XLI. Cadeau de Noël

Nathalie se leva pour aller dans le vestibule où elle ouvrit sa valise et en reti­ra un paquet. L’oc­ca­sion de lui don­ner le cadeau qu’elle con­ser­vait depuis bien avant Noël ne s’é­tant pas encore présen­té, il fal­lait prof­iter de ces dernières heures avant le départ, si elle ne voulait pas le rap­porter à Mont­pel­li­er. Par expéri­ence, elle savait que Ste­fan ado­rait faire des présents. En plus, il dis­po­sait de l’art de lui trou­ver des tout petits trucs, comme une tablette de choco­lat, une chan­son en MP3 achetée exprès pour elle sur Ama­zon ou un livre qui se rap­por­tait à quelque détail d’une con­ver­sa­tion (accom­pa­g­né encore d’une tablette de choco­lat) – et elle en raf­fo­lait de ce qu’il la comblait ain­si. La sit­u­a­tion était aus­si plus facile­ment gérable pour Ste­fan. Tan­dis que Nathalie avait déjà annon­cé à son mari son inten­tion de le quit­ter, et qu’elle ne courait donc aucun risque à recevoir toutes sortes de let­tres et de col­is à la mai­son, Ste­fan, lui, avait gardé le silence. Comme Nathalie n’avait aucune inten­tion de lui forcer la main, elle ne voulait pas pren­dre le risque de le pouss­er vers des aveux par un envoi qui l’ex­poserait aux ques­tions de son épouse. Tou­jours est-il que, mal­gré toute sa lib­erté, Nathalie essayait de rester dis­crète. Il ne fal­lait quand-même pas faire souf­frir celui qui était encore son mari et avec lequel elle avait partagé des années de sa vie.

Ren­trée dans la cham­bre, elle se ras­sit devant la table, le paquet tou­jours entre les mains. Elle fit gliss­er ses doigts sur l’emballage qui avait un peu souf­fert de la prox­im­ité, dans sa valise, de trop de choses ser­rées dans un espace trop exigu. Il restait présentable pour­tant. Et puis, se dit-elle, Ste­fan n’al­lait pas trop faire atten­tion à l’é­tat de l’emballage si c’é­tait une femme à moitié à poil qui le lui tendrait. Elle était con­sciente de l’ef­fet qu’elle avait sur Ste­fan. Et elle était bien placée pour en juger : Lui, avec son corps nu, revê­tu de toutes les pres­tiges de la ten­dresse, il la rendait folle, et il fal­lait se retranch­er der­rière tout le poids de ses réso­lu­tions pour éviter de lâch­er prise une fois pour toutes, irrémédiablement.

Le transat
« … elle eut la nos­tal­gie du soleil et de son jardin … »

L’eau ne coulait plus. Le bruit de la douche avait cessé pour être rem­placé par le frot­te­ment des servi­ettes et le va-et-vient de pieds nus et humides sur le car­relage. Nathalie, se pen­chant vers la porte pour jeter un coup d’œil, vit Ste­fan, sor­ti de la baig­noire, qui était en train de se séch­er les cheveux à l’aide d’une servi­ette. Avec des cheveux courts comme ça, effec­tive­ment, pas besoin de sèche-cheveux. Nathalie fut presque un peu jalouse. Avec sa tig­nasse, elle pas­sait des heures à se les séch­er con­ven­able­ment. En hiv­er, au moins. En été, il y avait le soleil qui s’en chargeait. Là, en plein mois de jan­vi­er, cernée par des jours beau­coup trop courts et trop froids, elle eut la nos­tal­gie du soleil et de son jardin où elle avait l’habi­tude de pass­er des heures et des heures, par­fois même des journées entières, à tra­vailler, à fainéan­ter sous le soleil, à papot­er avec des copines, à pré­par­er des bar­be­cues, à manger ou à pren­dre l’apéro. Elle se vit allongée dans son transat, en mail­lot, ses cheveux humides étalés sur le dossier, l’air autour d’elle sat­uré de leur par­fum. Il était minus­cule, son jardin, com­paré à celui de ses par­ents surtout, mais c’é­tait son lopin de terre à elle, et c’est là qu’elle allait pour cueil­lir les odeurs des saisons ou pour se régaler de la qual­ité de la lumière qui changeait au fur et à mesure du pro­grès de l’an­née. La nuit, elle aimait se couch­er dans l’herbe pour regarder tourn­er les con­stel­la­tions autour d’elle, les oreilles rem­plies du chant des cigales, ses pen­sées en voy­age vers d’autres nébuleuses, toute l’én­ergie de la terre dans son dos, solide­ment appuyé par le sol fer­tile de ce vais­seau énorme. Elle reve­nait plus forte et plus entière de ces moments-là, et la perte de cet échange d’én­ergie lui aurait été fatale, comme à ce géant antique qu’on ne pou­vait faire périr, sauf en lui reti­rant la terre de sous les pieds.

