Stefan, les yeux fixés sur les paupières fermées, regarde Nathalie, pendant qu’il caresse la peau soyeuse de son cou. Au passage ses mains rencontrent des mèches de cheveux qu’il tortille autour de ses doigts. Suivant la route tracée par l’échine au milieu du dos, il pousse jusqu’aux fesses, et Nathalie, étendue sur le ventre, se laisse bercer par le plaisir suscité par les différentes parties de la main : la paume qui rayonne de chaleur et dont Stefan lui prodigue des massages, la pulpe dont l’effleurement est si léger que Nathalie croit pouvoir discerner chaque ridule, les ongles dont la dureté trace des sillons blanchissants dans la peau. Sa tête est tournée vers Stefan, les yeux toujours fermés, mais elle ne dort pas. Elle cherche à concentrer sa perception sur son dos comme pour mémoriser chaque mouvement, conserver l’effet des explosions neuronales qui signalent le trajet de la main baladeuse à son cerveau, aller à la rencontre du courant électrique qui fait circuler le plaisir à travers son corps entier. Elle est très contente de sa nature double : Son âme s’ingère les sensations que son corps moissonne dans le monde physique, les transformant en expériences pour s’approvisionner en souvenirs et préparer le long voyage vers la vieillesse.
La voix de Stefan, dans laquelle elle devine un léger tremblement, la fait sortir de son état langoureux. Elle est bien ainsi, toute pénétrée de chaleur, confortablement couchée sur de beaux draps blancs, dans un lit qu’elle partage avec un homme dont elle a déjà pu sonder la capacité de lui faire plaisir. Un homme qu’elle aime. Au milieu de ce bien-être voluptueux, même la douleur lui rappelle le plaisir dont son corps arbore les stigmates, tels des trophées obtenus sur elle-même dans un effort de rendre le plaisir encore plus bouleversant. Chaque fois qu’elle avale, ses muqueuses irritées lui rappellent le combat mené contre la résistance acharnée de son propre corps, et ses genoux écorchés sont là pour rendre témoignage de son assiduité. Comme toute chose, le plaisir a son prix, et elle est prête à le payer.
Appelée par la phrase de Stefan dont les échos retentissent dans ses oreilles, elle se tourne vers lui, ses yeux grand ouverts. La tête posée dans la main droite, elle le regarde, prend son élan, et plonge vers les myriades d’étincelles qu’elle voit grouiller au fond de sa nuit. Une chute terrible la propulse vers le milieu d’un cratère où s’étend, à perte de vue, un lac d’une profonde noirceur. Quand elle perce sa surface, la nuit éclate autour d’elle dans une douleur cristalline, et des giclées de jais éclaboussent les draps sur lesquels elle repose.
Seule au milieu de son délire, elle fonce à travers des espaces illimités, luciole accueillie par des constellations inconnues, dont le scintillement dans le noir rappelle celui de la lune sur des lames d’acier guettant dans l’obscurité. Sa chute se ralentit en vol, et, folâtrant à travers un océan de pureté cristalline, elle voit surgir de partout des images rendues solides par leurs incessants passages à travers ces cavernes. Devant elle, se dressent des rangées interminables de visages où s’affichent la tristesse, la sérénité, la haine, la douleur, l’indifférence, la couleur, le plaisir et la joie. Leurs yeux rayonnants semblent suivre son vol, et elle se rend compte qu’elle se trouve confrontée à tous les visages que Stefan a rencontrés à travers les années. Elle en fait le tour, s’en rapproche pour en examiner les détails, essaie de deviner qui étaient les hommes et les femmes dont le passage a laissé plus que de vagues souvenirs, et qui ont, de par leurs paroles, leurs sentiments, leurs actes, obligé les neurones à se transformer, préparant le terrain à de nouvelles expériences et altérant ainsi la perception du monde. Prenant du recul, elle se demande si elle ne risque pas de trouver le sien quelque part parmi ces légions silencieuses? Elle aurait aimé savoir quels changements leur rencontre a déjà opéré sur la personnalité de Stefan, quelles traces y laisseraient leurs aventures futures. Mais elle décide de fermer les yeux et de tendre le bras vers l’homme couché. Caressant son front, elle prodigue des tendresses à tous ces êtres qui ont façonné la personne qu’elle aime.
Se rapprochant, elle se penche sur le visage et répète son geste pour calmer le tourbillon qui s’agite derrière les parois si durs du crâne dont elle parcourt les contours. Nathalie s’enivre à l’idée d’être à quelques centimètres de l’endroit précis où elle se sait présente, imaginée, représentée, aimée. Le rayonnement de l’énergie qui parcoure sans cesse et sans relâche les circuits vivants, le fourmillement des synapses offrant des voies toujours renouvelées aux influx nerveux, déclenchant des réactions éternellement variées, arrivent jusqu’à elle. Toute cette énergie l’attire, et elle charge de messages pleins d’amour les courants dont elle se sait porteuse. Elle les dirige vers le front qui s’étale sous ses doigts et où leur passage laisse une trace indélébile.
