Au-dessus de la rivière régnait un silence profond. Il y avait bien encore des autos qui circulaient sur l’ancienne Nationale, mais l’air brumeux et saturé d’humidité, stagnant sur le pont, absorbait leur bruit. Nathalie et Stefan parcouraient un espace à part, qui, après les avoir attirés, semblait vouloir les retenir. Les eaux noirâtres, dont ils sentaient l’inquiétante présence, coulaient vers des horizons effacés par l’obscurité, à une dizaine de mètres au-dessous du macadam qui leur renvoyait le bruit de leurs pas battant la mesure du progrès dans la nuit. La sombre magie de ces ténèbres liquéfiées ne s’arrêtait pas aux bords de la rivière mais enveloppait les bâtiments et les rues avoisinantes. Ainsi, l’ancienne usine Pathé dont la cheminée se dressait pourtant fière sur le bord de la route, baignait dans cette atmosphère. Et après avoir craché les contes de fées mécanisés à travers ses énormes rouleaux qui dévidaient leurs histoires sur la France entière, il suffisait, pour la faire renter elle-même au pays des merveilles, d’un peu de brouillard à l’assaut de ses murs. Presque imperceptible, évoluant en marge du champ de vision, celui-ci rendait floue la perception et œuvrait à adoucir les détails, à amollir l’acuité de pierre et de brique, où les regards auraient pu se blesser.
Au-delà du pont, la route descendait pour rejoindre le niveau du terrain. Au bout de la chaussée qui pénétrait dans le quartier l’enseigne illuminée de l’hôtel était déjà visible. Ils longeaient l’usine retraitée de spectacles, et Nathalie, qui adorait le cinéma, en profita pour relancer la conversation que le silence du brouillard avait comme absorbée. Si Stefan avait bien gardé le souvenir de quelques films de Pasolini ou de Bergmann, vus dans des salles minuscules pendant ses années estudiantines, il n’avait jamais été un amateur enthousiaste du septième art, et il se bornait à répondre par des monosyllabes affirmatifs. Plutôt dans le but de faire parler Nathalie, pour continuer à jouir des sonorités de cette voix féminine et du pétillement qu’elle répandait sur sa peau que pour participer à un échange d’idées. Il réservait l’expression de tout ce qu’il avait vraiment à lui dire aux bouts de ses doigts qui retraçaient les lignes à peine sensibles de la main de Nathalie, suivaient ses phalanges, entouraient son poignet, et s’y enivraient du jeu des tendons. Il la tenait d’une prise ferme, exprimant son désir de s’imprégner à tout jamais du souvenir de cette empreinte et de ce toucher.
Pendant que Nathalie parlait du dernier film qu’elle avait vu avec une copine, Stefan se demandait ce qui allait se passer une fois qu’ils auraient franchi le seuil de l’hôtel, seuls dans leur chambre. Seuls, ils l’avaient déjà été avant même de commencer leur voyage. Seuls au milieu des collègues qui charriaient leurs propres douleurs à travers les huit heures de communauté forcée; seuls au sein d’un mariage qu’ils trahissaient; seuls dans les gares et les trains qui débordaient pourtant de gens et d’activités. Seuls, ils l’avaient été sur le quai, au milieu de la foule, renfermés à l’intérieur d’une bulle, dont les parois transparents les suivaient tandis qu’ils continuaient à voir évoluer le monde alentour, à entendre ses bruits, et à respirer ses odeurs que l’air leur apportait. Mais ils ne s’en rendaient pas compte. Les gens les esquivaient, les laissant passer quand ils approchaient, main dans la main, avec leur valise, un obstacle de plus sur le quai assez étroit. Mais si, physiquement parlant, ils étaient toujours capables d’apercevoir leur environnement, il n’y avait plus rien autour d’eux qui puisse les intéresser, tout ce qui ne se rapportait pas à eux ayant depuis longtemps cessé d’exister. Sur le quai ainsi que dans les halls et les couloirs de la Gare de Lyon, à la station du RER, dans la rame et dans la gare de banlieue, partout ils retrouvèrent la même absence, le même non-lieu de tout ce qui n’était pas eux, tandis que des ombres hantaient les espaces que, eux, ils n’occupaient pas.
Au cours des premières étapes de leurs voyages respectifs, ils avaient été entourés de gens, il y avait eu des contacts, inévitables, qui, sur le niveau le plus inférieur de la perception, étaient encore arrivés jusqu’à eux. Leur rencontre avait coupé court à ces échanges-là, et depuis leur arrivée à Joinville, la présence humaine s’étant réduite au passant occasionnel qui, poussé par le froid et la nuit, ne trouvait aucun intérêt à s’attarder, et aux passages rapides de quelques rares voitures sur la route de Paris, la solitude était devenue une évidence. Le cloisonnement au niveau mental était renforcé, et en même temps s’exprimait, par l’isolation au niveau physique. Curieusement, pour eux, le monde s’était rempli. Il n’y avait plus qu’eux, mais eux seuls comptaient.