Autour d’eux, dans les ruelles de cette partie peu fréquentée du Quartier Latin, régnaient le silence et l’obscurité, à peine interrompus par l’écho expirant des pas d’un passant ou la pâle illumination des quelques enseignes qui échelonnaient la descente vers la rue des Écoles. Comme des bribes de souvenirs et des bouts de conversation continuaient à retentir dans leurs têtes, ils ne se rendaient pas compte de ces absences, pourtant au moins inattendues dans une ville comme Paris. Quand ils débouchèrent, au bout de quelques minutes tranquilles, sur le Boulevard avec ses lumières, son animation et sa foule bruyante, ils durent s’arrêter pour digérer ce changement trop abrupt. Les trottoirs y étaient remplis des passants du samedi soir, à la recherche de quelque plaisir ou d’un peu de compagnie, et un cortège de voitures, de bus et de motos encombrait la chaussée de sa lente procession mécanisée. L’heure n’était pas encore très avancée et Nathalie, ne pouvant résister à la tentation des étalages, s’attardait devant les vitrines. Stefan, jouissant de la proximité de la femme aimée, de la solidité du corps qu’il sentait bouger à côté du sien et dont il respirait avidement les parfums, en profita pour se remplir la tête des images de ce paysage urbain. Paris faisait partie de ses souvenirs de jeunesse, et malgré le fait qu’au bout de deux ou de trois jours, il en avait assez de cette ville éternellement grouillante, il adorait y revenir. Il respira profondément, et l’air de la capitale, chargé des effluves de la civilisation ainsi que de la mémoire de ses années de jeunesse, passa le long de ses trachées, envoya, au passage, quelques molécules vers les cavités de son nez, et vint finalement gonfler ses poumons. Des souvenirs, anciens et récents, enrichis par les exhalaisons de la femme dont la volupté le fit tressaillir, inondèrent ses artères. Sa façon de percevoir la ville en fut changée à jamais. Les phares des voitures, les enseignes lumineuses et l’illumination des bâtiments se confondirent avec les étincelles qui nageaient dans les prunelles de Nathalie et Stefan se sentit enveloppé par la chaleur qu’elles dégageaient. Le bruit des moteurs, le murmure de la foule, les voix à demie comprises des gens qui passaient, se superposèrent à la voix de Nathalie qui lui parlait de mode et de courses et la ville acquit une sonorité qui berça l’âme de Stefan comme la mer aurait fait de son corps abandonné au rythme des vagues.
Finalement avalés par une bouche de Métro, ile entrèrent dans le réseau souterrain de Paris, aussi animé que ses rues. La ville avait poussé des couloirs et des passages à travers le sol, comme pour s’y enraciner et communiquer sa force vitale à la terre même sur laquelle elle poussait depuis des millénaires. La rame débordait de voyageurs, et Nathalie et Stefan durent passer une bonne partie du trajet debout, collés l’un contre l’autre, jusqu’à ce que le Métro les dépose Gare de Lyon où le RER se chargea de les convoyer vers leur destination.
Un bon quart d’heure plus tard, le train les déposa à la gare RER de Joinville-Le-Pont, et ils empruntèrent la route qui enjambait la Marne et passait, de l’autre côté de la rivière, devant leur hôtel. Il s’était mis à bruiner et les rues de la petite ville de banlieue étaient presque désertes. Les rares passants étaient pressés de gagner au plus tôt leur destination, mal protégés par leurs parapluies contre une humidité transportée par l’air même, omniprésente, et qui se glissait à travers les multiples couches de vêtements. Le blouson de Nathalie, rempli de duvets qui la protégeaient des coups d’air froids, reluisait d’humidité, et le manteau de Stefan se couvrait de minuscules gouttelettes qui adhéraient aux rugosités de la laine.
Main dans la main, malgré le froid, ils descendaient la rue qui menait vers le pont. Les images et les impressions de la journée constituaient le fond de la conversation sur lequel se développaient les propos des deux amants, et leurs remarques se rapportaient aux tableaux du Louvre, aux mélodies de Chopin, à l’ambiance dans la petite église, au repas de ce soir ou aux souvenirs de Paris qu’évoquait l’antiquité des murs dont le Coupe-Chou était le dernier hôte en date.
