LII. … et redressement

« Ne bouge pas, mon cœur ! » Nathalie cri­ait, d’une voix stri­dente et qui n’ar­rê­tait pas de mon­ter. Lui, il la regar­dait sans com­pren­dre. Il ne bougeait pour­tant pas. Pourquoi d’ailleurs bougerait-il ? Il était bien, là, éten­du par terre. Pas de douleur. Un sourire s’amorça sur son vis­age. Il cher­cha Nathalie des yeux. Étrange­ment, il n’ar­rivait pas à la fix­er. Il y avait pour­tant quelque chose, là, dans son champ de vision. Une voix, sa voix, qui venait de cette direc­tion-là. Et comme il la recon­nut pour celle de Nathalie, cela devait être elle. Pour­tant, cette voix – il en avait gardé une mémoire toute dif­férente. C’é­tait une voix de femme adulte, la sienne. Une voix qui avait l’habi­tude de par­ler de choses sérieuses, de faire com­pren­dre jusqu’aux moin­dres détails même des affaires déli­cates. Une voix à tra­vers laque­lle Nathalie savait si bien exprimer ses états d’âme, ses sen­ti­ments, sa façon de voir le monde. Une voix qui, au besoin, savait com­man­der aus­si. Mais il ne l’avait jamais enten­due ain­si. Elle ne la maîtri­sait plus, sa voix. Quelque chose avait changé en pro­fondeur, et une présence incon­nue se fit enten­dre à tra­vers les mod­u­la­tions altérées de son tim­bre. Ste­fan cher­cha à s’ex­pli­quer ce mys­tère, mais la solu­tion lui échap­pait, ain­si que le sang qui coulait par flots, ali­men­tant la flaque qui s’é­tendait autour du corps éten­du sur la chaussée. Il y avait un vacarme incroy­able autour de lui, des hommes qui gueu­laient, une sirène qui approchait, le bruit des autos qui pas­saient – qui pas­saient comme si de rien n’était.

Lui, tout ce qu’il vit encore, c’é­tait cette ombre floue, indé­cise, qui devait pour­tant être sa femme : Nathalie qui était près de lui, mais qui n’o­sait pas le touch­er, de peur de lui faire mal ou de pré­cip­iter l’ab­sence qu’elle pressen­tait finale. Elle le vit sourire, elle vit son bras bouger.

« Ne bouge pas, ne bouge pas, mon amour, on va venir ! »

Cette fois-ci, sa voix était plus douce, presque cares­sante, plutôt une incan­ta­tion. Il ne com­prit tou­jours pas. Il ne bougeait pas, non ? Il se ren­dit compte du con­traire quand il sen­tit la peau de Nathalie sous ses doigts. Son corps l’avait cher­chée, et il avait fini par la trou­ver. Le sourire ébauché s’é­panouit. Il la sen­tit. Elle était là, près de lui, il pou­vait donc s’en­dormir, comme les autres fois, dans la cham­bre d’hô­tel, après l’amour et la ten­dresse, blot­ti con­tre elle. Nathalie sen­tit une légère pres­sion sur son bras, presque imper­cep­ti­ble. Ce bras essaya de l’at­tir­er. Pourquoi est-ce qu’elle résistait ?

Fascinée mal­gré elle, son regard s’ac­crochait aux lèvres trem­blotantes. Une ques­tion qu’elle ne réus­sit pas à sup­primer s’empara de ses idées : Mais pourquoi sont-elles tou­jours si rouges, avec tout ce sang déjà répan­du ? Elle con­nut la réponse quand elle vit un filet de sang s’échap­per du coin de la bouche et tein­dre la peau couleur de sang. Un vam­pire qui vient de se nour­rir, on dirait. Ou bien un vam­pire à l’en­vers ver­sant le sang au lieu de le pren­dre. À tra­vers les larmes qui mouil­laient ses joues, le vis­age de son amant ray­on­nait, souri­ant, comme si tout ça n’é­tait pas réel – ou plutôt la seule réal­ité pos­si­ble, telle qu’elle avait finale­ment décidé de pren­dre forme. Il n’y avait qu’elle qui comp­tât, elle et cette main à la recherche de sa peau et de sa chaleur. S’ap­prochant encore davan­tage de lui, elle s’al­longea, au milieu de la chaussée, dans le sang ver­sé qui avait déjà fuit le corps de l’homme mortelle­ment blessé. Péné­trant dans ses vête­ments, le sang annonçait sa présence par une vis­cosité moite qui cou­vrait son ven­tre et ses seins. Étrange­ment, le liq­uide dont débor­dait le corps brisé avait gardé toute sa chaleur, chaleur venue pour envelop­per une dernière fois la femme aimée. Son corps col­la tout con­tre l’homme mourant, le cou­vrant de son amour, cares­sant son âme — avant qu’il ne fût trop tard. Son énergie la quit­tait par vagues, absorbée par ce corps qui eut arrêté de bouger, finale­ment docile. La main inerte de Ste­fan ne la lâchait pas, et Nathalie, cédant à l’in­stinct pro­tecteur, finale­ment l’embrassa, afin de le ser­rer, le ser­rer sans retenue, et de ne plus jamais le lâch­er. En fix­ant ses yeux, elle réus­sit à faire briller ce regard vac­il­lant qui eut du mal à s’at­tach­er sur quoi que ce soit. Soudain, elle vit ses yeux bouger. Le sourire devint encore plus bril­lant, et elle l’en­ten­dit pronon­cer net­te­ment son nom :

