Qu’est-ce qu’il peut faire froid à Paris au mois de Janvier. Et pourtant, on en a vu, de la neige, cette année. Stefan fit le tour du hall, à la recherche d’un endroit un peu plus avenant, un peu plus chaud, pour y passer le temps qui le séparait d’elle. Rien. L’air glacé avait envahi cette gare toute entière, et les palmiers dans leurs caisses démesurées semblaient se moquer de la foule frileuse à leurs pieds. Gare de Lyon, franchement, c’est dérisoire, un tel nom par un temps pareil, pensa Stefan. Il partit pour l’escalier qui allait le mener aux niveaux inférieurs, dans l’espoir que les couloirs du métro avaient pu garder des relents de la chaleur des gens qui y passaient par milliers. En vain. OK, il y avait le vent en moins, mais cela n’aidait pas vraiment. Et en plus, il voulait rester le plus près possible des quais. Encore une malédiction pour la SNCF. Pas fichus d’annoncer le quai à l’avance, ces gars-là. Incroyable pourtant que d’obliger les gens à cailler ainsi pendant des heures. Une fois arrivé à la gare, il y a une heure, il avait appris qu’il y avait deux complexes de voies destinés à l’arrivée des trains – et, pour faire plus joli, ils se trouvaient à des côtés opposés du bâtiment. Depuis, il n’avait pu se résoudre à prendre le risque de voir annoncer l’arrivée du train dans la partie où lui ne se trouverait pas. Et faire un tel trajet dans quelques minutes ? Pas moyen. Alors, il restait dans le froid, à guetter l’instant magique où les lettres du grand tableau des arrivées allaient enfin annoncer le train qu’il attendait depuis des heures. Encore que réellement, il l’attendait depuis des mois. Ses pensées divaguaient, partaient à la dérive, à la rencontre de ce TGV qui fonçait à travers la nuit glaciale. Elle y serait. Voiture 6… Il se le répétait, encore et encore, comme un talisman entre lui et un avenir sans elle. Des panneaux rappelaient un peu partout la défense d’accéder aux quais à toute personne non munie d’un billet valable et composté. Cela le fit hésiter pendant quelques instants. Est-ce qu’il avait le droit d’aller la chercher à la sortie de sa voiture ? Et quel serait l’ordre de celles-ci ? Il rumina ces questions futiles pendant plusieurs minutes. Après avoir renoncé à trouver une réponse quelconque, il réalisa qu’elles avaient au moins servi à lui faire oublier le froid.
Le cliquetis des lettres roulantes lui rappela le tableau et attira son attention sur les arrivées qu’on y annonçait. Les trains étaient tous à l’heure. Le sien aussi ? Le ballet des lettres avait fait changer de colonne le train de Montpellier. Indiqué en bas à gauche maintenant, il n’y avait plus qu’une demie heure entre elle et lui. Mais toujours pas de quai à côté des autres données. Stefan soupira et décida de faire, une énième fois, le tour du hall.
Les palmiers avaient vu de meilleurs jours aussi, songea-t-il en repassant devant leurs caisses peu hospitalières. Il y en avait un qui lui paraissait mort, mais en vrai Teuton, il n’était pas très fort en matière de palmiers. Tout était fermé à cette heure-ci, sauf la petite librairie, où il aurait peut-être trouvé un refuge temporaire s’il n’avait pas apporté le bouquin qu’il était en train de lire : Aurélien, de Louis Aragon. « Le plus beau roman d’amour d’Aragon », prétendait le texte sur la couverture. C’est ce que l’on va voir, lança Stefan à la tête imaginaire du type du marketing, responsable de telles niaiseries.
Il trembla rien qu’à l’idée de s’installer sur un des bancs, immobile et livré au froid qui pénétrait partout et contre lequel le mouvement continuel était le seul remède. Au-dessus de sa tête, le cliquetis se fit de nouveau entendre. Il leva les yeux vers le tableau. Les lettres étaient encore en train de s’ordonner pour éplucher le nom de Montpellier quand il entendit l’annonce du haut parleur : « Le TGV numéro 6220 en provenance de Montpellier va entrer en gare, quai H. Je répète… » Inutile de répéter. Stefan avait compris et il fonça vers ce quai H. Il ne se posa plus la question maintenant s’il avait le droit d’y pénétrer. Il traversa la bande qui le séparait du hall et avança vers la tête du quai. Après une cinquantaine de mètres il passa à côté d’un diagramme qui indiquait la composition du train. Effectivement,ils avaient opté pour un ordre croissant des numéros. Bêtement simple, et si efficace. Stefan repéra l’endroit où se trouverait la voiture 6 et mémorisa la borne qui l’indiquait : S. Il partit à la rencontre du TGV pour avancer de quelques millièmes de secondes l’instant où il allait enfin la voir, la bête énorme qui venait de parcourir 500 kilomètres pour lui amener la femme qui hantait ses jours et ses nuits depuis des mois. 21 h 49. Dix minutes encore. Ce fut pourtant au bout de trois minutes seulement qu’il vit approcher les phares. Ils déchirèrent l’obscurité qui régnait au-delà des quais et où s’engloutissaient les voies, les trains et les passagers, une fois sortis du refuge que leur offrait la gare.
En arrivant près de la gare, le TGV avait considérablement réduit sa vitesse. Sur les derniers mètres, Stefan eut l’impression de le voir progresser au ralenti. Même en y réfléchissant de près, Stefan n’aurait pas su donner de détails sur le train. La seule chose qui se fût ancrée dans sa mémoire,c’était le silence de la machine qui avançait. Depuis sa jeunesse, il avait gardé le souvenir du bruit infernal d’un train qui entrait en gare, du grincement assourdissant de ses freins et des roues métalliques qui martyrisaient les rails. Ici, rien, ou presque. Le seul son un peu sinistre provenait des voies que le poids de l’engin comprimait assez pour leur faire pousser un gémissement à peine audible.
Puis, tout mouvement cessa. Le train était arrivé. Quelques instants après, les portes s’ouvrirent pour laisser passer les premiers voyageurs. Stefan, debout sous le grand « S », tendit le cou et se mit sur ses orteils pour se faire plus grand et pour regarder au-dessus des têtes des voyageurs qui sortaient lentement de la voiture. Il chercha les femmes et les dévisagea. Et s’il ne la reconnaissait pas ? Il n’y avait pas de raison pourtant. Bien sûr, il était myope, mais il portait ses lunettes. Et puis, il y avait les photos. À force de les contempler, les moindres détails de son visage s’étaient gravés dans sa mémoire – et une bonne partie de ses neurones n’avaient été consacrées qu’à ça. Il dut sourire face à sa panique infondée. Peu importe, il eut peur de la rater.