La Marne était encaissée sur ses deux rives par de longues rangées de bâtiments qui s’étendaient à perte de vue. Leurs fenêtres barricadées dégageaient très peu de lumière et leurs façades grises bloquaient toute luminosité que le voisinage de la métropole aurait pu y faire parvenir. L’obscurité se concentrait au-dessus de la rivière dont les eaux froides absorbaient toute vestige de lumière qui y sombrait dans un dernier scintillement de la surface. Au ras des eaux, il n’en restait pratiquement plus aucune trace que les prunelles de Nathalie ou de Stefan auraient pu recueillir. Flasques de clarté, frappant les yeux par le contraste, les fenêtres illuminées de l’hôtel présentaient aux deux promeneurs comme une sortie vers laquelle tout mouvement tout naturellement se dirigeait. Nathalie ralentit pourtant ses pas et tira Stefan vers le garde-fou. Elle s’y accouda et se mit à regarder les flots, à suivre leur mouvement vers la Seine et, plus loin, la mer. Sur la rive gauche, dans la bande étroite entre le bord de l’eau et le front de l’usine, étaient coincés quelques arbres dépouillés. L’action concerté des tempêtes et du gel en avait arraché plusieurs grosses branches, et comme les agents municipaux n’avaient pas encore fait le ménage printanier, elles étaient restées là où les crues de l’hiver les avaient déposées et elles y servaient de perchoir aux oiseaux aquatiques qui s’y reposaient entre deux tours de chasses ou en profitaient pour guetter le passage de quelque poisson. De temps en temps, on entendait le cri d’un cormoran, le rire d’une mouette ou des coups d’aile suivis du bruit de l’eau que battaient les pieds d’un oiseau palmipède prenant son élan avant de s’envoler. L’abîme qui s’étendait à leurs pieds fourmillait de vies cachées. Les vestiges d’une lumière précaire en arrachaient parfois des détails, mais ils étaient destinés à disparaître bientôt, engloutis par cette eau obscure, tandis que la vie secrète continuait ses évolutions.
C’est cette vie-là que guettait Stefan. Il regardait droit devant lui, sans pourtant pouvoir fixer un point précis au milieu de cette masse sombre dont le mouvement continuel emportait jusqu’aux regards. Quand-même, il eut le sentiment de lentement enfoncer ses regards, tels des clous sur lesquels s’abattaient les coups répétés, désespérés, d’un marteau manié avec la force du désespoir. Mais au-dessous de la surface de plomb qui réfléchissait le terne anthracite du ciel couvert de nuages, l’attendait un mécanisme qui dépassait toutes les forces qu’il pourrait jamais espérer de rassembler. Stefan sentit ses regards s’embrouiller, pris dans le mouvement lent mais inexorable d’une machinerie inhumaine et qui ne faisait aucun cas de tout ce qui lui était extérieur. Les rouages, entr’aperçus au fond de l’abîme, continuaient leurs évolutions, tirant sur le faisceau lumineux qui s’échappait des yeux de cet homme soudain solitaire, pris sans retour dans l’engrenage. Stefan comprit que le monde entier y tournait avec lui, emporté dans un tourbillon où ils iraient tous sombrer à la fin, lui, Nathalie, tous les autres. Le vertige monta de dessous le pont, le sol à ses pieds vacillait, quand il entendit la corde surmenée de son nerf optique se briser. Dans le bruit qui en résultait, résonnait toute la misère des prisonniers amenés à cette place de Grève aux dimensions surhumaines, jetés en proie à cette machine à broyer les vies dont l’existence ne fut révélée qu’aux plus malheureux.
Du noir tout autour, après la lumière aveuglante qui avait accompagné l’éclatement infernal. Du noir partout, mais Stefan se rendit compte que c’était la nuit dans laquelle il continuait à regarder. Ses yeux suivirent le cours de la rivière tout comme ceux de Nathalie, toujours accoudée à la balustrade, à côté de lui. Il se demanda brièvement si, en regardant l’eau qui passait, elle cherchait à retarder leur arrivée, mais il se remit bientôt à contempler l’obscurité, à l’écoute de la vie secrète qu’il sentit bouger au fond de ses propres abîmes. Ses pensées en parcoururent la surface, nourries par ce qu’elles réussirent à arracher aux profondeurs par des plongées subites. Mais la nature de ce qu’il y avait de caché lui échappait. Parfois, un rayon de lumière, échappé d’on ne sait où, plus intense, fit pénétrer son regard plus loin, et c’était là des instants qu’il ne contrôlait aucunement et qui lui montraient des brins de souvenirs – juste assez pour deviner la masse inextricable dont ils faisaient partie, sans le moindre espoir de la démêler pourtant. La présence de Nathalie, ou peut-être plutôt les sentiments que cette présence faisait naître, semblait favoriser ces émergences, ces coups subits de projecteur qui le confrontait aux entrailles qui tremblotaient dans les profondeurs, dans leur chaleur animale d’intestins.
Stefan ne supporta plus le silence qui se prolongeait et qui menaçait de l’emporter avec l’eau qui passait noire et glaciale sous ses pieds :
« Tu me fais voir des choses, Nathalie. – Il y a, au fond de moi, comme un grouillement, un infini d’émotions et de sentiments que je sens bouger. Et depuis que je suis avec toi, je vois parfois surgir des détails. Je ne sais pas si cela doit m’effrayer, mais en sortant de telles visions, je me sens pris par une nausée. C’est comme ce qui m’est arrivé tantôt quand tu étais aux toilettes, au Coupe-Chou. Des souvenirs engloutis depuis très longtemps mais qui continuent à opérer sur moi. Ils ont le pouvoir de me capter entièrement, de m’enlever du présent et de me faire revivre le passé, au point d’en faire un présent renouvelé. Quand tu es revenue vers moi, tu semblais littéralement sortir du bol de cidre que je tenais dans les mains. »
L’absurdité de l’image qu’il venait de décrire le fit pousser quelques coups de rire et le baume du comique se répandait sur une plaie rouverte, plaie dont il avait refoulé le souvenir sous l’épais tissu cicatrisé.
