’aise. Après avoir posé un bais­er bruyant sur la joue de son amant, elle lui prit la main pour l’inciter à se lever de son siège.

« Allons‑y, mon cœur, je com­mence tout douce­ment à avoir faim, et on n’est qu’au tout début. »

Gabrielle d'Estrée et sa sœur (détail)
« et le geste provo­ca­teur de la sœur prenant la mesure de la fer­til­ité de Gabrielle. »

Dans la salle suiv­ante, Ste­fan retrou­va Gabrielle d’Estrée et sa sœur. La vue de cette toile, à l’oc­ca­sion d’une pre­mière vis­ite au Lou­vre, il y avait à peu près vingt ans de cela, avait lais­sé Ste­fan sous le coup d’une impres­sion pro­fonde. Deux femmes – encore ! – dans une baig­noire, et le geste provo­ca­teur de Joséphine qui pre­nait la mesure de la fer­til­ité de sa pro­pre sœur. Ce n’était pour­tant pas ce geste aux con­no­ta­tions éro­tiques qui avait retenu le jeune homme d’an­tan pen­dant si longtemps devant le tableau, mais bien la fas­ci­na­tion qu’exerçait la tech­nique util­isée par le pein­tre incon­nu. Parce que, à regarder de près, on aurait dit que le mamel­on de Gabrielle, acquérant une dimen­sion sup­plé­men­taire sous les doigts experts de la duchesse de Vilars, sor­tait de l’e­space où l’en­cadrement était cen­sé le confiner.

« Regarde, mon amour, tétons et baig­noire, on dirait que c’est fait exprès pour nous. »

Cette fois, Nathalie ne réus­sit plus à con­tenir un fou rire. C’était bien trop fort pour cela, et le plaisir d’un sou­venir aus­si agréable lui fit mon­ter le sang aux joues.

« Écoute, mon amour, si tu con­tin­ues à me faire des remar­ques de ce genre, on se fera vir­er du Lou­vre, et pour de bon, parce que je ne saurai plus me retenir, OK ?

– Ça va, ça va, je vais me calmer » répon­dit Ste­fan qui n’arrivait pour­tant pas à sup­primer un petit sourire ambiguë.

Phillipe de Champaigne : Le Cardinal de Richelieu (détail)
Phillipe de Cham­paigne : Le Car­di­nal de Riche­lieu (détail)

Désor­mais, pro­gres­sant à tra­vers des épo­ques mieux con­nues de l’histoire de France, ils ren­con­trèrent l’héroïsme de l’époque de Louis XIII, la grandeur de celle de son célèbre suc­cesseur ain­si que le raf­fine­ment et l’érotisme dom­i­nant la cour sous le roi bien-aimé. Et comme ils étaient tou­jours sous le charme de leur pre­mière nuit passée ensem­ble, c’étaient les scènes éro­tiques de ces derniers qui les atti­raient surtout : Bouch­er et son odal­isque las­cive­ment couchée sur le ven­tre, sa peau brûlante du sou­venir des caress­es subies ; Frag­o­nard et la chemise enlevée de la fille enfant ; Diane, encore et tou­jours. Décidé­ment, c’était à croire que les pein­tres, et, à tra­vers eux, les hommes en général, étaient surtout inspirés par l’impossibilité. Une femme, déli­cieuse et impudem­ment nue, éta­lant son riche corps sous les yeux des flâneurs, mais se refu­sant éter­nelle­ment, voire châ­tiant le désir avec une cru­auté sans pareille.

Out­re les sujets qui leur rap­pelaient les scènes de la nuit passée, par­fois jusque dans les détails, Nathalie mon­tra une cer­taine prédilec­tion pour les por­traits des grands per­son­nages – le car­di­nal de Riche­lieu, Louis le Grand lui-même, Madame de Pom­padour – qui firent mon­ter à la sur­face les sou­venirs de ses cours d’Histoire avec ce qu’ils avaient illus­tré de la grandeur passée de la France. Mais la plu­part du temps, ils ne regar­daient que som­maire­ment les tableaux, il leur fal­lait quelque car­ac­tère sail­lant pour les attir­er, parce que, tous les deux, ils com­mencèrent à ressen­tir une cer­taine fatigue, ce qui ne les éton­nait pas plus que ça : ils venaient de pass­er une nuit très courte.

La pein­ture des pre­mières années du XIXe siè­cle pas­sa presque inaperçue, tant l’épuise­ment rendait de plus en plus lour­des les paupières des deux amoureux. Et ce n’était pas la sévérité du pinceau de David qui fût capa­ble de les sor­tir de leur flegme.

« J’ai très faim, Stefan. »

Il la regar­da d’un air presque effrayé. Il la lais­sait mourir de faim ! À peine lui avait-elle fait la remar­que qu’il la prit par la main, hâta ses pas et finit par trou­ver un self, au bout d’un dédale qui lui sem­blait interminable.

