L’hôtel, au moins en théorie, disposait d’un réseau wi-fi gratuit. Et l’omniprésence de la toile étant devenue une évidence, au même titre que la disponibilité du courant ou de l’eau du robinet, Stefan ne se séparait plus que très rarement de son ordinateur portable, ayant pris l’habitude de s’en servir non seulement pour lire ses mails, poster sur Facebook ou suivre des blogs, mais aussi pour résoudre des questions d’ordre tout pratique. Comme, par exemple, localiser une adresse. Le plan de ville qu’il avait trouvé, avant de partir, en fouillant dans le fond de ses tiroirs, datait de la fin des années 80 et ne servirait plus à grand chose en dehors d’un certain intérêt historique. Mais, habitué à la disponibilité instantanée d’un logiciel de navigation ou de Google Maps, il n’avait pas vraiment pensé qu’il pourrait se trouver dans l’obligation d’avoir recours aux bons vieux procédés analogues. C’est pour cela qu’il n’avait pas envisagé de remplacer par un plan de ville plus récent l’antique exemplaire qui se trouvait en sa possession depuis plus de vingt ans, conservé par nostalgie ou par fainéantise, et enseveli sous une énorme couche de paperasse. Il débarqua donc à Paris muni de son seul netbook et de sa capacité de déchiffrer les plans du métro. Cette dernière avait largement suffi pour identifier la ligne qui le conduisait de la Gare du Nord à Joinville et pour se rendre au Musée d’Orsay, mais quant à trouver une minuscule église dans une ville comme Paris, c’était une autre affaire.
Avant son départ, Stefan s’était amusé, pendant de longues heures, à se promener, grâce à StreetView, dans les rues de Paris pour goûter à l’avance au plaisir de les parcourir plus tard, « pour de vrai », en compagnie de Nathalie. Virtuellement, il avait déjà grimpé jusqu’à la petite église Saint-Ephrem, située près de la Sorbonne et du Panthéon, dans la rue des Carmes, ruelle partant du boulevard Saint-Germain pour monter le long du flanc de l’ancienne montagne Sainte-Geneviève. Mais comme sa dernière excursion datait d’il y a quelques semaines, ses notions à propos de la localisation de l’endroit étaient des plus vagues. Normalement, muni de son ordinateur, pas de problème – s’il arrivait seulement à se connecter sur le réseau. Embarrassé, il résolut de demander des renseignements à la réception, dans l’espoir secret que l’hôtel tiendrait des plans à la disposition de ses clients. Arrivé au rez-de-chaussée, il dut pourtant constater que la réceptionniste cachait derrière un sourire des plus charmants une ignorance totale de ce qu’il désirait savoir.
Ils partirent donc bredouille avec l’intention de demander leur route en chemin. Avec tout ça, l’heure était bien avancée et il fallait se presser.
La bruine, qui n’avait pas arrêté de tomber pendant tout l’après-midi, n’incitait pas non plus à traîner en route, et ils mirent moins de dix minutes pour couvrir les quelques 1.500 mètres séparant l’hôtel de la gare. Mais tant de hâte ne leur servit finalement qu’à voir partir le train au moment de déboucher de l’escalier. Le suivant arriverait dans dix minutes et Stefan, tout en essuyant les verres de ses lunettes, conçut tout doucement des doutes quant aux moyens d’arriver encore à l’heure. Il se fit des reproches parce qu’il n’avait pas assez insisté pour partir – et parce qu’il avait pris trop de plaisir à masser les pieds de Nathalie. Il est vrai qu’elle avait adoré ça, mais il ne voulait pas que ce fût au prix de rater leur concert. Elle avait eu l’air si heureuse quand il lui avait révélé la surprise. Lui aussi, il gardait un souvenir très agréable de ce dialogue par texto dont sa détresse lui rappela les antécédents :
Vers la mi-décembre, ayant passé une bonne heure à choisir une carte de vœux jugée assez belle pour être envoyée à Nathalie, Stefan se rendit au bureau de poste. Après avoir couvert les pages vierges de sa meilleure écriture, il y enferma le billet d’entrée, mit le tout dans une enveloppe, y coucha l’adresse de Nathalie, et se présenta au guichet pour l’envoyer à Montpellier – première étape d’un trajet de mille kilomètres.
Mais la carte, minuscule composant de l’avalanche des envois saisonniers, tardait à arriver. Nathalie, comme Stefan l’apprit beaucoup plus tard, allait finalement la recevoir deux semaines après Noël, mais, et pendant assez longtemps, ils la croyaient perdue. C’était pour cela que, le 26 décembre, Nathalie, incapable de maîtriser plus longtemps sa curiosité, lui envoya un texto pour en savoir davantage à propos de ce cadeau. Frôlant le mauvais goût, Stefan, trop content de ce qu’il avait réussi à lui trouver, n’avait pas pu s’empêcher de faire des allusions tout au long des semaines qui précédaient les Fêtes. Confronté maintenant à l’impatience de Nathalie, il sentit qu’il allait céder à ses instances, mais, ne voulant cependant pas se rendre si facilement que ça, il lui proposa des devinettes dans le genre : « cela se passe dans une église », et « cela implique des instruments » … Elle avança les réponses les plus folles, et quand il fut enfin obligé de lui révéler le secret jalousement gardé, la joie de Nathalie éclata avec une telle force qu’elle passait même à travers les sobres caractères d’un texto. En lisant sa réponse, Stefan, son imagination excitée par le dialogue, put presque l’entendre pousser des petits cris et la voir sautiller de plaisir. Le souvenir de cette joie presque enfantine, dont il était l’auteur, était la raison principale pourquoi Stefan tenait à un tel point à ne pas gâcher son plaisir.
