Stefan, arrivé au terme de son petit discours, se tut. Légèrement embarrassé par ce qu’il venait de raconter, ne sachant trop comment occuper ses mains, il se mit à jouer avec le verre de vin dont il tournait sans cesse la tige entre les doigts. Nathalie avait ramassé le dépliant en question, laissant courir les pages entre ses doigts sans pourtant se rendre compte de ce qu’elle faisait. Ils se turent tous les deux jusqu’à ce que l’arrivée du garçon interrompît le silence. Il apporta la bouteille de vin et la présenta à Stefan. Celui-ci la regarda, sans vraiment comprendre ce qu’on lui voulait, la tourna entre ses mains, fit semblant de lire l’étiquette et fit un hochement de tête en direction du garçon. Il espéra que cela voulait dire que c’était bon et qu’il pouvait continuer la cérémonie. Sa petite comédie eut l’effet escompté : le petit homme agile déboucha la bouteille et versa un peu de son contenu dans le verre de Stefan. Nathalie observa la scène, un petit sourire presque moqueur sur les lèvres. Elle profita de ce que le garçon se tournât pour un instant vers la table voisine pour désigner le verre à son amant :
« Vas‑y, tu dois essayer pour voir si c’est bon. »
Stefan, qui pour une fois, et malgré tout son amour pour la France, se sentait véritablement dépaysé, leva le verre. Il l’agita légèrement et aspira les molécules que le liquide scintillant lâchait dans l’air. Il s’en remplit les narines. Puis, il trempa ses lèvres dans le vin peu acidulé dont la fraîcheur et l’arôme réticent, marin, furent les bienvenus. Il eut recours au même procédé dont il venait d’user avec un si beau succès : hochement de tête, accompagné d’un sourire pour signaler sa satisfaction. Même résultat, sans doute, car le garçon remplit leurs deux verres, posa la bouteille à côté et s’en alla.
La petite distraction avait contribué à ancrer Stefan plus solidement dans le monde retrouvé où existait Nathalie. Il était toujours sous l’empire des images du passé et des conséquences de leur soudaine irruption. Mais, peu à peu, le fantôme d’Isabelle pâlissait tandis que le visage de Nathalie sortait de plus en plus net du brouillard presque breton de ses souvenirs. Au lieu de parler, il leva son verre et le rapprocha de celui de Nathalie, l’invitant à faire de même.
« À la tienne, mon amour. »
Ils trinquèrent et ils burent. Une fois les verres posés, Stefan fixa les yeux de la femme et essaya d’y retrouver un reflet de ce qu’elle pensait.
« Nathalie ? Je t’aime. »
C’est tout ce qu’il put sortir. Il baissa les yeux et, embarrassé, reprit son verre pour prendre une autre gorgée de vin.
« Je sais, mon amour, et moi aussi, je t’aime.
– Tu sais, cela m’effraie un peu. Une autre réalité qui s’impose tellement, au point de te faire tout oublier, de carrément devenir un autre. Je me demande si toi, tu vas durer. Si notre histoire est la « bonne », celle qui va rester au bout des rêves.
– Ce qui compte, c’est d’en garder le souvenir. Même si je me dissolvais maintenant, même si, demain, je partais pour ne jamais revenir, même si mon train avait un accident et que je mourais quelque part loin de toi, le souvenir va rester. Il nous appartient désormais. Moi, je t’appartiens désormais, sans pouvoir plus jamais t’échapper.
– Je ne veux pas que tu partes jamais, mon amour. »
Ces derniers mots furent dit très doucement, d’une voix à peine intelligible. Nathalie ne répondit pas. Stefan regardait devant lui. Il n’osa pas lever les yeux, de peur de trouver la place vide, de peur, aussi, d’entrevoir son avenir dans les sombres yeux de Nathalie.
Elle garda le silence, se contentant de serrer la main de son amant entre les siennes pour lui faire comprendre qu’elle était là, bien présente, une femme en chair et en os. Ce fut le garçon qui rompit le silence. Le garçon, qui avait l’art d’arriver aux instants qui se prolongeaient trop et risquaient de se révéler embarrassants. Il apporta l’entrée et leur souhaita un bon appétit.
