XXXVIII. Jeu de couleurs

Ste­fan, les yeux fixés sur les paupières fer­mées, regarde Nathalie, pen­dant qu’il caresse la peau soyeuse de son cou. Au pas­sage ses mains ren­con­trent des mèch­es de cheveux qu’il tor­tille autour de ses doigts. Suiv­ant la route tracée par l’é­chine au milieu du dos, il pousse jusqu’aux fess­es, et Nathalie, éten­due sur le ven­tre, se laisse bercer par le plaisir sus­cité par les dif­férentes par­ties de la main : la paume qui ray­onne de chaleur et dont Ste­fan lui prodigue des mas­sages, la pulpe dont l’ef­fleure­ment est si léger que Nathalie croit pou­voir dis­cern­er chaque rid­ule, les ongles dont la dureté trace des sil­lons blan­chissants dans la peau. Sa tête est tournée vers Ste­fan, les yeux tou­jours fer­més, mais elle ne dort pas. Elle cherche à con­cen­tr­er sa per­cep­tion sur son dos comme pour mémoris­er chaque mou­ve­ment, con­serv­er l’ef­fet des explo­sions neu­ronales qui sig­na­lent le tra­jet de la main baladeuse à son cerveau, aller à la ren­con­tre du courant élec­trique qui fait cir­culer le plaisir à tra­vers son corps entier. Elle est très con­tente de sa nature dou­ble : Son âme s’ingère les sen­sa­tions que son corps moissonne dans le monde physique, les trans­for­mant en expéri­ences pour s’ap­pro­vi­sion­ner en sou­venirs et pré­par­er le long voy­age vers la vieillesse.

La voix de Ste­fan, dans laque­lle elle devine un léger trem­ble­ment, la fait sor­tir de son état lan­goureux. Elle est bien ain­si, toute pénétrée de chaleur, con­fort­able­ment couchée sur de beaux draps blancs, dans un lit qu’elle partage avec un homme dont elle a déjà pu son­der la capac­ité de lui faire plaisir. Un homme qu’elle aime. Au milieu de ce bien-être voluptueux, même la douleur lui rap­pelle le plaisir dont son corps arbore les stig­mates, tels des trophées obtenus sur elle-même dans un effort de ren­dre le plaisir encore plus boulever­sant. Chaque fois qu’elle avale, ses muqueuses irritées lui rap­pel­lent le com­bat mené con­tre la résis­tance acharnée de son pro­pre corps, et ses genoux écorchés sont là pour ren­dre témoignage de son assiduité. Comme toute chose, le plaisir a son prix, et elle est prête à le payer.

Appelée par la phrase de Ste­fan dont les échos reten­tis­sent dans ses oreilles, elle se tourne vers lui, ses yeux grand ouverts. La tête posée dans la main droite, elle le regarde, prend son élan, et plonge vers les myr­i­ades d’ét­in­celles qu’elle voit grouiller au fond de sa nuit. Une chute ter­ri­ble la propulse vers le milieu d’un cratère où s’é­tend, à perte de vue, un lac d’une pro­fonde noirceur. Quand elle perce sa sur­face, la nuit éclate autour d’elle dans une douleur cristalline, et des giclées de jais éclaboussent les draps sur lesquels elle repose.

Seule au milieu de son délire, elle fonce à tra­vers des espaces illim­ités, luci­ole accueil­lie par des con­stel­la­tions incon­nues, dont le scin­tille­ment dans le noir rap­pelle celui de la lune sur des lames d’aci­er guet­tant dans l’ob­scu­rité. Sa chute se ralen­tit en vol, et, folâ­trant à tra­vers un océan de pureté cristalline, elle voit sur­gir de partout des images ren­dues solides par leurs inces­sants pas­sages à tra­vers ces cav­ernes. Devant elle, se dressent des rangées inter­minables de vis­ages où s’af­fichent la tristesse, la sérénité, la haine, la douleur, l’in­dif­férence, la couleur, le plaisir et la joie. Leurs yeux ray­on­nants sem­blent suiv­re son vol, et elle se rend compte qu’elle se trou­ve con­fron­tée à tous les vis­ages que Ste­fan a ren­con­trés à tra­vers les années. Elle en fait le tour, s’en rap­proche pour en exam­in­er les détails, essaie de devin­er qui étaient les hommes et les femmes dont le pas­sage a lais­sé plus que de vagues sou­venirs, et qui ont, de par leurs paroles, leurs sen­ti­ments, leurs actes, obligé les neu­rones à se trans­former, pré­parant le ter­rain à de nou­velles expéri­ences et altérant ain­si la per­cep­tion du monde. Prenant du recul, elle se demande si elle ne risque pas de trou­ver le sien quelque part par­mi ces légions silen­cieuses? Elle aurait aimé savoir quels change­ments leur ren­con­tre a déjà opéré sur la per­son­nal­ité de Ste­fan, quelles traces y lais­seraient leurs aven­tures futures. Mais elle décide de fer­mer les yeux et de ten­dre le bras vers l’homme couché. Cares­sant son front, elle prodigue des ten­dress­es à tous ces êtres qui ont façon­né la per­son­ne qu’elle aime.

Se rap­prochant, elle se penche sur le vis­age et répète son geste pour calmer le tour­bil­lon qui s’agite der­rière les parois si durs du crâne dont elle par­court les con­tours. Nathalie s’enivre à l’idée d’être à quelques cen­timètres de l’en­droit pré­cis où elle se sait présente, imag­inée, représen­tée, aimée. Le ray­on­nement de l’én­ergie qui par­coure sans cesse et sans relâche les cir­cuits vivants, le four­mille­ment des synaps­es offrant des voies tou­jours renou­velées aux influx nerveux, déclen­chant des réac­tions éter­nelle­ment var­iées, arrivent jusqu’à elle. Toute cette énergie l’at­tire, et elle charge de mes­sages pleins d’amour les courants dont elle se sait por­teuse. Elle les dirige vers le front qui s’é­tale sous ses doigts et où leur pas­sage laisse une trace indélébile.