Avec Stefan trop occupé à se faire des reproches, ce fut Nathalie qui trouva le moyen de ne pas rater le spectacle :
« Et si on descendait Gare de Lyon pour prendre un taxi ?
– Tu crois ?
– Ben oui. Sinon, il faudrait changer à Châtelet pour se rendre sur la rive gauche, et avec tout ce qu’il faudrait courir dans ces couloirs-là, on n’arriverait jamais à temps.
– OK alors. Tu sais où on peut y trouver des taxis ?
– À peu près. Mais il y a des panneaux aussi. »
La mémoire de Nathalie s’avérait bonne, et au bout de quelques minutes ils eurent dépisté un arrêt de taxis. Stefan aborda la voiture qui se trouvait à la tête de la file, ouvrit la portière et demanda au chauffeur s’il pouvait les conduire à l’église Saint-Ephrem. Celui-ci, un gros bonhomme avec une véritable crinière de cheveux blonds, une barbe sauvage dont la prolifération des poils avait l’air de vouloir couvrir le visage entier, et des tatouages dont on voyait une partie grâce aux boutons laissés ouverts de sa chemise, eut l’air de n’avoir jamais de sa vie entendu parler d’une telle église dont il sembla vouloir mettre en doute jusqu’à l’existence même. Stefan, afin de le rassurer sur ce point-là, lui montra le billet sur lequel était indiquée l’adresse – toujours rien. Nathalie, qui attendit la fin des pourparlers sur le trottoir, vit Stefan, excédé, sortir du premier taxi pour se diriger vers la voiture suivante. Avec un résultat apparemment comparable. Celui-ci en fut au point de se demander à quoi pouvait bien ressembler une église dont même les chauffeurs de taxi n’avaient pas encore entendu parler. Mais après tout, Paris était énorme, et il avait peut-être eu le malheur d’être tombé sur des conducteurs novices et inexpérimentés, même si leur extérieur, et celui du premier surtout, semblait indiquer le contraire. Engagé dans une discussion désespérée avec le deuxième conducteur pour sauver la soirée, Stefan vit arriver le grand barbu qui s’adressait à son collègue. Finalement, au bout de quelques échanges rapides où Stefan ne comprit que les mots « boulevard » et « Saint-Germain » le barbu finit par repêcher des bouts de souvenirs dans une poche enfouie de sa mémoire, et quelque peu soulagés, Nathalie et Stefan, privés de tout autre moyen de locomotion et donc obligés de lui faire confiance, s’installèrent dans sa voiture qui démarrait aussitôt.
Quelques minutes plus tard, ils furent déposés sur le Boulevard Saint-Germain, la bourse délestée de vingt Euros. Stefan, trop heureux de pouvoir arriver à l’heure, ne consacra pas la moindre pensée à cette violation pourtant flagrante du tarif des taxis de Paris. Il avait gardé de tout autres souvenirs quant à l’état de la circulation dans les rues de la capitale, et n’aurait jamais gagé le plus petit sou sur un dénouement heureux de leur affaire. Il n’y avait plus qu’à traverser le boulevard et à emprunter la rue des Carmes qui montait vers le Panthéon.
« Quel blaireau, celui-là, dit Nathalie, légèrement essoufflée mais tout en continuant à grimper la ruelle.
– Un blaireau ? C’est quoi, ça ?
– Tout d’abord, un petit animal. Mais là, c’est une insulte. Mais quel type alors ! »
Stefan, déjà de bonne humeur, éclata de rire quand il aperçut la moue de sa chérie. La retenant par la main, il l’obligea à s’arrêter pour la serrer dans une étreinte pleine de tendresse et de soulagement. Plaçant ses mains sur ses joues, il posa son front contre le sien, et laissa couler son regard tout au fond de ses yeux où il vit disparaître jusqu’à la moindre trace de colère, dissolue par la tendresse qu’il sentit battre dans ses veines, réseau de circuits verdâtres à peine visibles sous la peau presque transparente de ses tempes.
Cet échange ne dura qu’un instant. Ils se lâchèrent pour regarder autour d’eux. Des deux côtés de la chaussée, des maisons hautes de trois ou de quatre étages bordaient les trottoirs. Un hôtel, un restaurant, même un magasin de magie de l’autre côté de la rue. Pas d’église pourtant. Pour Stefan, une église, c’était une construction d’une certaine taille. Et c’était grâce à cette opinion mal fondée qu’ils auraient presque raté le bâtiment minuscule blotti au fond d’un jardin exigu, derrière une grille qui séparait celui-ci de la rue. La porte était ouverte. À côté, Stefan vit, en entrant, une affiche publicitaire annonçant le concert du soir : Chopin et Brahms.
« Ça y est, on a trouvé ! »