Stefan prit un morceau de pain dans la corbeille. Il détacha une mince tranche de poisson à l’aide de sa fourchette, trempa le pain dans l’huile qui recouvrait le saumon, essaya le poisson et le trouva excellent. Excellent au point d’hésiter de manger le pain pour faire durer le plaisir de ce premier contact du poisson mariné et de ses papilles gustatives. Nathalie le scrutait tout en se servant copieusement dans son assiette. Elle adorait ce plat. La viande crue lui donnait l’impression d’entrer en contact avec la substance vitale d’un autre être. Il y avait du sauvage là-dedans, quelque chose venu sournoisement se glisser au milieu du monde civilisé depuis la nuit des temps. Un plaisir qui frôlait l’inavouable. Nathalie vit très distinctement le plaisir se dessiner sur le visage de Stefan.
« Tu aimes ?
– Oui, c’est très bon.
– Tu en as déjà mangé ?
– Non, jamais.
– C’est spécial, et il y en a beaucoup qui n’oseraient pas.
– Ils se privent de quelque chose alors. »
Nathalie leva les yeux, très consciemment, et les fixa sur ceux de Stefan. Elle embrocha une fine tranche de saumon et la mit dans sa bouche. Ses dents et ses lèvres se fermèrent sur le morceau. Elle attendit un petit instant, pendant que sa langue tâtait la texture de la chair, et retira très lentement sa fourchette d’entre ses lèvres fermées. Manger cette viande crue, en présence de l’homme qu’elle aimait, c’était presque une communion, ressentie comme un véritable acte sexuel. Elle ressentit une envie folle de faire l’amour – à l’instant même, n’importe où – qu’elle n’arrivait que très difficilement à contenir. Elle réussit pourtant à refouler cette volupté envahissante, en changeant radicalement de sujet :
« Merci encore pour ce magnifique présent, mon amour. Tu m’as offert de beaux souvenirs.
– Merci de l’avoir accepté. Tu sais que je n’ai jamais trop aimé Chopin jusque-là ?
– Dis donc, c’est vrai, ça ?
– Si je te le dis… Et pas le seul Chopin, mais pratiquement toute la musique de chambre. Je ne sais pas trop, mais je crois que c’est à cause de mon père. Je le vois encore qui écoutait, pendant des heures, des sonates de piano pendant qu’il travaillait, et cette musique, je la trouvais insupportable. Elle m’a tellement rempli de tristesse que c’était à me gâcher une journée entière. C’était triste, c’était morne, c’était lugubre. Ce qui est bizarre quand-même, parce que j’ai très tôt découvert mon goût pour la musique classique, soi-disant sérieuse. Et sur un parcours qui a débuté par des morceaux facilement accessibles, j’ai poussé jusqu’aux grands compositeurs russes du XXe siècle. Qui demandent une certaine expérience, une oreille adaptée. Mais la musique de chambre, Chopin, Liszt, Schumann, Brahms – jamais. Jusqu’à ce que tu me parles sur MSN et que tu me dises que tu étais en train d’écouter du Chopin. Tu te souviens ? Tu m’as envoyé un lien vers un morceau sur YouTube.
– Oui, je me souviens, bien sûr.
– Et c’est à cause de cela que je t’ai offert le CD après.
– Ainsi que le chocolat – qui était délicieux d’ailleurs.
– Ainsi que le chocolat. Et depuis, la musique de Chopin est liée à toi. C’est devenu indissociable, et c’est ce qui m’a fait avancer d’un grand bond. Depuis, j’adore cette musique et j’en demande encore et encore.
– Je t’ai fait avancer sur ton chemin… J’aime cette idée.
– Tu sais que c’est sans doute une autre façon de te convoiter, toi ? Et d’en demander encore et encore ? »
L’envie que Stefan ressentait au bout de ce dialogue s’exprimait dans ses yeux et dans son sourire, ce qui lui donnait un air quelque peu affamé. Nathalie, qui venait d’échapper aux tentations de la volupté, était très consciente de ce qui se cachait derrière ces mots apparemment innocents. Elle leva son verre pour donner un autre cours à leurs idées et à leur conversation :
« Aux pouvoirs civilisateurs de la femme !
– À toi donc, Nathalie. »
La voix et l’expression de Stefan étaient empreintes d’une telle solennité que Nathalie dut lutter pour contenir l’hilarité qu’elle sentit se manifester autour de ses lèvres.
Heureusement, le garçon passa à côté pour s’assurer que tout allait bien, et Nathalie profita de la distraction pour se donner plus de contenance.