Ste­fan se calme presque aus­sitôt et la ten­sion dis­parait, mais Nathalie ne cesse pas pour autant ses caress­es. Les boucles de sa crinière déliée tombent dans le vis­age de l’homme allongé, et chaque effleure­ment recèle une telle dose de volup­té qu’il lui cause des démangeaisons insup­port­a­bles, telle­ment sa peau répond aux mes­sages de Nathalie. Ste­fan essaie de se met­tre à l’abri de cette toi­son, ten­dant ses mains pour pro­téger son vis­age des cheveux dont le con­tact le fait tres­sauter. Il n’ar­rive pas à les attach­er der­rière les oreilles, et comme ils con­tin­u­ent à lui brûler les nerfs, il répète ses mou­ve­ments, de plus en plus rapi­de­ment, et finit ain­si par ren­dre ses caress­es à Nathalie. Enlacés, ser­rés dans les bras de l’autre, leurs corps ne font plus qu’un. Le grand lit tout blanc sem­ble tout d’un coup agité par des vagues qui sur­gis­sent de partout, et l’homme et la femme sont emportés par la houle vers des con­trées mouil­lées, bercés dans des étreintes éter­nelle­ment répétées.

« ...surgissant de partout, roulant l’homme et la femme dans des étreintes éternellement répétées... »
« …sur­gis­sant de partout, roulant l’homme et la femme dans des étreintes éter­nelle­ment répétées… »

Quand Nathalie ouvre ses yeux pour les rem­plir du spec­ta­cle du corps nu col­lé con­tre le sien, elle se rend compte que Ste­fan la regarde :

« Ça va, mon cœur ?

– Oui, ça va »

Une pause suit cette réponse. Nathalie sent le besoin de son amant de pour­suiv­re, de ne pas laiss­er tarir la con­ver­sa­tion amor­cée. Elle ne dit rien, atten­dant la suite, prom­enant ses regards des yeux à la bouche, faisant le tour des lèvres comme pour les enfer­mer dans un cer­cle mag­ique, comme pour y con­jur­er les paroles.

« Je voudrais me dis­soudre sous tes caress­es, Nathalie. Tan­tôt, au restau­rant, tu m’as fait peur. Tout d’un coup, tu as eu l’air si indif­férente, comme si tu voulais me dés­abuser de mes sen­ti­ments. Et moi qui étais encore sous le charme de la musique, qui croy­ais plan­er à côté de toi. C’était brusque. Et puis le retour, et ton sourire, et tes yeux que j’ai sen­tis sur les miens, tes lèvres dont je raf­fole et qui se sont posées sur les miennes, et dont j’aimerais porter la mar­que éter­nelle­ment, tes doigts dans les miens, et jusqu’à l’étoffe de ton blou­son con­tre mon bras. Tu me fais vrai­ment voir de toutes les couleurs.

– Le rouge, mon cœur, c’est évidem­ment le sang que je sens cir­culer sous ta peau, c’est la couleur de ton gland quand je l’ai trop sucé et trop bran­lé, ou encore celle qui rem­plit le blanc de tes yeux après une nuit où tu as trop peu dormi.

Le bleu, c’est la couleur qu’on prête au ciel où je compte te men­er quand je te chevauche, ou encore celle de la par­tie du ciel où tu résides, toi avec qui je m’envoie en l’air.

Le vert, c’est celle des herbes qui auront lais­sé leur mar­que sur mes fess­es, l’été, quand on aura roulé dedans et quand tu auras pesé de tout ton poids sur mon corps affamé du tien. C’est celle du tableau qui se trou­ve dans la cham­bre de ma fille, à côté de son bureau, et sur lequel j’ai dess­iné un cœur avec nos ini­tiales dedans. C’est la vague d’eau de mer qui se ren­verse avant d’arriver à la côte et dans laque­lle rouleront nos désirs.

Le jaune, c’est le soleil dans le ciel de Mont­pel­li­er qui brillera pen­dant tes vis­ites près de moi, c’est la lune aus­si qui luira sur nos sor­ties noc­turnes et qui illu­min­era nos pas quand, après une nuit passée à la plage ou dans les bois, nous ren­trons à l’appartement où notre lit nous atten­dra. C’est encore le sable qui brûle sous nos pas, au mois d’août, quand le soleil éblouira nos yeux à tra­vers les reflets sur les pages trop blanch­es du livre que nous lirons ensemble.

Le brun, c’est la couleur de ta peau au bout de l’été qu’on aura passé sur la plage de Palavas, c’est celle encore de mes poils que j’adore met­tre sous ton nez pour que tu te ren­des compte de l’effet que tu me fais en me regar­dant ainsi. »

Elle empoigne son oreiller et le lance con­tre Ste­fan qui, pris à l’improviste, subit un pre­mier coup avant d’avoir le réflexe de se cou­vrir la tête. Puis, il prend l’autre oreiller pour se défendre des coups pré­cis que Nathalie lui assène, essayant de pass­er à l’offensive. Le com­bat est entre­coupé de rires, de cris et d’éclairs jetés par des yeux avides de la nudité de l’autre.

Essouf­flés, ils se lais­sent tomber sur le mate­las où leurs mains se cherchent et s’en­la­cent, geste devenu fam­i­li­er au cours des heures passées ensemble.

xxxix. twilight kingdom