Nathalie se leva pour aller dans le vestibule où elle ouvrit sa valise et en retira un paquet. L’occasion de lui donner le cadeau qu’elle conservait depuis bien avant Noël ne s’étant pas encore présenté, il fallait profiter de ces dernières heures avant le départ, si elle ne voulait pas le rapporter à Montpellier. Par expérience, elle savait que Stefan adorait faire des présents. En plus, il disposait de l’art de lui trouver des tout petits trucs, comme une tablette de chocolat, une chanson en MP3 achetée exprès pour elle sur Amazon ou un livre qui se rapportait à quelque détail d’une conversation (accompagné encore d’une tablette de chocolat) – et elle en raffolait de ce qu’il la comblait ainsi. La situation était aussi plus facilement gérable pour Stefan. Tandis que Nathalie avait déjà annoncé à son mari son intention de le quitter, et qu’elle ne courait donc aucun risque à recevoir toutes sortes de lettres et de colis à la maison, Stefan, lui, avait gardé le silence. Comme Nathalie n’avait aucune intention de lui forcer la main, elle ne voulait pas prendre le risque de le pousser vers des aveux par un envoi qui l’exposerait aux questions de son épouse. Toujours est-il que, malgré toute sa liberté, Nathalie essayait de rester discrète. Il ne fallait quand-même pas faire souffrir celui qui était encore son mari et avec lequel elle avait partagé des années de sa vie.
Rentrée dans la chambre, elle se rassit devant la table, le paquet toujours entre les mains. Elle fit glisser ses doigts sur l’emballage qui avait un peu souffert de la proximité, dans sa valise, de trop de choses serrées dans un espace trop exigu. Il restait présentable pourtant. Et puis, se dit-elle, Stefan n’allait pas trop faire attention à l’état de l’emballage si c’était une femme à moitié à poil qui le lui tendrait. Elle était consciente de l’effet qu’elle avait sur Stefan. Et elle était bien placée pour en juger : Lui, avec son corps nu, revêtu de toutes les prestiges de la tendresse, il la rendait folle, et il fallait se retrancher derrière tout le poids de ses résolutions pour éviter de lâcher prise une fois pour toutes, irrémédiablement.
L’eau ne coulait plus. Le bruit de la douche avait cessé pour être remplacé par le frottement des serviettes et le va-et-vient de pieds nus et humides sur le carrelage. Nathalie, se penchant vers la porte pour jeter un coup d’œil, vit Stefan, sorti de la baignoire, qui était en train de se sécher les cheveux à l’aide d’une serviette. Avec des cheveux courts comme ça, effectivement, pas besoin de sèche-cheveux. Nathalie fut presque un peu jalouse. Avec sa tignasse, elle passait des heures à se les sécher convenablement. En hiver, au moins. En été, il y avait le soleil qui s’en chargeait. Là, en plein mois de janvier, cernée par des jours beaucoup trop courts et trop froids, elle eut la nostalgie du soleil et de son jardin où elle avait l’habitude de passer des heures et des heures, parfois même des journées entières, à travailler, à fainéanter sous le soleil, à papoter avec des copines, à préparer des barbecues, à manger ou à prendre l’apéro. Elle se vit allongée dans son transat, en maillot, ses cheveux humides étalés sur le dossier, l’air autour d’elle saturé de leur parfum. Il était minuscule, son jardin, comparé à celui de ses parents surtout, mais c’était son lopin de terre à elle, et c’est là qu’elle allait pour cueillir les odeurs des saisons ou pour se régaler de la qualité de la lumière qui changeait au fur et à mesure du progrès de l’année. La nuit, elle aimait se coucher dans l’herbe pour regarder tourner les constellations autour d’elle, les oreilles remplies du chant des cigales, ses pensées en voyage vers d’autres nébuleuses, toute l’énergie de la terre dans son dos, solidement appuyé par le sol fertile de ce vaisseau énorme. Elle revenait plus forte et plus entière de ces moments-là, et la perte de cet échange d’énergie lui aurait été fatale, comme à ce géant antique qu’on ne pouvait faire périr, sauf en lui retirant la terre de sous les pieds.
Nathalie regardait toujours par la porte ouverte dans la petite salle de bain, où Stefan était debout devant le miroir, en train de se brosser les dents. Ses yeux bruns, presque noirs, captèrent son attention, deux trous sur le fond blanc de son visage, des abîmes où se perdaient les regards lumineux de Nathalie, venus se promener sur ses hautes joues et le nez saillant. Au-dessous, cachées par la mousse de la dentifrice, les lèvres, si intimement liées au souvenir des deux nuits passées dans ses bras et au plaisir qu’elle y avait trouvé. Un grand sourire, à moitié caché par la mousse, et un baiser amorcé qu’il lui envoyait en soufflant dans la paume de sa main gauche, montrèrent à Nathalie qu’il l’avait finalement remarquée. Elle lui renvoya son bisou et continua à le dévisager.