« Tu me sers du vin, s’il te plaît, mon amour ? »
Stefan, dont l’attention était restée tout entière à ce que venait de lui dire sa compagne, sortit de son quasi-rêve et remplit le verre que Nathalie lui tendait. Ils burent tout en gardant le silence. Un silence rempli de pensées qui tournaient autour de l’autre. Un silence qui ne cachait pas un malaise, mais qui les rapprochait encore en tissant des liens supplémentaires entre eux, faits de souvenirs et d’aveux silencieux.
« Cette fille – Isabelle, reprit Nathalie, raconte-moi un peu de quelle façon cette histoire s’est terminée. »
Stefan ferma les yeux. Il sembla vouloir prendre de l’élan pour se replonger dans l’abîme dont il venait à peine de sortir.
« Après notre première nuit, j’étais complètement obnubilé d’elle. Je ne voyais plus qu’elle. Et en plus, c’était mon premier amour. »
Stefan hésita et sembla réfléchir quelques instants avant de reprendre :
« Je me demande comment on peut le savoir, ça. Le premier amour. Ça ne peut se reconnaître qu’après coup, non ? Il n’y a pas moyen de comparer, après tout. Bon, là, c’était clair comme tout, j’étais amoureux. Mais ce qu’il y avait aussi, c’est qu’on ne se voyait pas très souvent. Isabelle était en train de préparer ses concours, évidemment. Mais peut-être qu’il y avait autre chose plutôt… Son ex, je veux dire. Je savais qu’elle sortait d’une relation assez compliquée. »
Stefan interrompit encore son récit pour regarder Nathalie.
« Ça fait tout drôle de dire ça à propos d’une fille de dix-neuf ans… Mais à cet âge-là, il n’y rien qui compte à part les propres expériences, avec tout ce qu’elles contiennent comme succès, et comme défaites. Comme défaites surtout… Et tant pis pour le reste du monde. Toujours est-il qu’elle avait un ex. Il était même assez présent dans nos discussions. Une fois, après notre première nuit passée ensemble, tu sais ce qu’elle m’a dit ? Que c’était moi qui lui avais rendu le goût de l’amour. Que c’était grâce à moi qu’elle pouvait de nouveau jouir. Tu imagines à quel point j’ai été fier de cela ?
On se voyait donc trop peu à mon goût. Mais on avait un projet. Elle voulait m’accompagner en Allemagne pour le carnaval de Cologne. Elle m’avait même donné un chèque pour lui acheter son billet. Tout était préparé, et à deux jours du départ, la voilà qui débarque pour me dire qu’elle venait de renouer avec son ex… dont j’ai oublié le nom, d’ailleurs. Ensuite, une de ses copines est venue me voir de sa part pour me rendre quelques livres que je lui avais prêtés. Et puis voilà. Terminé. Je ne l’ai plus jamais revue. Plus de nouvelles ni rien du tout. »
Nathalie ne répondit rien. Elle voulait savoir s’il y aurait encore une suite à cette histoire, tout en scrutant le visage de l’homme à l’autre bout de la table, qui venait d’étaler une des parties les plus intimes de son passé. Une partie dont les répercussions avaient largement déterminé le cours de sa vie.
« Ça a l’air de pas grand chose peut-être, résumé ainsi. Une histoire banale comme des milliers et des milliers d’ados les ont vécues avant et après moi. Mais moi, j’en suis sorti brisé. Depuis, j’ai retrouvé l’échec partout et une méfiance profonde s’est installée au fond de mes entrailles – jusqu’à ce que je t’aie rencontrée. C’est peut-être bête de dire ça ainsi, mais tantôt, quand je t’ai vue venir vers moi, après m’être retrouvé en Bretagne, j’ai eu la nette impression que ce passé-là n’avait plus de prise sur moi. »
Stefan dut faire une pause. Il sentit quelque chose lui boucher la gorge et il eut du mal à former les mots. Ses yeux brillaient sans doute. Nathalie prit sa main et lui dit sans le regarder :
« Tu t’es fait casser en morceau. »
Stefan ne répondit pas, pendant que l’humidité qui avait déjà fait briller ses yeux se condensait pour former une larme qui coula le long de sa joue. Pendant toute la conversation, il avait serré la fourchette, comme pour garder quelque chose, au milieu de cet essaim de souvenirs, qui le reliât matériellement à ce présent-là qu’il partageait avec Nathalie. Il y avait encore du poisson sur son assiette, et, trop content de pouvoir s’occuper, il en attaqua, machinalement, les derniers morceaux. Il termina son plat en silence, pendant que Nathalie le regardait manger.
