Les portières s’ouvrirent, et l’inquiétude s’empara jusqu’au dernier des passagers. La foule s’ébranla. Tout le monde rassembla ses bagages et avança par petits pas, gêné par la lenteur des voisins. Par la vitre, Nathalie vit les premiers voyageurs descendre sur le quai, où se répéta le grouillement dont elle avait déjà été témoin dans les autres gares. Elle calcula les minutes qu’il fallait encore attendre avant de pouvoir sortir. Est-ce qu’il l’attendrait sur le quai ? Ou dans le hall ? Tentée de prendre son portable et de l’appeler, elle amorça un mouvement pour mettre la main dans son sac, mais renonça presque aussitôt à cette idée, bien trop serrée dans le couloir pour bouger, et ne voulant pas courir le risque de ralentir encore l’avancée. Tant pis, il serait là ! C’était quand-même incroyable, la lenteur des gens, trop maladroits pour garder un semblant d’ordre et avancer avec leurs valises et leurs sacs qui trainaient dans le couloir et gênaient tout le monde. Finalement, elle se retrouva près de la portière. Se penchant légèrement en avant pour mieux voir, elle tendit le cou. Le voilà, sur le quai ! Il se tenait tout près de la voiture, debout au milieu du flot humain, qu’il scindait par son immobilité. Il portait sa veste noire, familière déjà à cause des dizaines de photos envoyées par MMS. Le gris de ses cheveux était beaucoup plus remarquable que sur les clichés, sous la lumière artificielle des lampadaires qui s’alignaient sur le quai. Il la reconnut, et sur ses lèvres s’alluma un sourire énorme. S’il garda le silence, son visage en dit long sur l’envie qu’il ressentait de crier de toute la force de ses poumons ce nom qui le travaillait depuis si longtemps.
Franchissant les derniers pas qui les séparent, elle arrive une deuxième fois – et pour de bon, cette fois-ci. Elle est là, debout, les pieds solidement plantés sur le béton gris de la plateforme, les doigts de la main gauche crispés autour de la poignée de sa valise. Son sac pend à sa droite, soutenant sa main qui repose dessus, fatiguée au bout du voyage. Elle attend. La foule grouille autour d’eux. Les gens, poussés par le froid, ont hâte de gagner le hall, la chaleur relative des couloirs souterrains ou le confort d’un taxi. Eux, ils restent, immobiles, figés. Doucement, il s’anime. Il fait un pas vers elle, pour rompre le cercle magique où les désirs de Nathalie l’ont conjuré. Elle le voit progresser, bousculé par le ballet des corps et des valises, approcher, s’immobiliser à nouveau, à quelques centimètres d’elle, ses yeux rivés sur les siens. Il lève ses bras, lentement, comme s’ils étaient retenus par un liquide visqueux venu remplacer l’atmosphère. Ils viennent se poser sur son dos, les doigts se liant derrière elle pour l’entraver, la rendre prisonnière. Elle baisse ses paupières. Les jeux de la lumière sont remplacées par une vague luminosité chaude, teinte de jaune et d’orange, à travers laquelle elle sent ses regards lui brûler la peau du visage Les bras, animés par des muscles crispés sous de multiples couches de vêtements, tremblotent sur ses épaules, déployant assez de force pourtant pour l’attirer vers la source de chaleur dont elle sent le rayonnement si près d’elle. Son progrès est arrêté par le torse contre lequel s’écrase sa poitrine, par les os durs de son front où se posent les siens. Sa tête glisse vers son cou, cherchant l’abri de sa chevelure, et elle entend un murmure, à moitié absorbé par sa peau, à moitié porté par le choc des molécules de l’air : « Je ne te lâcherai plus jamais, Nathalie… plus jamais ! »