Stefan se calme presque aussitôt et la tension disparait, mais Nathalie ne cesse pas pour autant ses caresses. Les boucles de sa crinière déliée tombent dans le visage de l’homme allongé, et chaque effleurement recèle une telle dose de volupté qu’il lui cause des démangeaisons insupportables, tellement sa peau répond aux messages de Nathalie. Stefan essaie de se mettre à l’abri de cette toison, tendant ses mains pour protéger son visage des cheveux dont le contact le fait tressauter. Il n’arrive pas à les attacher derrière les oreilles, et comme ils continuent à lui brûler les nerfs, il répète ses mouvements, de plus en plus rapidement, et finit ainsi par rendre ses caresses à Nathalie. Enlacés, serrés dans les bras de l’autre, leurs corps ne font plus qu’un. Le grand lit tout blanc semble tout d’un coup agité par des vagues qui surgissent de partout, et l’homme et la femme sont emportés par la houle vers des contrées mouillées, bercés dans des étreintes éternellement répétées.
Quand Nathalie ouvre ses yeux pour les remplir du spectacle du corps nu collé contre le sien, elle se rend compte que Stefan la regarde :
« Ça va, mon cœur ?
– Oui, ça va »
Une pause suit cette réponse. Nathalie sent le besoin de son amant de poursuivre, de ne pas laisser tarir la conversation amorcée. Elle ne dit rien, attendant la suite, promenant ses regards des yeux à la bouche, faisant le tour des lèvres comme pour les enfermer dans un cercle magique, comme pour y conjurer les paroles.
« Je voudrais me dissoudre sous tes caresses, Nathalie. Tantôt, au restaurant, tu m’as fait peur. Tout d’un coup, tu as eu l’air si indifférente, comme si tu voulais me désabuser de mes sentiments. Et moi qui étais encore sous le charme de la musique, qui croyais planer à côté de toi. C’était brusque. Et puis le retour, et ton sourire, et tes yeux que j’ai sentis sur les miens, tes lèvres dont je raffole et qui se sont posées sur les miennes, et dont j’aimerais porter la marque éternellement, tes doigts dans les miens, et jusqu’à l’étoffe de ton blouson contre mon bras. Tu me fais vraiment voir de toutes les couleurs.
– Le rouge, mon cœur, c’est évidemment le sang que je sens circuler sous ta peau, c’est la couleur de ton gland quand je l’ai trop sucé et trop branlé, ou encore celle qui remplit le blanc de tes yeux après une nuit où tu as trop peu dormi.
Le bleu, c’est la couleur qu’on prête au ciel où je compte te mener quand je te chevauche, ou encore celle de la partie du ciel où tu résides, toi avec qui je m’envoie en l’air.
Le vert, c’est celle des herbes qui auront laissé leur marque sur mes fesses, l’été, quand on aura roulé dedans et quand tu auras pesé de tout ton poids sur mon corps affamé du tien. C’est celle du tableau qui se trouve dans la chambre de ma fille, à côté de son bureau, et sur lequel j’ai dessiné un cœur avec nos initiales dedans. C’est la vague d’eau de mer qui se renverse avant d’arriver à la côte et dans laquelle rouleront nos désirs.
Le jaune, c’est le soleil dans le ciel de Montpellier qui brillera pendant tes visites près de moi, c’est la lune aussi qui luira sur nos sorties nocturnes et qui illuminera nos pas quand, après une nuit passée à la plage ou dans les bois, nous rentrons à l’appartement où notre lit nous attendra. C’est encore le sable qui brûle sous nos pas, au mois d’août, quand le soleil éblouira nos yeux à travers les reflets sur les pages trop blanches du livre que nous lirons ensemble.
Le brun, c’est la couleur de ta peau au bout de l’été qu’on aura passé sur la plage de Palavas, c’est celle encore de mes poils que j’adore mettre sous ton nez pour que tu te rendes compte de l’effet que tu me fais en me regardant ainsi. »
Elle empoigne son oreiller et le lance contre Stefan qui, pris à l’improviste, subit un premier coup avant d’avoir le réflexe de se couvrir la tête. Puis, il prend l’autre oreiller pour se défendre des coups précis que Nathalie lui assène, essayant de passer à l’offensive. Le combat est entrecoupé de rires, de cris et d’éclairs jetés par des yeux avides de la nudité de l’autre.
Essoufflés, ils se laissent tomber sur le matelas où leurs mains se cherchent et s’enlacent, geste devenu familier au cours des heures passées ensemble.