Nathalie regar­dait tou­jours par la porte ouverte dans la petite salle de bain, où Ste­fan était debout devant le miroir, en train de se bross­er les dents. Ses yeux bruns, presque noirs, cap­tèrent son atten­tion, deux trous sur le fond blanc de son vis­age, des abîmes où se per­daient les regards lumineux de Nathalie, venus se promen­er sur ses hautes joues et le nez sail­lant. Au-dessous, cachées par la mousse de la den­ti­frice, les lèvres, si intime­ment liées au sou­venir des deux nuits passées dans ses bras et au plaisir qu’elle y avait trou­vé. Un grand sourire, à moitié caché par la mousse, et un bais­er amor­cé qu’il lui envoy­ait en souf­flant dans la paume de sa main gauche, mon­trèrent à Nathalie qu’il l’avait finale­ment remar­quée. Elle lui ren­voya son bisou et con­tin­ua à le dévisager.

De la bouche, elle pas­sa, ses regards guidés par les lignes du men­ton et du cou, jusqu’à la poitrine où la blancheur de la peau était cachée par une abon­dance de poils noirs et liss­es. Chaque fois qu’elle s’y frot­tait, elle se retrou­vait avec plein de poils qui col­laient sur son ven­tre, ses épaules, entre ses seins, et qu’elle s’a­mu­sait à relever un par un. Elle se deman­da si elle pour­rait y trac­er des dessins avec sa langue, des dessins à base de salive. Ce serait fun de lui dessin­er un grand cœur sur la poitrine, ou encore leurs ini­tiales. Rien qu’à le voir, nu, dans la salle de bain, elle inven­tait mille façons de s’a­muser avec lui, ses préférées étant de lui grig­not­er les mamel­ons, et de se retir­er ensuite, d’une façon bien vis­i­ble, un poil de la bouche, en pas­sant sa langue sur ses lèvres et en lui lançant des regards lubriques, pleins de doux reproches. Ce fan­tasme, elle se promit de le réalis­er à la prochaine occa­sion. Ce fut cette idée-là qui brusque­ment fit cess­er le flot de ses idées. Un silence, minus­cule, atom­ique, s’in­stal­la. Ces mots-là la firent trébuch­er, comme si elle s’y était heurtée en marchant sans faire atten­tion aux obsta­cles. Il n’y avait aucun moyen de savoir quand il y aurait une prochaine fois. S’il y aurait une prochaine fois. Bien sûr, elle s’é­tait promis de ne pas y penser, mais, pen­dant un bref instant, elle se vit sur le quai, toute seule après le départ du train pour l’Alle­magne. Si seule­ment Ste­fan aus­si pou­vait lui envoy­er de cette énergie dont elle pressen­tait un manque cru­el. Elle réso­lut d’en par­ler, du moyen de se revoir, et le plus tôt possible.

Après s’être lavé les dents, Ste­fan se rasa. La mousse cou­vrait toute la par­tie inférieure de son vis­age, et il pas­sait le rasoir dessus avec des mou­ve­ments rapi­des et pré­cis. Elle eut des fris­sons rien qu’en se rap­pelant ces mêmes mains et ces mêmes doigts occupés à la manier, la nuit passée. Elle aimerait voir ça un jour. Il lui faudrait une cham­bre avec de grands miroirs tout autour du lit pour se voir de tous les côtes et sous tous les angles pos­si­bles. À moins d’in­staller une caméra …

Devant le miroir, les bras de Ste­fan pro­longeaient les gestes de ses mains. C’est dans ces bras-là que, la nuit passée, il l’avait portée, même si, à la dif­férence de ce qu’elle avait l’habi­tude de voir sur son mari, ils n’é­taient pas très mus­clés. Elle ne voulait pas être injuste, et elle n’é­tait pas du tout sûre et cer­taine, mais elle n’avait aucun sou­venir d’avoir jamais été portée par Nico­las. Pen­dant un instant, elle dut songer à ce cliché de la femme qu’on porte, le jour des noces, au-dessus du seuil de l’ap­parte­ment, ou encore, image ayant au moins le mérite d’être piquante, de la cham­bre. Avec un sourire sur les lèvres, elle se dit que ce qui comp­tait, ce n’é­tait pas telle­ment le fait d’être bien foutu, mais la volon­té de se servir des moyens qu’on avait à sa dis­po­si­tion. Et de s’en servir de la bonne façon, évidemment.

