Main dans la main, leurs doigts occupés à se palper, absorbés par le spectacle des surfaces en feu, ils gardaient le silence rendu palpable par les voix qui flottaient autour d’eux. Tandis que Nathalie avait les yeux fermés, Stefan laissait pénétrer les flots de lumière à travers ses pupilles grand ouvertes, comme pour s’imprégner de la magie qui rayonnait à quelques centimètres du bout de son nez. La chaleur enveloppait ses mains, ses bras, son visage, et les flammes, ondulantes dans des courants invisibles, dressaient vers lui leurs languettes pointues. Il se désaltéra à cette source d’où jaillissaient les espoirs, les angoisses, la gratitude, le désarroi, la joie et la peine de tous ceux qui y étaient passés avant eux, et qui continuaient à l’alimenter en lui prêtant la force qui la faisait déborder dans l’univers.
Baignée de chaleur, Nathalie sentit titiller les bouts de ses doigts. Une moite tiédeur enveloppait ses phalanges, remplissant les paumes, montant, doucement mais d’une façon nettement sensible, vers les poignets. Surprise, elle ouvrit ses yeux pour regarder le bout de son bras, y cherchant quelque chose qui puisse expliquer cette sensation. N’y trouvant rien de remarquable, elle se tourna, perplexe, vers Stefan avec un sourire un peu embarrassé. Celui-ci, immobile, les yeux rivés sur les flammes dont on aurait pu croire qu’elles le dévisageaient, ne se rendit seulement pas compte du regard interrogatoire de son amante. Inquiète, intriguée par un scintillement qu’elle crut apercevoir dans le noir de ses pupilles, Nathalie regarda de plus près. Un petit cri, de surprise et d’émerveillement, s’échappa de sa bouche, avant que les réflexes de sa bonne éducation n’eussent pu le retenir : les flammes des bougies, marée contagieuse, avaient engendré des myriades d’étincelles qui tournoyaient dans les yeux de Stefan, incendiant les traits de son visage, et dégageant une telle intensité de lumière qu’on aurait dit un soleil microscopique qui inondait ses orbites d’une matière en fusion, prête à en jaillir pour submerger de sa luminosité les espaces obscurs alentour.
Personne ne parlait. Si Stefan avait bien entendu le cri échappé à son amie, il était incapable de réagir, absorbé dans la contemplation de la chaleur flamboyante qui montait de cette espèce de bougeoir invraisemblable et à moitié improvisé. Un écho affaibli des bourrasques d’énergie, déchaînées dans les vastes espaces de la cathédrale, sous les voûtes de la nef et du transept, retentissait dans les oreilles de Nathalie. Elle dut penser à la luminosité qu’elle avait vue s’y déployer et celle qui venait de prendre possession de son Stefan, et elle établit un lien entre ces deux phénomènes, malgré elle. Un léger frisson la parcourut et elle ressentit le besoin d’adresser la parole à son amant pour s’assurer non seulement de sa présence mais aussi de sa capacité de pouvoir encore communiquer avec elle.
« Tu es beau, mon cœur, lui dit-elle d’une voix très faible, et tes beaux yeux noirs semblent attirer la lumière. »
La longue pause qui suivit ces mots se remplissait doucement d’un silence renforcé par le murmure des passants et les échos de leurs pas. Nathalie dut attendre longtemps avant qu’elle ne sentît légèrement trembler les doigts qui étaient restés enlacés aux siens.
« Merci, mon amour. Et tu as raison. La preuve, ils t’ont attirée, toi.
– Mais tu me taquines ? »
Elle aurait voulu lui sauter au cou, poussée par un élan que fit naître le soulagement, véritable décompression après la montée jusqu’à un degré insupportable de la tension dont elle venait de faire l’expérience. C’était bien lui, son Stefan, et pendant un instant, la seule idée de jamais le perdre lui sembla ridicule d’absurdité. Pourtant, à la vue de cette lumière transplantée qui irradiait ses yeux et qui semblait avoir choisi d’être portée par lui dans le monde, elle avait conçu de drôles d’idées à son sujet. La principale étant de se le voir enlever.