« Nathalie ?

– Oui, mon amour ? »

La gorge comme nouée, elle dut faire un immense effort pour répon­dre à une ques­tion qui s’abri­tait der­rière le nom adoré.

« Oui, mon amour ?

– Tu crois que je vais fon­cer vers la nuit ? »

Nathalie sen­tit les larmes qui coulaient tou­jours le long de ses joues pour se mélanger au sang qu’elles n’ar­riveraient pour­tant pas à diluer. Sa res­pi­ra­tion devint douloureuse et quelque part dans sa gorge pro­fonde s’agi­ta une présence qu’elle ne sut qual­i­fi­er mais qui empêcha sa voix de se for­mer. Elle se força à avaler et sen­tit la salive pass­er le long de son œsophage brûlant. Elle ouvrit ses lèvres et arri­va enfin, au bout de plusieurs essais qui ne pro­duisirent que des sons inar­tic­ulés, à pronon­cer des mots qu’elle sen­tit pour­tant beau­coup trop faibles. Elle eut peur de ne pas pou­voir se faire comprendre.

« Non, mon cœur, tu vas par­tir … tu vas par­tir … loin au-dessus de ces tours, où – où il fait clair. »

Ces mots, extorqués par un effort qui épuisa les dernières forces de la jeune femme, pâles, pronon­cés par une voix brisée, entre­coupés de san­glots étouf­fés, parv­in­rent pour­tant intacts aux oreilles du mourant. À défaut des yeux qui ne voy­aient déjà plus, elles cap­tèrent le ray­on­nement que Nathalie lui envoya du bout de ses forces et de son amour. Il com­prit. Nathalie vit ses yeux se diriger dans la direc­tion d’où lui était arrivée sa voix, elle sen­tit ses doigts qui pas­saient sur son bras, dans un dernier effleure­ment qui trahis­sait la déser­tion de ses dernières forces, et enten­dit un chu­chote­ment dont elle dev­ina le sens en suiv­ant le mou­ve­ment des lèvres :

La flèche de Notre-Dame
“…d’où elle pou­vait con­tem­pler le ciel au-dessus de Paris.”

« Je t’aime, tu sais ? »

Puis, plus rien, pas le moin­dre mou­ve­ment, pas de trem­ble­ment, rien qui indiquât que son état eût changé. Pour­tant, Ste­fan était par­ti, et Nathalie tenait un cadavre dans ses bras. Il fal­lait les efforts réu­nis de plusieurs ambu­lanciers pour la faire lâch­er prise et l’en­lever du côté du mort, telle était la force que déploya la femme aban­don­née. On aurait dit que c’é­tait elle dont la rigueur de la mort s’é­tait emparée en figeant ses mem­bres, au point qu’il aurait presque fal­lu les bris­er pour lui enlever sa proie sans vie.

On venait de l’in­staller sur une civière, d’où elle pou­vait con­tem­pler le ciel au-dessus de Paris. Pas d’im­meu­ble pour blo­quer la vue, là, en plein milieu du quai. Les tours de Notre-Dame étaient là, quelque part, pas loin et il lui aurait suf­fi de tourn­er la tête, rien qu’un petit peu, pour les voir se dress­er devant les nuages bas. Nathalie n’en eut pas besoin. Elle fer­ma les yeux et vit Ste­fan pren­dre son envol le long de ces tours, propul­sé par l’én­ergie qu’elle savait là, qu’elle sen­tait l’en­velop­per, qu’elle ren­forçait à force de penser à lui. Il allait pren­dre pos­ses­sion de cet espace-là, comme il l’avait fait de la ville où, là aus­si, il l’avait précédée. Décidé­ment, c’é­tait devenu une manie. Mais désor­mais, elle savait qu’il l’attendrait.

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