Pen­dant que Nathalie était absorbée par ses rêver­ies, Ste­fan se pen­cha pour don­ner un dernier coup de servi­ette à ses jambes, action qui fit remar­quer son léger embon­point. C’é­tait quelqu’un qui refu­sait de renon­cer aux plaisirs de la table et qui exerçait une posi­tion qui ne demandait pas beau­coup d’ef­forts physiques, et cela se voy­ait. Mais cela ne gênait nulle­ment Nathalie. En plus, elle savait qu’il fai­sait du vélo, et le galbe de ses jambes en témoignait. La nuit passée, elle avait passé de beaux moments à suiv­re le jeu des mus­cles et des ten­dons qui bougeaient sous sa peau. Sournoise­ment, elle en avait prof­ité pour se rap­procher d’autres par­ties tout aus­si – voire plus – atti­rantes de son corps, et chaque fois que ses doigts arrivaient près des endroits les plus sen­si­bles, elle se don­nait le malin plaisir de faire dévi­er ses mains à la dernière sec­onde, juste avant de touch­er au but. Son sexe se dres­sait, attiré par les charmes que promet­tait une telle prox­im­ité, tel le ser­pent que provo­quait la flûte réson­nant entre les lèvres du magicien.

Finale­ment, sa toi­lette ter­minée, Ste­fan sor­tit de la salle de bain, une servi­ette nouée autour des hanch­es. Il s’age­nouil­la près de Nathalie, sans rien dire, prit sa main et y posa ses lèvres.

« Arrête, tu vas encore me faire renon­cer à mon petit déjeuner !

– Ah non, surtout pas. »

Ste­fan voulait reculer, mais Nathalie le retint par la main et lui ten­dit le cadeau :

« Joyeux Noël, mon amour ! »

Après l’avoir embrassé sur les joues, elle se leva et lui dit :

« Tu peux déballer pen­dant que je me douche. Comme ça, je ne serais pas le témoin de ta décep­tion si jamais tu n’aimais pas. »

Un sourire mali­cieux accom­pa­g­nait ses paroles, et Ste­fan suiv­it, d’un regard fasciné et chargé d’amour, les ondu­la­tions de ses hanch­es pen­dant que, tout en marchant, la cou­ette glis­sait à terre, dévoilant la femme nue et resplendissante.

Ste­fan scru­ta le paquet qu’il tenait entre les mains. Des livres, sans doute. Il pas­sa un doigt sur l’emballage, tâtant la sur­face et ajoutant une dimen­sion sup­plé­men­taire à ses per­cep­tions. C’é­tait du papi­er épais et lisse, de couleur vert som­bre. D’un côté, il avait hâte de savoir ce que Nathalie lui offrait, et il sen­tit que c’é­tait quelque chose de spé­cial. De l’autre côté, il hési­tait. Enlever l’emballage d’un présent, c’é­tait en même temps en détru­ire une par­tie, et très sou­vent même la par­tie la plus per­son­nelle. Il cher­cha l’en­droit où les deux bouts du papi­er étaient col­lés et glis­sa ses doigts dans les inter­stices, essayant de les sépar­er sans trop de dégâts. Il réus­sit à éviter les déchirures, mais la couche col­oriée par­tit avec le scotch, lais­sant des tach­es blanch­es sur le papi­er. Ste­fan déplia soigneuse­ment l’emballage, et ce furent effec­tive­ment des livres qu’il décou­vrit. Deux livres même. Une cou­ver­ture verte, pro­tégée par une fine couche de film trans­par­ent, la couleur légère­ment fanée et trahissant un cer­tain âge. Ste­fan sor­tit les livres du papi­er et les retour­na pour lire le titre : « La Provence antique ».