« Je ne savais pas que quelqu’un pouvait exercer un tel pouvoir sur un autre. Avec toi, tout semble être investi de celui de m’emmener loin. Ou de m’enlever plutôt. »
Pendant de longs instants, Nathalie ne dit rien. Elle resta immobile à côté de son amant, une main dans la poche de son manteau, l’autre dans celle de Stefan, immobile elle aussi. Elle sembla perdue, là, sur le pont, les yeux tournés vers la rivière qui s’en allait. Stefan se demanda ce qu’elle pouvait bien voir, elle, bouger au fond de ses abîmes à elle. Puis, un tressaillement la parcourut. Stefan sentit sa main vibrer, et ses doigts se crisper sur les siens. Elle détourna ses yeux du spectacle de la nuit et regarda l’homme qui se tenait debout contre le parapet, à côté d’elle.
« Moi aussi, je vois des choses, mais ce sont des choses de l’avenir. C’est positivement quelque chose qui m’effraie. Toi, une fois la vision passée, tu peux comparer, essayer de savoir si ce que tu as vu correspond à ce que tu as vécu, mais moi, je dois m’y fier – ou la rejeter, en attendant de savoir si une réalité quelconque va finalement s’en dégager. Avant d’avoir accepté de venir te rejoindre à Paris, je nous ai vus. J’ai vu une rivière nous emporter, mais pas la destination. Et je ne sais pas non plus si l’un de nous va sombrer avant d’arriver où que ce soit. J’ai eu peur de donner naissance à un nous dont je ne sais pas s’il va persister. Mais j’ai eu encore plus peur de passer à côté de quelqu’un dont je sens qu’il m’aime comme j’ai toujours voulu être aimée. C’est pour cela que je suis venue.
– Est-ce que c’est la rivière qui fait surgir ces idées ? C’était à force de la contempler que j’ai eu un aperçu de l’immense machine qui nous tient enchaînés pour nous broyer et nous engloutir le jour venu.
– C’est peut-être plutôt le pont. On passe sur quelque chose qu’on doit éviter. Et en même temps, il faut y passer sous peine de ne pas pouvoir arriver. Et il faut se résigner à subir les influences auxquelles on s’expose en mettant ses pieds dessus. C’est d’abord l’horizon assombri qui m’a attirée. Et ensuite, je me suis laissée emporter par l’eau dans son voyage. Portée par elle, j’ai traversé des villes et des villages qu’elle arrose. J’ai vu passer la procession des paysages, des bâtiments, des usines. J’ai vu des voitures et des passants sans nombre emprunter la route qui me longeait. Je me suis confondue avec l’eau et je me suis sentie tirée en longueur pour couvrir toutes ces distances que l’eau parcourt doucement coulant. Mais je n’ai pas vu de fin à ce parcours. C’est peut-être parce qu’il n’y en a pas, de fin. J’ai senti ta présence – en moi. Je te portais, mais je ne sais pas si je te perdais en cours de route. Un moment, je te sentais, et puis, il y avait autre chose. J’ai eu trop peur de pousser plus loin, et je suis revenue sur le pont. »
Elle cessa de parler, et ferma les yeux comme pour vouloir s’assurer de son intégrité. Le silence s’amoncela autour d’eux sans pour autant pouvoir percer le mur de tendresse que l’amour venait de construire autour d’eux. Après une petite pause, elle rajouta, en guise de conclusion :
« Tu sais quoi ? C’est le souvenir du violoncelle qui m’a ramenée vers toi. »
Une légère rougeur couvrit son visage que Stefan devina plus qu’il ne le vit dans la nuit. Il mit son bras autour de ses épaules, qu’il sentit frissonner sous le froid qui les assiégeait. Il regardait toujours couler la rivière au-delà du pont. Les reflets de quelques réverbères isolés, s’étirant comme un collier amorcé le long de la rive, dessinaient sur l’eau des flaques de clartés qui illuminaient des bouts de branches et le passage des vaguelettes.
« J’ai beaucoup aimé l’énergie que cet homme a dégagé. Et qu’il a su imprimer à son instrument. Je l’ai senti vibrer. L’air qui m’enveloppait dans l’église était à l’unisson avec ce violoncelle. Et quand je me suis sentie emportée trop loin, j’ai pensé à ce cocon de molécules. Et j’ai su échapper à ce mouvement liquide pour me retrouver, immobile, avec toi. Toi que j’aime. »