Une fois les assiettes enlevées, le garçon arriva peu après avec le plat de résistance : un morceau de filet de saumon grillé servi avec une mince couche de jus aux fruits de la passion. À côté du poisson se trouvait un verre rempli de risotto dans lequel on avait placé une petite cuillère.
Nathalie était dans un mode beaucoup moins contemplatif que son amant, malgré l’histoire de cet amour brisé qui l’avait énormément touchée. Cédant à son appétit, elle se servit la première, prit son verre et y puisa une cuillerée de risotto qu’elle plaça juste à côté du saumon. Fascinée, elle regarda le jus monter dans la masse gluante des graines de riz avant de fixer le poisson à l’aide de sa fourchette pour en découper un morceau. La chair tendre céda à la pression et les fibres cuites lâchèrent un peu de liquide qui vint augmenter encore la richesse en arômes de la bouchée que Nathalie se préparait. Avec une avidité à peine contenue, elle l’empala sur les dents de sa fourchette. Pourtant, elle arriva à maîtriser le désir de simplement l’engloutir, et la promena lentement sous ses narines pour humer l’odeur qui s’en dégageait. Le bout de sa langue glissa sur ses lèvres entrouvertes où brillait déjà des traces de salive. Elle ferma les yeux afin de réduire ses sensations à l’odorat et au goût avant d’ouvrir sa bouche. Un bout de poisson frôla la lèvre supérieure, y laissant une trace de son jus au passage. Toute la partie du cerveau consacrée à l’input sensoriel explosa. Sa bouche déborda presque de salive, quand ses lèvres se fermèrent, juste à temps, sur la fourchette, et ses dents s’enfoncèrent dans la tendre masse musculaire d’où la pression exprima un liquide qui inonda ses papilles. Nathalie, sous le charme des substances odorantes qui envahirent sa muqueuse olfactive, attendit quelques derniers instants pour atteindre le comble de cette volupté de se nourrir.
« C’est délicieux, Stefan. Essaie un peu. »
Rien qu’à regarder manger Nathalie, l’eau lui était venue à la bouche. Une odeur d’eau de mer, légèrement empreinte d’iode, se dégageait de la chair rose et ferme du poisson. L’idée de plonger ses incisives dans cette chair, d’en couper le tissu avec une légère pression des mâchoires et de sentir fondre la tendresse juteuse du morceau sur la langue, de rejoindre Nathalie dans la dégustation d’un plaisir aussi sensuel, réveilla l’appétit de Stefan, bien plus que n’importe quel apéritif. Le risotto, par son onctuosité, rappelait un dessert et son goût légèrement épicé s’alliait merveilleusement à celui du poisson. Le jus enrichissait l’ensemble d’une note fruitée où l’acidulé le remportait de justesse sur le sucré. Stefan fut ravi. Il mangea doucement, exprès, malgré son envie de se gaver de cette nourriture extraordinairement bonne, pour faire durer le plaisir. Les pauses entre deux bouchées étaient remplies de regards échangés, de petites gorgées de vin ou d’un entretien sur les petites choses de la vie ou les événements de la journée. Ils ne voulurent pas échanger des idées ou des informations mais bien s’assurer de la présence de l’autre et de son bien-être.
Son assiette une fois vide, Nathalie reprit aussitôt le sujet qu’elle avait entamé avant l’arrivée du poisson et qui l’occupait assez pour ajouter une touche sombre au tableau de leurs désirs assouvis.
« C’est donc une rencontre qui t’a bien fait souffrir.
– Oui. Mais depuis que tu es là, cela appartient au passé. Je devrais dire : depuis qu’on s’est rencontré. Depuis que le Nous s’est installé. Parce que, avant, la peur me rongeait encore les entrailles. Tu te rappelles la violence de ma réaction quand le souvenir de Chris t’a assaillie, il y a quelques semaines ?
– Je me souviens, oui. J’ai été surprise par cette réaction.