Histoires anciennes
« Ste­fan fut lit­térale­ment mis sous le charme par ce geste de Nathalie … »

Ces livres-là, c’é­tait bien plus qu’un cadeau de Noël. C’é­tait un sou­venir et un encour­age­ment en même temps. Il y a plus d’un an, Ste­fan avait pro­posé à Nathalie d’écrire un roman, à qua­tre mains. Il avait remar­qué qu’elle aimait la lit­téra­ture et qu’elle se ser­vait régulière­ment de sa « plume » élec­tron­ique pour s’ex­primer. L’écri­t­ure, pour lui, c’é­tait quelque chose dont il rêvait depuis ses années d’é­tudes. Puisant l’in­spi­ra­tion dans son amour – inavoué – pour Nathalie, il imag­i­na une his­toire qui tourn­erait autour du scé­nario clas­sique : « Boy meets girl ». Il eut plus de mal à choisir les lieux et l’époque de l’ac­tion, mais il finit par débus­quer un moment de l’his­toire, assez éloigné du présent pour revêtir les per­son­nages d’un cer­tain exo­tisme, et où s’amorçaient de grands change­ments per­me­t­tant de malmen­er les pro­tag­o­nistes juste assez pour faire lever de sérieux doutes quant au dénoue­ment heureux de leur amour, et de met­tre en scène quelques beaux exploits. Ils se mirent à l’œuvre, mais le moment fut mal choisi : Nathalie venait de ren­con­tr­er Chris. Ste­fan put sen­tir son boule­verse­ment à tra­vers les kilo­mètres et en fut frap­pé à son tour, tout seul désor­mais avec un amour nais­sant. Ils décidèrent de ne plus se fréquenter, ce qui mit une fin pré­maturée à leur col­lab­o­ra­tion. Ste­fan fit encore quelques efforts pour con­tin­uer tout seul, mais l’ab­sence de Nathalie fit tarir son inspi­ra­tion. Les per­son­nages eurent per­du leur âme, et leur amour n’eut plus aucun sens à ses yeux. Pour­tant, ne pou­vant jamais se résoudre à y renon­cer pour de bon, il con­tin­u­ait d’emprunter des livres à la bib­lio­thèque, mais c’é­tait moins pour se doc­u­menter que pour se réfugi­er dans des péri­odes loin­taines dont l’évo­ca­tion lui per­me­t­tait de se sous­traire à la douleur. Et voici que Nathalie lui offrit les livres qu’elle avait util­isés pour ses recherches.

Ste­fan fut lit­térale­ment mis sous le charme par ce geste de Nathalie, jusqu’à en oubli­er qu’il était encore presque nu et qu’il fal­lait se présen­ter à la récep­tion avant onze heures pour le petit déje­uner. Ouvrant le pre­mier vol­ume, il se pen­cha dessus pour le feuil­leter et pour par­courir en vitesse quelques pas­sages. Il ado­rait l’odeur des vieux livres qui, baignés dans leurs atmo­sphères si dif­férentes, gar­daient la mémoire de toutes les pièces par lesquelles ils avaient déjà passés; où se mélangeait les com­posants de la var­iété par­ti­c­ulière du papi­er avec la pous­sière des années qui s’a­mas­sait silen­cieuse­ment au fond des étagères. Le grain du papi­er, les dessins et les pho­tos, les cartes, le pou­voir évo­ca­teur de quelques débuts de phras­es glanés au hasard en feuil­letant, tout con­cour­ait à l’ab­sorber, à le trans­porter dans un ailleurs, aus­si puis­sam­ment con­juré par ces attrib­uts matériels comme s’il était tombé sous le pou­voir de quelque djinn. Puis, il enten­dit Nathalie l’ap­pel­er depuis la salle de bain :

« Ça va, toi ? Je ne t’en­tends plus bouger.

– Je suis en train de regarder les livres. Ils sont mer­veilleux. Merci !

– Tu n’ou­blies pas que j’ai faim ? »

Pour rompre un charme, il fal­lait employ­er un charme plus puis­sant. Ste­fan posa les livres sur la table, se leva, lais­sa gliss­er la servi­ette qui s’é­tait déjà dénouée et pas­sa, encore une fois, dans la salle de bain. Nathalie était en train de se maquiller. Ste­fan se plaça der­rière elle, l’en­laça tout douce­ment et posa sa tête sur son épaule. Ils se regar­daient dans la glace. Approchant sa bouche de son oreille, il écar­ta quelques cheveux avec ses lèvres, et mur­mu­ra : « Mer­ci ». Puis il se reti­ra pour enfin s’habiller.

xlii. conversations caféinées