De la bouche, elle passa, ses regards guidés par les lignes du menton et du cou, jusqu’à la poitrine où la blancheur de la peau était cachée par une abondance de poils noirs et lisses. Chaque fois qu’elle s’y frottait, elle se retrouvait avec plein de poils qui collaient sur son ventre, ses épaules, entre ses seins, et qu’elle s’amusait à relever un par un. Elle se demanda si elle pourrait y tracer des dessins avec sa langue, des dessins à base de salive. Ce serait fun de lui dessiner un grand cœur sur la poitrine, ou encore leurs initiales. Rien qu’à le voir, nu, dans la salle de bain, elle inventait mille façons de s’amuser avec lui, ses préférées étant de lui grignoter les mamelons, et de se retirer ensuite, d’une façon bien visible, un poil de la bouche, en passant sa langue sur ses lèvres et en lui lançant des regards lubriques, pleins de doux reproches. Ce fantasme, elle se promit de le réaliser à la prochaine occasion. Ce fut cette idée-là qui brusquement fit cesser le flot de ses idées. Un silence, minuscule, atomique, s’installa. Ces mots-là la firent trébucher, comme si elle s’y était heurtée en marchant sans faire attention aux obstacles. Il n’y avait aucun moyen de savoir quand il y aurait une prochaine fois. S’il y aurait une prochaine fois. Bien sûr, elle s’était promis de ne pas y penser, mais, pendant un bref instant, elle se vit sur le quai, toute seule après le départ du train pour l’Allemagne. Si seulement Stefan aussi pouvait lui envoyer de cette énergie dont elle pressentait un manque cruel. Elle résolut d’en parler, du moyen de se revoir, et le plus tôt possible.
Après s’être lavé les dents, Stefan se rasa. La mousse couvrait toute la partie inférieure de son visage, et il passait le rasoir dessus avec des mouvements rapides et précis. Elle eut des frissons rien qu’en se rappelant ces mêmes mains et ces mêmes doigts occupés à la manier, la nuit passée. Elle aimerait voir ça un jour. Il lui faudrait une chambre avec de grands miroirs tout autour du lit pour se voir de tous les côtes et sous tous les angles possibles. À moins d’installer une caméra …
Devant le miroir, les bras de Stefan prolongeaient les gestes de ses mains. C’est dans ces bras-là que, la nuit passée, il l’avait portée, même si, à la différence de ce qu’elle avait l’habitude de voir sur son mari, ils n’étaient pas très musclés. Elle ne voulait pas être injuste, et elle n’était pas du tout sûre et certaine, mais elle n’avait aucun souvenir d’avoir jamais été portée par Nicolas. Pendant un instant, elle dut songer à ce cliché de la femme qu’on porte, le jour des noces, au-dessus du seuil de l’appartement, ou encore, image ayant au moins le mérite d’être piquante, de la chambre. Avec un sourire sur les lèvres, elle se dit que ce qui comptait, ce n’était pas tellement le fait d’être bien foutu, mais la volonté de se servir des moyens qu’on avait à sa disposition. Et de s’en servir de la bonne façon, évidemment.
Pendant que Nathalie était absorbée par ses rêveries, Stefan se pencha pour donner un dernier coup de serviette à ses jambes, action qui fit remarquer son léger embonpoint. C’était quelqu’un qui refusait de renoncer aux plaisirs de la table et qui exerçait une position qui ne demandait pas beaucoup d’efforts physiques, et cela se voyait. Mais cela ne gênait nullement Nathalie. En plus, elle savait qu’il faisait du vélo, et le galbe de ses jambes en témoignait. La nuit passée, elle avait passé de beaux moments à suivre le jeu des muscles et des tendons qui bougeaient sous sa peau. Sournoisement, elle en avait profité pour se rapprocher d’autres parties tout aussi – voire plus – attirantes de son corps, et chaque fois que ses doigts arrivaient près des endroits les plus sensibles, elle se donnait le malin plaisir de faire dévier ses mains à la dernière seconde, juste avant de toucher au but. Son sexe se dressait, attiré par les charmes que promettait une telle proximité, tel le serpent que provoquait la flûte résonnant entre les lèvres du magicien.
Finalement, sa toilette terminée, Stefan sortit de la salle de bain, une serviette nouée autour des hanches. Il s’agenouilla près de Nathalie, sans rien dire, prit sa main et y posa ses lèvres.
« Arrête, tu vas encore me faire renoncer à mon petit déjeuner !
– Ah non, surtout pas. »
Stefan voulait reculer, mais Nathalie le retint par la main et lui tendit le cadeau :
« Joyeux Noël, mon amour ! »
Après l’avoir embrassé sur les joues, elle se leva et lui dit :
« Tu peux déballer pendant que je me douche. Comme ça, je ne serais pas le témoin de ta déception si jamais tu n’aimais pas. »
Un sourire malicieux accompagnait ses paroles, et Stefan suivit, d’un regard fasciné et chargé d’amour, les ondulations de ses hanches pendant que, tout en marchant, la couette glissait à terre, dévoilant la femme nue et resplendissante.
