Peu à peu, le quai se vidait, et le flot des gens qui se retiraient laissait émerger les corps des deux amants. Restés seuls sur la plateforme, des rochers se dressant au milieu d’espaces déserts, la tendresse, rassurée par la gage d’une présence éternelle, prit des formes plus réticentes, moins sauvages, et leurs baisers devenaient moins profonds, moins étendus, aux jeux des langues enlacées succédaient de tendres effleurements des lèvres, des caresses rapides et douces sur la joue. Leurs bouches lentement se séparaient. Ils prirent du recul pour avoir plus de loisirs de se contempler. Leurs regards exprimèrent le bonheur et la surprise de s’être enfin rencontrés.
Stefan, légèrement embarrassé par la violence qui s’était dégagée de leurs étreintes, se baissa pour prendre la poignée de la valise. Il voulut adresser la parole à Nathalie, mais les sons qui sortirent de son gosier ne ressemblèrent que vaguement aux sonorités du Français. Il dut se racler la gorge, une fois, deux fois, avant de pouvoir finalement terminer sa phrase : « On y va ? »
Nathalie acquiesça, et Stefan lui indiqua l’escalier qui descendait vers les niveaux inférieurs où circulait le RER. D’un geste tout à fait naturel, Nathalie chercha la main libre de son amant, et ils se mirent en marche, doucement, en prenant leur temps, savourant chaque marche, chaque pas qu’ils firent ensemble.
Comme Stefan venait de passer une bonne partie de sa journée à Paris, à se renseigner sur les trajets des lignes de métro et les correspondances, il savait quels panneaux il fallait suivre, où acheter les billets et où descendre. Malgré la lenteur de leur progrès, interrompu par des échanges de regards et de mots, et ponctué par des serrements de mains, ils ne mirent pas plus que dix minutes pour couvrir la distance qui séparait les quais de la SNCF de ceux du RER.
Chaque fois que Stefan entrait dans une des stations souterraines de Paris, il était surpris d’y retrouver cette même odeur légèrement sulfureuse qu’il y avait déjà sentie pendant sa toute première visite à Paris. Il avait parfois songé à s’informer à propos de son origine, mais l’intérêt n’avait jamais été assez pressant pour le faire persister. Il se demanda si ces relents aux origines inconnues infestaient les couloirs sous-terrains depuis leur construction ou si un événement ultérieur en avait été la cause, mais l’arrivée d’un train quelques instants plus tard lui fit abandonner ces réflexions. Le trajet, d’une vingtaine de minutes, fut employé à se raconter, main dans la main et les yeux rivés les uns sur les autres, des choses insignifiantes à propos de leurs voyages respectifs. Pendant qu’ils papotaient, ils essayaient de deviner à quoi pouvait ressembler l’autre sous l’épaisse couche de vêtements. Les quelques bribes de peau nue fournirent des points de départ de conjectures délicieuses.
Les mains de Nathalie, avec ses doigts légèrement teintés de rouge, et qui n’étaient pas des mains d’une fille élevée en ville, mais bien celles d’une femme qui savait ce que c’était que le travail manuel. Ses lèvres pleines qui annonçaient sa sensualité, ses yeux qui pétillaient de plaisir, d’impatience et d’intelligence, sa poitrine qui se soulevait doucement au rythme de son souffle, ses jambes qui se dessinaient sveltes mais fortes sous son pantalon moulant, ses cheveux qu’elle portait longs et ouverts et dont Stefan respira l’odeur quand il approcha son visage du sien pour lui faire un câlin tout doux qui laissait entendre qu’il devait déployer beaucoup de force pour se retenir.
Les yeux de Stefan, très foncés, presque noirs, qui semblaient avaler la lumière que Nathalie leur envoyait, ses cheveux grisonnants, coupés très courts, ses doigts aux phalanges plutôt courtes, et dont l’annulaire de la main droite portait encore l’empreinte de l’alliance qu’il avait enlevée avant de monter dans le train, ses lèvres qui laissaient deviner le plaisir qu’il répandrait sur la peau de son amante, les veines sur le dos se ses mains à travers lesquelles le sang pompait la chaleur qui montait de son corps et dont il enveloppait déjà Nathalie, la fossette au milieu de son menton où Nathalie brûlait d’envie de poser sa langue.
Au bout de vingt minutes, la rame les déposa à leur destination : une ville grise et peu remarquable de la banlieue proche de Paris, à proximité du Bois de Vincennes. Le ciel pesait sur les maisons, malgré le scintillement de quelques étoiles que les lumières de la Métropole et le flot de nuages n’avaient pas réussi à éclipser. Le froid émanait de partout, des rues décolorées, des murs de la station, des immeubles qui se dressaient ternes le long de la rue principale que Nathalie et Stefan devraient emprunter pour se rendre à l’hôtel. Du macadam aussi d’où il se glissait sournoisement dans les chaussures et dans les pantalons pour lentement grimper le long des jambes.
« On attend le bus ou on va à pied ?
– C’est loin ?
– Pas trop. Dix minutes ? Mais tu dois être fatiguée après le voyage, non ?
– Ça va. Une petite promenade ne me dérange pas. »
Ils partirent, Stefan en charge de la valise, sa main dans celle de Nathalie, tous les deux essayant de se rapprocher le plus possible l’un de l’autre sans mutuellement entraver leurs pas.
Il y avait peu de circulation à cette heure-ci. Quelques voitures passèrent, mais elles se perdirent dans le noir, malgré leurs phares qui essayaient de couper l’obscurité en tranches plus maniables. L’air tranquille de la nuit d’hiver résorba le bruit des moteurs et laissa seuls subsister le froid, le silence et les ténèbres. Tout concorda à renfermer les amants sur eux-mêmes, à concentrer leur attention et à les ramener toujours au même point de départ : l’autre.