Comme à l’entrée, ils durent faire la queue, mais le ser­vice était assez rapi­de. Au bout d’une dizaine de min­utes, ils furent assis dans un coin assez calme devant leurs repas. Rien de spec­tac­u­laire, mais suff­isant pour pal­li­er à la faim de Nathalie. Ste­fan eut mau­vaise con­science. Nathalie n’avait pra­tique­ment rien mangé depuis hier soir. Et au lieu de pren­dre un petit déje­uner, ils avaient traîné au lit, et voilà. Le malaise de Ste­fan dut se pein­dre sur son vis­age, parce que, mal­gré sa faim, Nathalie réus­sit à arracher une par­tie de son atten­tion au jam­bon à l’os qui l’attendait suc­cu­lent au milieu de son plat.

« Ce n’est pas grave, hein ! Je ne suis pas morte de faim quand-même. »

Elle s’était bien ren­du compte de l’air gêné de son amant. Il était trou­blé, et il y avait de quoi. Ste­fan se rap­pelait trop bien une his­toire d’il y a quelques semaines. Nathalie lui avait men­ti. Mal­gré les promess­es de ne pas se faire ce coup-là. Elle venait de sor­tir d’une rela­tion très intense où, pour la pre­mière fois depuis son mariage, elle s’é­tait sen­ti de l’amour pour quelqu’un. Après une dis­pute, dont Ste­fan n’avait jamais com­pris les raisons, cet homme l’avait plan­quée, en plein jour, devant son bureau, au milieu de la foule des pas­sants. Sous le coup, elle s’était évanouie, pas­sant ensuite des heures à pleur­er, dép­ri­mant au point de ne plus pou­voir manger pen­dant plusieurs jours. Oblig­ée de s’ex­primer pour con­jur­er ses blessures, elle avait mit l’in­ci­dent sur son blog en le prê­tant à une pré­ten­due amie. Elle n’avait pas voulu inquiéter Ste­fan, mais elle finit par lui avouer la vérité quelques semaines plus tard.

Voilà ce qui le met­tait mal à l’aise. Con­nais­sant l’importance qu’elle accor­dait au fait de manger, et sachant quel lien exis­tait entre la souf­france et le refus de la nour­ri­t­ure, il avait nég­ligé cette infor­ma­tion, et il s’en voulait. En plus, il savait à quel point Nathalie était à l’écoute des besoins de son entourage, elle qui maîtri­sait l’art de se branch­er sur les autres pour devin­er leurs moin­dres pen­sées. Cela lui per­me­t­tait d’aller au-devant d’eux et de leurs désirs sans qu’ils eussent besoin de les for­muler. Elle avait mis longtemps à se ren­dre compte du fait que c’était là une fac­ulté rare, et que ce n’était pas par mau­vaise volon­té si les autres n’agissaient pas de la même façon envers elle. Le silence de Nathalie était chargé de mes­sages. Incon­sciem­ment, elle avait acquis l’habitude d’exprimer ain­si une par­tie de ses besoins, parce qu’elle savait déchiffr­er les mes­sages sans paroles des autres, envoyés trop sou­vent à leur insu. Mais Nathalie, par­lant dans le noir, se demandait pourquoi ses appels ne rece­vaient pra­tique­ment jamais de réponse. Elle fut triste quand elle décou­vrit enfin la rai­son. La plu­part des hommes et des femmes n’avait tout sim­ple­ment jamais eu l’oc­ca­sion de dévelop­per une sen­si­bil­ité pour cet éther humain, et de cul­tiv­er leurs capac­ités en con­séquence. Tan­dis que, pour elle, l’espace entre les êtres réson­nait de paroles non pronon­cées, il était vide pour les autres, sourds au lan­gage éthéré des êtres plus fine­ment constitués.

Nathalie était donc du nom­bre de ceux qui étaient capa­bles de le capter, tout comme Ste­fan. Mais il y avait loin entre recevoir un mes­sage et le com­pren­dre, voire réa­gir en con­séquence, et Ste­fan com­prit qu’il fal­lait tra­vailler là-dessus. Mais bon, ils en étaient au tout début de leur rela­tion, et il leur resterait de longues années pour appren­dre à s’accorder l’un sur l’autre. Pour l’instant, Ste­fan, après avoir, pen­dant un instant, imag­iné à quoi devait ressem­bler l’espace entre Nathalie et lui-même, éprou­va un immense plaisir à voir sa maîtresse assise à la même table que lui. Un énorme sourire fit ray­on­ner sa fig­ure, et au lieu de lui par­ler, il cares­sa la main qui tenait la fourchette.

« Je t’aime. »

Il n’y avait pas moyen de compter le nom­bre de fois qu’ils se l’étaient dit ces dernières semaines, mais chaque fois en rajoutait encore au bon­heur que cette phrase si sim­ple leur fai­sait éprou­ver. Nathalie avait légère­ment trem­blé au con­tact des doigts de son amoureux, presque imper­cep­ti­ble­ment, mais assez pour­tant pour qu’il pût se ren­dre compte du flux d’énergie qui venait de s’établir entre eux.

xxvi. la nuit se prépare