Stefan scruta le paquet qu’il tenait entre les mains. Des livres, sans doute. Il passa un doigt sur l’emballage, tâtant la surface et ajoutant une dimension supplémentaire à ses perceptions. C’était du papier épais et lisse, de couleur vert sombre. D’un côté, il avait hâte de savoir ce que Nathalie lui offrait, et il sentit que c’était quelque chose de spécial. De l’autre côté, il hésitait. Enlever l’emballage d’un présent, c’était en même temps en détruire une partie, et très souvent même la partie la plus personnelle. Il chercha l’endroit où les deux bouts du papier étaient collés et glissa ses doigts dans les interstices, essayant de les séparer sans trop de dégâts. Il réussit à éviter les déchirures, mais la couche coloriée partit avec le scotch, laissant des taches blanches sur le papier. Stefan déplia soigneusement l’emballage, et ce furent effectivement des livres qu’il découvrit. Deux livres même. Une couverture verte, protégée par une fine couche de film transparent, la couleur légèrement fanée et trahissant un certain âge. Stefan sortit les livres du papier et les retourna pour lire le titre : « La Provence antique ».
Ces livres-là, c’était bien plus qu’un cadeau de Noël. C’était un souvenir et un encouragement en même temps. Il y a plus d’un an, Stefan avait proposé à Nathalie d’écrire un roman, à quatre mains. Il avait remarqué qu’elle aimait la littérature et qu’elle se servait régulièrement de sa « plume » électronique pour s’exprimer. L’écriture, pour lui, c’était quelque chose dont il rêvait depuis ses années d’études. Puisant l’inspiration dans son amour – inavoué – pour Nathalie, il imagina une histoire qui tournerait autour du scénario classique : « Boy meets girl ». Il eut plus de mal à choisir les lieux et l’époque de l’action, mais il finit par débusquer un moment de l’histoire, assez éloigné du présent pour revêtir les personnages d’un certain exotisme, et où s’amorçaient de grands changements permettant de malmener les protagonistes juste assez pour faire lever de sérieux doutes quant au dénouement heureux de leur amour, et de mettre en scène quelques beaux exploits. Ils se mirent à l’œuvre, mais le moment fut mal choisi : Nathalie venait de rencontrer Chris. Stefan put sentir son bouleversement à travers les kilomètres et en fut frappé à son tour, tout seul désormais avec un amour naissant. Ils décidèrent de ne plus se fréquenter, ce qui mit une fin prématurée à leur collaboration. Stefan fit encore quelques efforts pour continuer tout seul, mais l’absence de Nathalie fit tarir son inspiration. Les personnages eurent perdu leur âme, et leur amour n’eut plus aucun sens à ses yeux. Pourtant, ne pouvant jamais se résoudre à y renoncer pour de bon, il continuait d’emprunter des livres à la bibliothèque, mais c’était moins pour se documenter que pour se réfugier dans des périodes lointaines dont l’évocation lui permettait de se soustraire à la douleur. Et voici que Nathalie lui offrit les livres qu’elle avait utilisés pour ses recherches.
Stefan fut littéralement mis sous le charme par ce geste de Nathalie, jusqu’à en oublier qu’il était encore presque nu et qu’il fallait se présenter à la réception avant onze heures pour le petit déjeuner. Ouvrant le premier volume, il se pencha dessus pour le feuilleter et pour parcourir en vitesse quelques passages. Il adorait l’odeur des vieux livres qui, baignés dans leurs atmosphères si différentes, gardaient la mémoire de toutes les pièces par lesquelles ils avaient déjà passés; où se mélangeait les composants de la variété particulière du papier avec la poussière des années qui s’amassait silencieusement au fond des étagères. Le grain du papier, les dessins et les photos, les cartes, le pouvoir évocateur de quelques débuts de phrases glanés au hasard en feuilletant, tout concourait à l’absorber, à le transporter dans un ailleurs, aussi puissamment conjuré par ces attributs matériels comme s’il était tombé sous le pouvoir de quelque djinn. Puis, il entendit Nathalie l’appeler depuis la salle de bain :
« Ça va, toi ? Je ne t’entends plus bouger.
– Je suis en train de regarder les livres. Ils sont merveilleux. Merci !
– Tu n’oublies pas que j’ai faim ? »
Pour rompre un charme, il fallait employer un charme plus puissant. Stefan posa les livres sur la table, se leva, laissa glisser la serviette qui s’était déjà dénouée et passa, encore une fois, dans la salle de bain. Nathalie était en train de se maquiller. Stefan se plaça derrière elle, l’enlaça tout doucement et posa sa tête sur son épaule. Ils se regardaient dans la glace. Approchant sa bouche de son oreille, il écarta quelques cheveux avec ses lèvres, et murmura : « Merci ». Puis il se retira pour enfin s’habiller.