Le sort semblait rompu, mais l’inquiétude de Nathalie, refoulée pendant quelques instants, subsistait. Stefan la sentit mal à l’aise, et il proposa de partir pour chercher un petit café ou un restaurant. Soulagée, elle acquiesça, et ils se dirigèrent vers le grand portail de la façade occidentale. Malgré le nombre assez restreint de visiteurs, il y régnait une certaine agitation, résultat du mélange des entrants et des sortants qui se pressaient des deux côtés des portes. Nathalie se raccrocha à Stefan qu’elle avait une peur insensée de perdre et ensemble, ils se frayèrent un chemin à travers les groupes de touristes pour se retrouver, quelques instants plus tard, sous le porche.
Une bruine légère flottait dans l’air et les dalles du parvis reluisaient d’humidité. Le ciel se reflétait dans ce miroir de pierre et le sol semblait animé du mouvement des nuages que le vent chassait par-dessus Notre-Dame. Ça et là, sur le parvis, des gens formaient des groupes et il était amusant de voir leurs têtes suivre machinalement les gestes du guide qui indiquait les curiosités et les traits dignes d’intérêt de la construction gothique. Entre eux se faufilaient des passants solitaires, recroquevillés sous leurs parapluies, les cols des manteaux et des imperméables rabattus, pressés de gagner le foyer ou quelque café pour pouvoir se mettre à l’abri du froid et de l’humidité envahissants. Au milieu de tout ce mouvement, Nathalie et Stefan étaient tranquilles. Il ne leur restait plus que quelques heures, mais ils se croyaient enlevés au temps, pourtant occupé à poser, à l’instant même, la marque de ses griffes sur tout ce qui bougeait à l’entour. Eux seuls semblaient y échapper par le calme que rayonnait la présence de l’être aimé.
Ils sortirent de dessous le porche, malgré la pluie, bien emmitouflés dans leurs blousons, serrés l’un contre l’autre. Ils traversèrent lentement le parvis en direction du Petit Pont et du Quai du Marché Neuf. Les arbres qui s’alignaient à gauche et à droite présentaient un aspect lamentable, avec leurs ramages dressés dans un ciel que toute clarté avait abandonné et qui semblait dresser des bornes infranchissables tout autour de la ville. Avant de traverser la Rue de la Cité, ils s’arrêtèrent devant le passage pour se retourner encore une fois vers la cathédrale, solidement plantée dans le vieux sol, d’où ses tours, malgré leur allure robuste, poussaient de tout leur élan dans le ciel de Paris. Le gris clair et calme de ses pierres se détachait du gris sale et mouvant des nuages qui s’amoncelaient derrière et au-dessus. Le peu de lumière que l’atmosphère contenait encore se concentrait sur Notre-Dame de Paris et attirait les regards. Réunis dans une même préoccupation, enchaînés l’un à l’autre, Nathalie et Stefan songèrent, au même instant, aux cierges qu’ils avaient laissés derrière eux, sans pourtant vouloir en parler. Ce geste leur parut maintenant aussi intime que la découverte de leurs corps et ils enfouirent le souvenir au fond de l’abîme qui les recevraient tous à la fin.
Tournant le dos à l’église ils entrèrent dans le quai qui filait devant eux le long de la Seine. Du côté du fleuve, le trottoir était délimité par un mur, et des voitures garées le séparaient de la chaussée. Un grand bâtiment haussmannien aux barreaux de fer devant les fenêtres leur tenait compagnie sur leur droite, et quelques arbres, plantés au milieu de la bande réservée au stationnement des voitures, rythmaient leur progrès. Il n’y avait personne devant eux, ni de voiture qui circulât sur le quai. Sur l’autre rive ils voyaient rouler de rares autos sur le Quai Saint-Michel.
« Tu voudrais prendre un café, Nathalie ? Ou plutôt manger quelque chose ?
– Peu importe, pourvu qu’il y fasse chaud. »
En restant dans le vague, elle exprima d’autant plus clairement que ce qu’elle voulait en réalité, c’était s’asseoir à côté de Stefan, sa tête tout contre la sienne, retrousser les manches de sa chemise pour caresser les poils soyeux qui couvraient ses bras, passer sa main sur ses cheveux, son doigt sur son front, l’embrasser sur la bouche dans l’intimité qu’ils avaient l’art de construire autour d’eux et qui les rendrait invisibles aux regards indiscrets.