– Je m’en suis voulu aussi, mais je n’ai pas pu contenir la peur. La peur de te voir partir avec un autre, de te voir me quitter pour lui. C’est quelque chose qu’Isabelle m’a légué. Quand je pense à elle, je pense à mon premier amour. Je pense à une façon de faire l’amour qui m’a permis de m’épanouir, de connaître le plaisir que je suis capable de donner. Mais je pense aussi à cette tache noire que je sens parfois grandir, jusqu’à ce qu’elle empoisonne la confiance que je voudrais avoir dans celle que j’aime. C’est ce qui me fait râler surtout : le coup porté à ma faculté de faire confiance.
– Je te comprends. Comment veux-tu aimer sans faire confiance ?
– Pas du tout. Et je me demande même si j’ai aimé après Isabelle. Il y a eu des femmes dans ma vie, évidemment. Des rencontres sans grande conséquence, des relations assez durables, mon mariage aussi. Je sais que j’ai cru aimer, mais je me pose la question maintenant. Tantôt, en revenant à moi après mon rêve, j’ai eu l’impression de sortir d’un tunnel, d’un cauchemar, d’une longue nuit remplie d’ombres effrayantes et de formes à peine discernables. Et c’est quand je t’ai vue sortir du train, que j’ai été guéri. »
Stefan se tut et regarda le verre qu’il tenait entre ses mains, et qui était vide depuis un certain temps déjà. Il le posa à côté de son assiette, prit la bouteille de vin blanc et proposa à Nathalie de lui en verser un peu. Elle refusa. Stefan se servit une petite quantité, juste assez pour s’en humecter les lèvres de temps en temps. Il évitait de regarder Nathalie, conscient du pathétique de ce qu’il venait de dire. Il fixa la bougie à la place.
« Nathalie ?
– Oui ?
– Je t’aime.
– Moi aussi, je t’aime. »
Le ballet des regards reprit quand Stefan leva ses yeux vers ceux de Nathalie. Leur histoire, c’était, à côté de l’amour qu’ils déclinaient au physique, celle des regards. Des regards cherchés, lancés, détournés, baissés, attirés, levés, croisés et échangés. Ils se liaient par des échanges de lumière et ils se faisaient comprendre ainsi leur façon de voir le monde. Le monde qu’ils construisaient autour de leur amour, pour l’accueillir dans un endroit bien à l’abri des intempéries et qui resterait, même si la flamme de leurs regards viendrait à s’éteindre un jour.
Ils ne purent détourner leurs yeux l’un de l’autre. Ils furent sous le charme de ces regards porteurs d’amour et d’envie qui se matérialisaient entre eux et dont ils sentirent l’effleurement au niveau des joues où, effectivement, se répandait doucement une légère rougeur.
Celui de Stefan, qui avait d’abord fixé la bougie qui brûlait entre eux sur la table, arrivait à Nathalie tout chargé de chaleur et semblait incendier ses prunelles où se reflétait une flamme qui vacillait dans un léger courant d’air. Il enveloppa la femme aimée et Stefan eut le drôle de sentiment de la voir véritablement, pour la première fois, dans la faible illumination du restaurant. Sur son épaule droite reposait la masse de ses cheveux qu’elle portait libres ce soir-là. Leur volume avait sensiblement augmenté dans l’humidité de l’hiver Parisien qui les rendait plus frisés. L’obscurité de la salle déteignait sur eux, et ils se confondaient presque avec le noir de sa robe. Sur un fond de ténèbres, bordées d’une frange noire très prononcée, flottaient les taches blanches et allongées que formaient son visage et son cou. La couleur s’était retirée dans le rouge des lèvres et la lumière avait cherché refuge dans le scintillant des yeux. Stefan dut penser à quelque chose que Nathalie lui avait dit un jour en parlant des costumes qu’elle était obligés de mettre au bureau.
« La couleur est en dessous, n’est-ce pas, mon amour ? »
Nathalie dut réfléchir un instant avant de comprendre, puis elle pouffa de rire.
« Tout à fait, mon cher. »
Stefan se rappela la scène de ce matin quand il avait regardé Nathalie s’habiller : la peau lisse de ses fesses et de son ventre, la légère dépression du nombril, la touffe de poils foncés, les seins qui ballottaient quand elle se pencha pour mettre son string. Il avait tremblé pendant que le bout d’étoffe glissait le long de ses cuisses. Après, quand elle se promena à travers la chambre, son sexe abrité derrière un rempart satiné, pour y chercher le reste de ses vêtements, la vue de ses hanches ainsi parées avait failli déclencher une véritable tempête de désir et de volupté.